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Des hauts-fourneaux
à la tête de l’Europe
« Mes parents ont toujours travaillé. »
ÀBelvaux, petite ville du bassin minier luxembourgeois, la rue d’Etz est une longue ligne droite, le long de laquelle sont alignées de petites maisons d’ouvriers sur deux étages. Certaines ont été reconstruites, agrandies. D’autres repeintes de couleurs pastel.
En haut de la rue, la boulangerie Welcome, tenue par des Portugais, vend des brioches fourrées à la crème, comme au Portugal, et des petits pâtés en croûte au Riesling, eux bien luxembourgeois. Au café The Face, deux Français descendent des whiskyCoca en plein après-midi. Frontaliers, comme 42 % de ceux qui travaillent au Luxembourg1 et 2, ils vivent côté français, découragés par les prix de l’immobilier luxembourgeois. Derrière le bar, une serveuse slovène a apporté du gâteau pour son anniversaire. L’Europe ici s’apprécie au quotidien.
À Belvaux, se raconte aussi l’histoire de ce type qui, buvant une bière, discutait avec son voisin de comptoir et lui demanda ce qu’il faisait dans la vie. « Moi, je suis Premier ministre… » On ne sait pas si l’histoire est vraie mais elle pourrait l’être.
Au début des années 2000, les étrangers qui venaient rencontrer le Premier ministre au Luxembourg s’étonnaient de la fenêtre de son bureau donnant sur la rue. On aurait pu y toquer pour dire bonjour. Jean-Claude Juncker est comme ça. Un type sympa, un voisin de comptoir fidèle à ses origines. Il est affable, c’est à cela qu’il doit sa carrière.
On en mesure l’envolée en redescendant un peu plus bas le long de la rue d’Etz. Au numéro 148, une maison crème à la façade lavée par les années. C’est là qu’a grandi le président de la Commission européenne3. C’est là, sur les cinq marches qui mènent à l’entrée, qu’il se souvient avoir regardé les ouvriers partir au travail, parmi lesquels son père. C’est de là, raconte-t-il, qu’il entendait les sirènes des hauts-fourneaux que l’on aperçoit encore côté jardin.
La boîte aux lettres du numéro 148 porte plusieurs noms. Comme à l’époque où sa famille partageait le bâtiment et sa salle de bains avec un couple d’instituteurs à l’étage et un immigrant italien qui vivait dans la mansarde. Sur le trottoir d’en face, la station-service. Autrefois, elle était plus haut dans la rue. Juncker venait y donner un coup de main. C’est là qu’il a fait ses premiers petits boulots. Travailler. « Mon père a toujours travaillé, ma mère a toujours travaillé… » À ce souvenir, sa voix se brise en conférence de presse. « Moi aussi j’ai toujours travaillé… » Fils du bassin minier devenu secrétaire d’État à 28 ans, puis Premier ministre et enfin président de la Commission européenne…
Fils d’ouvrier. Fils de syndicaliste. Ainsi le dit la biographie officielle. C’est son oncle, syndicaliste lui aussi, qui lui a mis le pied à l’étrier en politique. Le roman familial a été un peu retravaillé. Le père de Juncker n’était pas ouvrier, mais plutôt contremaître4 en charge de la sécurité sur le site des hauts-fourneaux. La nuance importerait peu s’il n’en avait pas fait la caution de ses engagements sociaux. « À 17 ans, en pleine rébellion, je flirtais avec la IVe Internationale et j’expliquais à mon père et à ma mère que leur vie bourgeoise, à mes yeux, ne représentait rien du tout », assure-t-il à un journal luxembourgeois.
Jean-Claude Juncker a choisi de se définir en fils du pays minier. Lorsque, le 6 février 2002, il est fait grand officier de la Légion d’honneur, le président Jacques Chirac rappelle l’engagement syndical du Premier ministre luxembourgeois qu’il félicite d’avoir donné « l’impulsion à cette Europe sociale ». Pas un mot sur l’activité financière moteur de la croissance luxembourgeoise. Lors du déjeuner qui suit à l’Élysée, personne ne mentionne ce rapport publié quelques jours plus tôt par deux jeunes députés français – Montebourg et Peillon – qui taxe le Luxembourg de « paradis bancaire au sein de l’Union européenne ». Avoir un double visage permet de présenter dans chaque occasion celui qui sied le mieux.
En septembre 2015, Juncker s’affiche comme l’homme de tous les combats sociaux alors qu’il intervient lors du congrès de la Confédération européenne des syndicats à la Mutualité. « Pour moi, vieux jeu, le contrat de travail normal est un contrat à durée indéterminée… », déclare-t-il au pupitre. « Il n’est pas normal que les contrats de travail atypiques (CDD, intérim…) soient en train de devenir typiques. » À côté de tous les syndicats invités ce jour-là, de tous les intervenants, celui qui a fini brouillé avec les syndicats de son pays est le plus applaudi. Capitaliste rhénan plutôt old school, il a l’intelligence de comprendre qu’il ne faut pas humilier les salariés et leurs représentants. Double face encore.
« Réformer, ce n’est pas se vautrer dans je ne sais quel délice du néolibéralisme… » Toujours à la Mutualité, Jean-Claude Juncker s’en prend à ceux qui affichent « une volonté féroce de tout vouloir flexibiliser ». Finie la concurrence des travailleurs déplacés, le nouveau président de la Commission européenne veut faire instaurer « un socle de droits sociaux minimum », un cordon sanitaire pour protéger les travailleurs. « À même travail, les mêmes salaires et les mêmes droits. » Ce jour-là, Juncker qui, à la tête de l’Eurogroupe, a donné son aval à tant de plans d’austérité en Europe, se fait applaudir en proposant aux syndicats de les défendre… contre les dérives de l’Europe qu’il a mise sur pied, le tout à la Mutualité, qui a abrité tant de réunions politiques et de grands combats sociaux et qui est maintenant gérée par un opérateur privé5… Double face, toujours.
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Bienvenue au Luxembourg,
pays le plus riche du monde
« Un pays né de la grande pauvreté. »
C’est un drôle de pays que le Luxembourg. Tout le monde en connaît le nom, plus rares sont ceux qui y sont allés. « Je ne saurais même pas le placer sur une carte », nous disait un banquier d’affaires américain pourtant familier du magnétisme qu’exerce ce pays sur les plus fortunés.
Si l’image que nous en avons est aussi floue, c’est notamment dû à la rapidité à laquelle le pays s’est réinventé.
Au début du XXe siècle, le Luxembourg vit une misère noire. De France, on en connaît alors surtout les bonnes, Luxembourgeoises qui arrivent perdues gare de l’Est, les aides allemandes ayant été massivement renvoyées par leurs employeurs français après la guerre de 18701. Des familles s’exilent aussi vers l’Amérique du Sud et les États-Unis.
L’essor de la sidérurgie va sortir le Luxembourg de ce dénuement, mais la mémoire collective y porte encore les traces d’années de misère endémique, observe l’historien luxembourgeois Claude Wey. « Pays né de la grande pauvreté, devenu riche grâce à une mono-industrie, il prolonge cet état à travers une monoactivité2 », l’essor de l’industrie financière.
Le Luxembourg est aujourd’hui le pays le plus riche par habitant3. Cette richesse, vous la respirez à des petits détails. Le salaire minimum est le plus élevé d’Europe : 1 900 euros par mois, l’équivalent du salaire médian en France. Les publicités des magazines vantent les services de gestionnaires de fortune. Cette nouvelle fortune se vit décomplexée. Quand le ministre de l’Économie Étienne Schneider part retrouver Arnaud Montebourg en vacances, le Français lui demande d’avoir la discrétion de ranger sa Rolls-Royce dans la rue d’à côté4.
Dans les environs de Redange, près de la frontière belge, où Jean-Claude Juncker est né en 1954, les voitures de sport et autres modèles automobiles de luxe garés devant les fermes aujourd’hui sont loin des véhicules que l’on croise dans les campagnes françaises ou norvégiennes. C’est l’opulence. Quant à la ville de Luxembourg, vous y voyez des grues un peu partout. En 2015 encore, la croissance économique du pays devrait s’établir à 4,7 %5, qui dit mieux ?
Dans la capitale, le plateau de Kirchberg est probablement le quartier qui raconte le mieux les dernières décennies. Verte campagne il y a un demi-siècle – le grand-duc allait y chasser la perdrix6 –, il était occupé par des maraîchers jusqu’à ce que les bâtiments des institutions européennes s’y installent au début des années 1960, avant d’être rejoints par des banques de tous pays à partir des années 1990. Trente-cinq mille personnes y travaillent de nos jours. Si les propriétaires des champs de choux et de pommes de terre sont riches aujourd’hui, c’est grâce à la valeur qu’ont prise les terrains. Et si on y compte les patates, c’est au sens figuré. La large avenue Kennedy qui fend le plateau est bordée de compositions de miroirs géants et d’aluminium, aux enseignes des différentes banques, parmi lesquelles désormais quelques grands établissements chinois. Des sculptures géantes de Jean Dubuffet, Fernand Léger ou Frank Stella marquent les lieux et leurs ambitions. Des 143 banques aujourd’hui installées dans le pays, beaucoup sont ici. Les « services financiers » représentent ainsi plus d’un tiers des revenus du pays7. En 2014, 3 905 fonds d’investissement étaient domiciliés au Luxembourg8 et on estime à 3 500 milliards le montant des actifs sous gestion dans le pays9. Derrière d’a...