La race dans la philosophie et dans la science aujourd’hui
Du XVIIIe jusqu’au milieu du XXe siècle, de nombreux auteurs européens ont cherché à associer l’inégalité raciale humaine à des traits physiologiques ou phénotypiques visibles. Rétrospectivement, les différentes théories s’avèrent être autant de formes de rationalisation a posteriori des inégalités sociales. Toutefois, l’idée que c’est le corps qui produit ou qui cause la personne, un présupposé fondamental du naturalisme moderne, a contribué de façon importante à ce que cette rationalisation ait pu paraître comme un modèle exemplaire du raisonnement scientifique.
Or, aujourd’hui, aucun membre de la communauté scientifique ne prend plus au sérieux l’idée selon laquelle il existerait des différences raciales essentielles à l’intérieur de l’espèce humaine, ou qu’il y aurait des « sous-types » de l’espèce, que la classification raciale réussirait à « découper la nature à ses jointures1 ». Ce rejet du réalisme racial par la communauté scientifique a été officiellement instauré dans la déclaration de 1950 de l’Unesco sur la question de la race, signée par Claude Lévi-Strauss entre autres2. Il a été approfondi dans les décennies suivantes, par exemple dans les recherches de Richard Lewontin du début des années 19703, prouvant que la différence entre deux individus de « races » différentes n’est pas plus grande en moyenne que celle entre deux individus de la même race sélectionnés au hasard. La race est donc exposée comme catégorie populaire, comme un folk-taxon, sans aucune validité scientifique.
Il est vrai que, récemment, les résultats de Lewontin ont été mis en question par des chercheurs qui ne sont pas, eux, des idéologues racistes4. Et personne ne va douter que les individus appartenant à des populations de différentes régions du globe tendent à partager des traits physiques les uns avec les autres, qu’en moyenne un Nigérian ressemble moins à un Suédois qu’il ne ressemble à un autre Nigérian. Mais nous n’avions pas besoin de la science pour nous informer de cela, et ce n’est pas non plus la science, mais plutôt l’analyse conceptuelle, qui peut nous expliquer pourquoi ce fait évident – la différence apparente entre un Nigérian et un Suédois – ne nous révèle aucune frontière réelle, aucun « joint » de la nature.
Comme l’explique bien Naomi Zack5, on a tort de croire que le jugement de différence raciale relève d’une perception directe des traits physiques phénoménalement saillants. C’est plutôt l’inverse : on juge d’abord qu’il y a une différence essentielle interne, et on cherche ensuite des différences physiques perceptibles pour ancrer cette différence invisible supposée. C’est pour cette raison que les spécialistes en philosophie critique de la race préfèrent aujourd’hui parler de catégories « racialisées » au lieu de parler de « catégories raciales » ou de « races ». Il est vrai que l’on peut facilement distinguer un Nigérian d’un Suédois, et, souvent, un Américain blanc d’un Africain-Américain, d’après le phénotype. Cette facilité est toutefois loin d’être la règle dans l’histoire du racisme, et ce qui est à l’œuvre le plus souvent, c’est une exagération ou même une simple invention des différences physiques inspirée par le jugement préalable d’une différence essentielle, comme c’était le cas pour les Juifs en Europe dans la première moitié du XXe siècle, ou pour les nomades kazakhs en Mongolie aujourd’hui6. Les Juifs, pour prendre l’exemple le mieux connu, ont donc été racialisés à un moment de l’histoire, et déracialisés à un autre7.
Le cas des Arméniens est aussi un bel exemple de cette malléabilité de la race, comme l’a montré Francisco Bethencourt dans son livre de 20138. Sur les réseaux sociaux, il y a beaucoup de bruit dernièrement à propos de la question de savoir si Kim Kardashian est une « personne de couleur » ou non. Si elle ne l’est pas, la sagesse populaire nous en instruit : elle est coupable du crime de blackface contemporain pour avoir osé se montrer en public en laissant paraître dans ses vêtements, ses cheveux, ou à travers ses gestes, certains signifiants de la culture africaine-américaine. La majorité des jeunes Américains l’ont condamnée, la traitant de femme blanche qui fait semblant d’être noire. Parallèlement à cette discussion, des années de persécution et de préjugés contre les Américains d’origine iranienne – culminant dans la décision de l’administration Trump de les mettre sur une liste noire qui rend difficile leur retour dans leur nouveau pays – ont donc eu comme effet de « coloriser » les Irano-Américains9. Nous sommes donc arrivés à un point, dans ce contexte local américain, où les Arméniens sont blancs et les Persans sont « de couleur » : ce jugement ignore clairement des questions historiques et religieuses qui précèdent de loin toute l’histoire des États-Unis. Mais cette histoire parle tout de même à travers leurs jugements, et les Américains prennent à tort ces jugements pour de simples descriptions des traits physiques. C’est cela, la « magie » du racisme : faire voir des preuves de ce que l’on soupçonnait déjà exister sans pouvoir le voir, faire apparaître dans le corps ce que l’on attribuait déjà à l’âme.
Les âmes, les corps et les ethnocentrismes
Bruno Snell a posé comme argument au milieu du siècle dernier10 qu’il manquait aux Grecs à l’époque d’Homère une idée concrète du corps, les premières occurrences du mot soma étant synonymes de « cadavre ». D’après lui, une telle idée apparaîtrait seulement au moment où l’idée complémentaire de l’esprit commence à se figer. Ainsi, pour qu’un individu se conçoive comme étant dans un corps, comme embodied11 (incarné), il faut qu’il soit d’abord capable de se concevoir comme étant un sujet immatériel, ou au moins pneumatique, capable d’être localisé dans un corps. Or de nombreux penseurs de diverses traditions ont bel et bien pu concevoir des sujets sans corps, ce qui nous montre que l’idée de l’esprit n’implique pas toujours celle d’un esprit incarné. Cela est particulièrement clair dans la doctrine souvent appelée « dualisme », associée surtout au nom de René Descartes. La capacité de penser l’esprit indépendamment du corps a souvent été considérée comme un accomplissement singulier de la réflexion abstraite propre aux Occidentaux, comme une capacité rare parmi les êtres humains de penser au-delà des données de l’expérience perceptuelle. Malgré l’argument de Snell, on a souvent présumé dans la tradition philosophique occidentale que c’est avec la donnée certaine du corps que nous commençons, et que ce n’est qu’ensuite, après un grand effort intellectuel, et peut-être aussi avec l’assistance divine, que nous découvrons le secret de l’esprit.
L’histoire des contacts transatlantiques, qui commence à la fin du XVe siècle, peut nous aider à mieux comprendre ce qui est vraiment particulier dans la pensée européenne sur le rapport âme-corps. À partir des premières rencontres des Espagnols chrétiens-aristotéliciens avec les indigènes américains, nous détectons une confusion réciproque concernant les engagements ontologiques fondamentaux de l’autre groupe. Prenons un exemple classique, et peut-être déjà un peu épuisé. Claude Lévi-Strauss, dans son ouvrage Race et histoire (1952), parle des peuples indigènes des Grandes Antilles qui, au XVIe siècle, « s’employaient à immerger des Blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction12 ».
L’interprétation la plus commune de cette histoire aujourd’hui bien connue, c’est que, alors que les Européens soupçonnaient souvent les Américains d’être des animaux, les Américains pour leur part prenaient les Européens pour des dieux et avaient ainsi du mal à croire que les corps des Européens fussent des corps naturels dans le sens usuel du terme. Il serait utile toutefois de compléter cette explication avec ce qu’a écrit Eduardo Viveiros de Castro sur les conséquences du premier contact colombien : il s’agit ici précisément d’un choc entre deux ethnocentrismes, ou, pour l’exprimer autrement, entre deux « régimes ontologiques13 ». Dans le régime européen, l’âme est la « dimension marquée », l’élément fondamental pour qu’un être quelconque puisse prétendre être inclus dans l’espèce humaine. Pour les Européens, la corporéité d’un tel candidat n’est jamais mise en question : c’est le corps qui est certain. Pour l’Américain, par contraste, il n’y a jamais eu de doute sur le fait que les Européens avaient une âme, et néanmoins cela ne leur accorde pas en soi le statut d’êtres humains, car il faut également établir que leur corps apparent est un corps réel.
Nous avons aujourd’hui le réflexe de dénoncer l’absurdité du doute du conquistador quant à l’humanité des Américains qu’il était en train de vaincre et d’annihiler. Nous voyons rétrospectivement que ce doute résulte d’un ensemble d’engagements ontologiques locaux ; autrement dit, nous sommes capables aujourd’hui de démasquer l’ontologie des Espagnols comme rien d’autre qu’un ethnocentrisme. Mais le caractère écrasant et total de la conquête nous ...