FREUD EXILÉ À VIENNE
Mais ce regard qui contemple l’humanité est sombre ; il est devenu tel parce qu’il a vu trop de choses sombres…
Stefan Zweig, La guérison par l’esprit
Toute vision se change en contemplation, toute contemplation en réflexion, toute réflexion en association, de sorte que l’on peut dire que chaque fois que nous jetons un regard attentif sur le monde, nous faisons déjà de la théorie.
Goethe, cité par Stefan Zweig, La guérison par l’esprit
Venir à Vienne parler de Freud ! C’est en ces termes que l’on me fit part du projet de ce colloque. A Vienne, parler de Freud !
Cela tombait raide comme un couperet et ne pouvait que m’émouvoir. Qui, intéressé par la psychanalyse, resterait insensible à un tel appel ?
Et déjà les valises de ma pensée s’ébrouaient, chassaient la poussière du placard. Et déjà se profilait un argument, ces quelques mots d’un possible viatique : “ Freud exilé à Vienne ”.
On appelle cela un intitulé, un titre, un thème de conférence. C’est censé donner la couleur, mettre au parfum, susciter l’intérêt de l’autre.
Mais de quel chapeau l’ai-je tiré ce titre ? Puis-je seulement dire que je l’ai énoncé comme tel, cette fois-là ?
A vrai dire, j’ai plutôt le sentiment que je n’avais rien formulé de tel. Mais, assurément, j’avais mentionné quelques directions. J’avais parlé des émigrants, des personnes que l’on dit “ déplacées ”, des étrangers, de l’exil… En somme, ce qui se frayait un chemin, c’était l’idée de questionner le lien que Freud avait tissé avec ce lieu qui s’appelle Vienne et où il a vécu et travaillé pendant 78 ans. Un lieu, comme vous le savez, dont il n’a cessé de souligner les défauts.
Va donc pour “ Freud exilé à Vienne ”.
Quand le vin est tiré, dit-on, il faut le boire. J’avais consenti à cet intitulé et il me fallait l’assumer. Mais par quel bout commencer, sur quelle ficelle signifiante tirer pour qu’un dire s’émancipe et déploie sa surprise ?
Pourquoi ne pas partir du “ lieu ”, du lieu comme concept ?
Si Vienne est un lieu géographique, si Vienne est aussi un lieu particulier dans l’espace-temps de l’histoire et de la culture européenne, ce que personne ne peut nier aujourd’hui, qu’est-ce donc que Vienne pour Freud ?
Cette Vienne-là, la freudienne, n’est pas seulement celle que les livres révèlent. Elle ne peut l’être pour une raison d’évidence : la Vienne de Freud n’est pas qu’une entité extérieure au sujet Freud ; la Vienne de Freud ce serait plutôt l’écart, l’intervalle, cette sorte de distance, honorable peut-être, que Freud a conservée vis-à-vis de la cité bouillonnante de son temps. Et cette distance est éminemment critique.
Bien des auteurs se sont penchés sur la complexité de ce rapport. Bien sûr des rapprochements ont été opérés et si l’on reste humble, si on ne s’égare pas trop dans des interprétations abusives, on ne peut que demeurer dans l’étonnement, dans la perplexité. Certes, ces dits rapprochements ouvrent assurément des pistes, mais aucune voie impériale ne parvient à rendre compte des raisons ultimes d’un tel désamour.
Si l’on se risque soi-même, après tant d’autres, à fomenter encore l’une ou l’autre hypothèse, elle s’ajoute aux précédentes et le sujet Freud garde de plus belle son mystère.
J’irai néanmoins de ma petite brique à l’édifice.
Dans une lettre à Fliess datant du 11 mars 1900, Freud écrit ce qui suit : « J’ai voué à Vienne une haine personnelle et, à l’inverse du géant Antée, je prends des forces nouvelles dès que je pose les pieds hors du sol de la ville où je réside. Je me vois, cette année, contraint de renoncer à l’éloignement et à la montagne à cause des enfants. Je serai obligé de contempler encore Vienne du haut de Bellevue ».1
Je partage, dans l’ensemble, l’analyse de Lydia Flem2 qui fait de Vienne le lieu de projection de toutes les insatisfactions de Freud. Elle l’énonce en ces termes :
Mauvaise mère ou maîtresse sans talents, il lui adresse des plaintes et des reproches comme s’il s’agissait non d’une ville mais d’une personne. Elle le frustre, le repousse, le déprime. Vienne lui pèse et le déçoit. Lorsqu’il était enfant, elle a signé la rupture avec le vert paradis de Freiberg ; adolescent, elle l’expose à l’hostilité antisémite ; fiancé, elle le retient loin de Martha, la Hambourgeoise ; chercheur, elle lui refuse la reconnaissance scientifique qu’il attend d’elle.
Ce dernier argument me paraît particulièrement intéressant et j’aurai l’occasion d’y revenir. Freud, le chercheur, n’a pas été reconnu par Vienne.
L’accent ouvertement haineux à l’égard de Vienne, dans la lettre à Fliess du 11 mars 1900, était effectivement précédé d’une remarque acerbe concernant l’accueil peu flatteur qu’on avait alors réservé à la parution de sa Traumdeutung : « Aucune gazette ne s’est donné la peine de montrer que l’interprétation des rêves pouvait avoir un intérêt quelconque. Ce n’est qu’hier qu’un très bienveillant article paru dans le feuilleton du journal le Wiener Fremdenblatt m’a agréablement surpris... ».3
Comme nous pouvons le lire, la déception de Freud, pour légitime qu’elle paraisse, est tout de même quelque peu tempérée par l’article bienveillant. De plus la tonalité affective de cette lettre n’est pas constamment chagrine. Freud, en effet, s’y montre satisfait sur le plan de son travail ; il avoue même traverser une “ période florissante ”. Mais, dans le même temps, sur la même lancée, Freud bascule tout à coup dans des énoncés que j’appellerais grincheux et maussades. Il revient sur l’accueil réservé fait à son livre, sur les difficultés de son élaboration théorique et les doutes qui en découlent.
Bref, cette lettre comme tant d’autres aussi, à l’adresse de ce seul Fliess dont on sait la place ambiguë qu’il a pu tenir pour Freud, cette lettre possède une sorte de texture polychrome tout à fait étonnante. Je dis “ polychrome ” dans une tentative un peu naïve, je l’avoue, de traduction de la tonalité affective de cette missive.
Dire ainsi les choses, c’est induire, sans doute, un petit quelque chose du côté du regard.
J’use de ce terme au sens lacanien, sans m’en expliquer davantage. Qu’il me suffise toutefois d’attirer votre attention sur l’incidence d’un certain regard dans les écrits de Freud, ceux en tout cas où le fondateur de la psychanalyse s’énonçait à la première personne.
La Traumdeutung, pour peu qu’on la lise dans cette optique, c’est bien le cas de le dire !, en offre maintes illustrations. Que l’on se réfère par exemple au rêve de “ l’injection faite à Irma ”, à celui de “ la monographie botanique ” ou encore au rêve “ non vixit ” dans lequel Freud se voit doué d’un regard tellement pénétrant qu’il en dissout les revenants. Et que dire de cette butée au pouvoir du découvreur que Freud a stigmatisée par la formule célèbre du “ continent noir ” du féminin ? N’est-ce point-là le lieu où le verbe du maître ne parle plus que d’un œil ? L’autre, le borgne, s’ignifie, comme l’écrit si superbement Daniel Sibony, dans le brasier éteint de Lucifer Amor.
Est-ce à dire que ces références, parmi tant d’autres, porteraient, en filigrane, le regard pénétrant du chercheur ? Pour ma part je s...