Theaterpraxis zwischen Tradition und Zeitgenossenschaft Pratiquer le théâtre entre tradition et contemporanéité
Bertolt Brecht en Afrique
Si loin si proche
Ramsès Bawibadi Alfa
Deutsche Zusammenfassung: Seite 76
Tout au long de sa vie et de sa carrière, rien de tangible n’a semblé rapprocher Bertolt Brecht du continent africain. Aucune référence claire à ce continent n’est perceptible à première vue dans son œuvre, et le continent, quant à lui, le lui rend bien car, au regard de la programmation scénique, on ne pourrait pas citer Brecht comme un auteur des plus joués au théâtre en Afrique. Et pourtant, le charme qu’exercent Brecht et son œuvre sur le continent est notoire. Le regard panoramique qu’il a toujours eu sur le monde, son intérêt pour les cultures étrangères, et les emprunts dont regorge son œuvre parlent pour lui. Brecht n’est donc pas si éloigné que ça de l’Afrique, encore moins du Togo. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer l’intérêt suscité par l’œuvre de Brecht aussi bien en milieu universitaire que dans l’écriture et l’interprétation théâtrale. Que ce soit pour des mises en scène, des publications, des mémoires, ou encore des thèses de doctorat, Brecht a souvent offert de la matière pour les chercheurs et les créateurs. Son œuvre a eu beaucoup d’influence sur les intellectuels et les écrivains du continent. Nul ne peut donc nier que Bertolt Brecht est bel et bien présent en Afrique, et cette simple présence revendique une place, si infime soit-elle, dans l’univers poétique et théâtral africain et togolais en particulier. Par quels mécanismes un auteur comme Bertolt Brecht s’est-il retrouvé sur le continent africain ? Dans quelle mesure peut-on évoquer sa présence en Afrique et au Togo, et quelle place éventuelle pourrait être la sienne dans l’univers dramaturgique continental et togolais ?
L’arrivée de Brecht en Afrique
En l’absence d’une réponse claire, nous pouvons nous permettre quelques supputations en interrogeant des contingences historiques qui nous paraissent incontournables pour tenter d’élucider par quels mécanismes la littérature allemande en général, et l’œuvre de Brecht en particulier, se sont retrouvées en Afrique et au Togo.
Tout comme beaucoup d’auteurs européens classiques, il y a de fortes chances que Bertolt Brecht se soit retrouvé en Afrique par la force des liens historiques. Après les indépendances, l’école, construite sur le modèle européen, n’a pas fondamentalement changé en ce qui concerne le choix et l’organisation des cycles d’enseignement, des contenus pédagogiques, de la langue d’enseignement, etc. Ceux-ci restent un héritage colonial et malgré l’introduction progressive d’auteurs africains dans les études littéraires, écoles et universités continuent de faire la part belle aux auteurs occidentaux. Il ne serait donc pas étonnant que Brecht et d’autres auteurs classiques aient été sollicités pour représenter la littérature allemande, au même titre que Molière, Victor Hugo, Musset et autres, pour la littérature française.
Les liens de coopération culturelle entre les anciennes colonies et leurs anciennes métropoles ont été matérialisés par la création, partout sur le continent, d’écoles, de centres culturels ou encore d’instituts, autant de lieux de vulgarisation de la culture des anciennes puissances. Au Togo, le symbole de la coopération culturelle avec l’Allemagne est indéniablement le Goethe-Institut, véritable salle des trésors de la culture allemande. Grâce à sa riche médiathèque, le centre culturel allemand offre une grande variété de possibilités au public, et notamment aux étudiants, aux chercheurs et aux artistes. Il aurait été tout simplement étonnant de ne pas y trouver, au rayon théâtre, les œuvres de Brecht, l’un des plus grands dramaturges allemands de tous les temps. La décennie allant du milieu des années 1990 au milieu des années 2000 sera celle de la révélation de Brecht au public togolais grâce à de régulières mises en scène de ses pièces. En 1998, dans le cadre du jubilé de son centenaire, la tournée de son œuvre à travers l’Afrique a servi à mieux le faire connaître. Enfin, sa figuration au programme des départements d’allemand et de lettres modernes de l’université de Lomé est un signe supplémentaire de l’importance de Brecht au Togo.
Influence de Brecht sur les créateurs en Afrique
En créant une théorie théâtrale où le culturel, le social et le politique tirent leur liberté de l’expression populaire, Brecht s’est taillé, malgré lui, une place dans la dramaturgie africaine. Dans certaines cultures africaines, la forme originelle du jeu théâtral est le conte. Le conte n’est pas qu’une simple histoire qu’on raconte. Dans bien des contrées, le conte est aussi action, en ce sens qu’il est dit, vécu, chanté et mimé. Le fait que le conte ne se dise pas à n’importe quelle heure de la journée ni à n’importe quelle période de l’année en fait un art conscient, préparé et exercé à dessein. Le conte, avec la subtilité de ses personnages, est aussi l’occasion de mettre à nu certains sujets politiques, de passer en revue et de critiquer les pouvoirs en les singeant et parfois même en les tournant en dérision. Tout comme chez Brecht, il vise à faire réfléchir son public sur les sujets abordés. Brecht a lui-même été très attentif aux formes populaires de spectacles et d’écrits, qu’il s’agisse du théâtre, du conte, de la danse ou de la chanson.
Bertolt Brecht incarne tout d’abord le théâtre révolutionnaire, marxiste. Pour lui, le populaire s’apparente à la défense des ouvriers et le théâtre, tout en étant un art à part entière, est aussi un outil qui montre au public un monde à transformer.
En Afrique, les peuples luttent encore aujourd’hui pour plus de liberté, d’égalité et de démocratie. Nombre de régimes africains ne sont pas sans rappeler les régimes totalitaires que Brecht a combattus. Des milliers d’Africains, obligés de fuir leurs pays à cause de leurs idées, font penser à l’engagement politique de Brecht et à sa vie d’exilé. Estce dû au fait qu’elle soit née en grande partie au cours de sa cavale que l’œuvre de Brecht porte cette verve qui inspire tant les peuples en lutte ? En tout cas, bon nombre d’écrivains, dramaturges, metteurs en scène et acteurs africains y trouvent les réponses à pas mal de questionnements, ainsi que les mécanismes du langage idéal pour montrer « une Afrique qui est à transformer ».
En s’inspirant de Brecht, Kateb Yacine abandonnera lentement le monde du tragique pour s’orienter vers un théâtre populaire qui, utilisant les mêmes armes et outils, se voudra une leçon de sciences politiques. Bertolt Brecht a marqué le théâtre dans les pays arabes, surtout à partir des années soixante. Adaptations, traductions et réécritures allaient donner à lire un auteur, certes contesté par les dirigeants politiques, mais adopté par de nombreux metteurs en scène qui découvraient ainsi une nouvelle écriture dramatique et scénique et une portée politique et idéologique singulièrement socialiste.1
En Afrique subsaharienne, l’inspiration brechtienne est également perceptible chez bon nombre d’écrivains majeurs. Wole Soyinka est l’un des premiers à y avoir été sensible. Soyinka réactualise la tradition Yoruba avec Brecht en toile de fond, faisant ressortir les éléments dramatiques qui interviennent dans les traditions africaine et européenne, mais avec des fonctions poétiques différentes. Sa pièce l’Opera Wonyosi est une libre adaptation de l’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht. Il s’agit d’une satire de l’opportunisme, de la corruption et des abus de pouvoir dans une société obnubilée par les pétrodollars et par le wonyosi, étoffe d’un prix exorbitant portée comme symbole de réussite par les « en-haut-de-en-haut »2.
Sony Labou Tansi, quant à lui, se sert de l’histoire comme fondement de son drame pour étayer ses problèmes du moment, ainsi que le préconise Brecht. Ses personnages sont des êtres issus du bas peuple et le héros peut aussi bien être le paysan que l’instituteur ou l’ombre d’un mort qui n’a aucun passé particulier. C’est donc l’histoire qui fait les grands hommes et non les grands hommes qui font l’histoire. Le personnage se fait tout en transformant et en se transformant, comme chez Brecht. L’exploitation du rituel africain à des fins dramatiques, tant au niveau structurel que sémantique, ajoutée à une recherche dans le patrimoine symbolique nègre, confère au drame de Sony Labou Tansi une tonalité à la fois narrative et épique. La fable dramatique prend une couleur locale pour tendre vers le fameux « gestus social » universel de Bertolt Brecht.
Au Togo, le théâtre moderne a tout l’air, lui aussi, d’être bâti sur des bases brechtiennes. Sénouvo Agbota Zinsou, que l’on reconnaît comme le précurseur du théâtre moderne au Togo, revendique Brecht. Dans son texte autobiographique « Le Témoin d’Agbenoxevi », il raconte comment la théorie de la distanciation de Brecht l’a amené à jouer ses pièces avec moins d’identification3. L’essentiel de son œuvre, qui puise dans les valeurs oratoires du terroir togolais, cadre bien avec le moule du théâtre épique. Chez Zinsou, le fait de partir du conte pour écrire des pièces de théâtre est en soi un formidable procédé épique, où la distanciation prend déjà corps dans le mot. Les vérités sont dites sans être dites, les mots sont choisis exprès pour ouvrir un large champ d’interprétation. Le cerveau humain est sollicité pour démêler l’intrigue comme chez Brecht. La distanciation dans le jeu se fait par des allers-retours incessants entre interprétation et narration. On voit donc l’acteur jouer le personnage, et brusquement s’en refuser en n’étant que le raconteur qui ne parle plus en son propre nom, le tout entrecoupé de chants. Ce procédé qui consiste en le passage d’un genre narratif (conte, nouvelle) à un genre dramatique, les deux entremêlés d’éléments poétiques, gnomiques et didactiques, a fini par se vulgariser au point de devenir un genre à part entière : le conte théâtralisé.
Avant Zinsou il y avait le concert-party, le théâtre populaire togolais, s’il en est, d’après Togoata Apédo-Amah. « Les comédiens auteurs et le public émanent de ce qu’il est convenu d’appeler le peuple dans une société de classes. »4 Les maquillages grotesques, le jeu très démonstratif, le chant, le burlesque et le comique rapprochent étonnamment le concert-party du théâtre épique, comme le souligne Kangni Alem qui, du reste, peut se définir lui-même comme l’écrivain togolais des bas quartiers. Kangni Alem emprunte beaucoup à cette dramaturgie populaire du concert-party. Chez lui, chaque écrit, qu’il soit récit ou drame, est un conte populaire des temps modernes dont les héros sortent tout droit des moisissures des quartiers malfamés comme lui seul sait les mettre en évidence. Kangni Alem, Kossi Efoui et bien d’autres, cette nouvelle génération d’auteurs, qu’Apédo-Amah a surnommées « les tractographes » pour leurs idées révolutionnaires, et qui a repris le flambeau de l’écriture théâtrale au Togo dès les années 1990, n’échappe pas à Brecht, nourrie par la somme de tout ce qui ramène à lui, de Kateb Yacine jusqu’à Agbota Zinsou, en passant par Sony Labou Tansi.
Sur les scènes togolaises
Il serait difficile d’établir une chronologie exacte des pièces de Brecht jouées au Togo, mais une chose est sûre : sur la scène théâtrale togolaise, Bertolt Brecht a souvent eu la parole.
La Bible est l’une des premières pièces de Brecht qui a été jouée, présentée par le Théâtre national. Le nombre des acteurs au contact de Bertolt Brecht s’est élargi au début des années 1990 à travers d’un stage de théâtre donné au Théâtre national par le metteur en scène allemand Lukas Hemleb venu présenter La noce chez les petits bourgeois. Plus tard, Kangni Alem mettra en scène Mère courage et ses enfants au Goethe-Institut de Lomé.
À partir de 1996, en collaboration avec sa troupe de théâtre, la Compagnie Louxor,...