POUR UNE CLINIQUE DU PSYCHANALYSTE
UN FIL DĂFAIT DĂLIVRE
I. Préliminaires
Dans la nuit du 8 au 9 avril de 1978. Ă la tĂ©lĂ© ce soir-lĂ , il y avait une Ă©mission sur Barrault dont jâai attrapĂ© un bout. De considĂ©rations portant sur lâĂ©phĂ©mĂšre et la mort, jâai retenu cette phrase de Vitez: « Ătre acteur, câest gĂącher sa vie ». Puis jâai revu un film de Delvaux, avec lâimpression soudaine dâavoir trouvĂ© la clĂ© de son titre: Belle dĂ©signe on ne peut mieux lâimprononçable du nom dâune femme, quand on la dĂ©sire.
Puis jâai fait lâamour Ă une femme, celle qui porte mon nom, trĂšs amoureuse ce soir-lĂ . Elle mâa dit: « Ma peau tâaime ». De ma part, câĂ©tait lâacte Ă corps perdu. Jâai dĂ» me dire: « Maintenant, tu pourrais mourir ».
Ce qui a tout de suite dĂ©clenchĂ© cette interrogation: ma mĂšre lui a-t-elle fait lâamour ce soir-lĂ ? En est-il mort, pour finir ce samedi-lĂ , Ă trois heures du matin, le cĆur emportĂ©?
Je ne lâai appris que le dimanche soir, il y a quinze jours maintenant. On donnait aussi un film de Delvaux: Un soir, un train, que je nâavais pas vu. Jâavais ouvert la tĂ©lĂ© en dĂ©sespoir de cause, et câĂ©tait pour tomber encore une fois sur la mort et la sĂ©paration.
La mort est Ă©crite dans le nom de ce mĂ©dicament (quand on sait quâĂ©chec au Roi se dit Shah met et que Roi se dit aussi Aga) dont Anibal nous a vantĂ© les mĂ©rites sur le pas de la porte. Cette drogue biochimique supprimant lâaciditĂ© dans lâestomac, stoppe aussi bien lâulcĂšre, et donc, pour lui, le besoin dâanalyse. Mais â ĂŽ surprise! â, câest la mĂȘme que celle dont mon pĂšre avait Ă©pelĂ© au tĂ©lĂ©phone les lettres, pour me demander son prix en France, au demeurant fort cher. A. sâest contentĂ© de montrer la boĂźte, sans prononcer le nom, Ă prĂ©sent fatidique: Tagamet.
Ah! la pharmacie de mon pĂšre! Les mĂ©langes surtout. Cercle infernal de lâhypocondrie: du mal au remĂšde au mal. Lâingestion de cette drogue Ă©tait-elle sans consĂ©quences? Nâest-ce point aussi bien de son fait, que de cet acte plus haut imaginĂ©, quâil est mort en fin de compte?
Mais revenons de ces conditions Ă la consĂ©quence de cette nuit-lĂ : mon rĂȘve.
II. RĂ©cit
Mes consultations dâun aprĂšs midi, dans un amphithĂ©Ăątre encaissĂ©, comme pour une leçon dâanatomie Ă la Morgue. Elles sont interrompues par un groupe qui fait irruption chez moi, avec Michel Foucault Ă leur tĂȘte, pour entonner le panĂ©gyrique de lâune de mes clientes, morte sans doute de la psychanalyse. Ils manifestent.
Je me fais trĂšs vite des rĂ©flexions sur lâesclandre que ça va faire parmi les clients qui me restent et qui vont devoir attendre. Je me dis quâil ne faut pas se laisser impressionner, que la foire chez moi, ça les changera, que mĂȘme, pour certains qui ronronnent, ce sera une aubaine.
Je suis, en revanche, plus inquiet Ă propos de ce qui mâattend. Est-ce pour elle ou contre moi quâils manifestent? Ils me laissent quand mĂȘme la parole, aprĂšs que le cortĂšge quâils ont formĂ© a eu fini sa ronde dans mes lieux, en fait agrandis, depuis ma porte grande ouverte, aux proportions dâun hall dâentrĂ©e: celui de mon lycĂ©e ou de ma grande Ă©cole, rue dâUlm.
Je reconnais justement parmi eux un de mes condisciples du lycĂ©e perdu de vue: le poĂšte, mon plus vieil ami en France. Il me revient que je nâavais pas trouvĂ© son nom sur la liste des enseignants en architecture opposĂ©s Ă la rĂ©forme dâOrnano et qui Ă©tait publiĂ©e dans le Monde. Le non-lu de ce nom, je pourrais lâĂ©crire tout de suite, puisquâil condense les prĂ©noms de mes deux frĂšres, morts de mort violente, avec celui de mon ex psychanalyste.
Ils ont fini de crier. On me laisse prendre la parole en premier, avant M. Foucault. Ils ne seraient donc pas venus me dĂ©nigrer en personne. Câest Ă lâinstitution quâils en ont. Jâai le trac. Il faut ĂȘtre bref pour leur rendre la parole au plus vite. Il ne me vient quâune phrase banale sur la dissociation, dĂ©sormais dĂ©finitive, entre le nom et le corps de⊠â et câest le blanc! Son nom ne me revient plus et je me sens la langue trĂšs pĂąteuse. Faisant parade dâĂ©motion ou de respect du secret professionnel, je mâĂ©crase. Dâailleurs, puisquâils sont lĂ pour elle, ils doivent bien savoir de qui il sâagit.
Suit alors la confĂ©rence de M. Foucault. Je respire: il ne dit pas un mot, ni sur elle ni sur moi. Il y a au tableau une sorte de gĂ©nĂ©alogie, non dâune famille, mais des rĂ©volutionnaires. Je lis, par exemple, les noms de BabĆuf et de Fourier, effectivement rencontrĂ©s dans la journĂ©e (un article du Monde des Livres et un texte de F. Perrier dans La ChaussĂ©e dâAntin que je suis en train de lire).
Les acolytes de M. Foucault, dans le style de H., militant de sa cause, inscrivent ces noms Ă la craie sur le vieux tableau vert. Leur place sur lâarbre est prĂ©dĂ©terminĂ©e: mais le blanc de leur nom reste quand mĂȘme Ă complĂ©ter.
Ce cours magistral, Ă©blouissant de virtuositĂ© et dâĂ©rudition, est accompagnĂ© de la projection de slides. Tel nom indiquĂ© du doigt au tableau est censĂ© correspondre Ă telle case du Savoir, Ă©clairĂ©e en regard par son image sur lâĂ©cran. Mais lĂ , câest franchement la rigolade, le savoir Ă©tant grossiĂšrement reprĂ©sentĂ© par une invention technique, illustrĂ©e en image dâEpinal. Il ne faut pas oublier, est-il doctement rappelĂ©, quâil nây avait pas encore lâĂ©clairage Ă©lectrique ou le tout-Ă -lâĂ©gout.
Certes il sâagit de rĂ©futer lâidĂ©alisme qui consisterait Ă confondre le travail de la pensĂ©e avec les progrĂšs de la technique. Mais en fait, tout lâenseignement du maĂźtre est ainsi ramenĂ© Ă sa juste dimension de simple application du principe selon lequel il ne faut pas faire dâanachronismes. Je ris sous cape.
Pendant que passent ces slides qui parlent dâeux-mĂȘmes, M. Foucault se tourne vers moi pour dire en apartĂ© quâil a reçu ces derniers temps un ou deux coups de fil de ma mĂšre, laquelle, sous divers prĂ©textes, cherchait Ă lui faire part de lâinquiĂ©tude que lui inspirait le fait de me voir ainsi toujours attelĂ© Ă lâĆuvre dĂ©mesurĂ©e de mon gros livre. Il me rĂ©vĂšle cela avec un sourire entendu.
Du coup, je suis censĂ© retrouver instantanĂ©ment le nom qui mâavait fait dĂ©faut. Mais câest, en lâoccurrence, une sorte de ficelle qui se dĂ©vide dans ma bouche, bloquĂ©e quâelle Ă©tait entre deux dents. Je tire, et tout vient.
Je me rĂ©veille, avec lâenvie de boire et dâuriner. Il doit ĂȘtre pas loin de trois heures du matin, lâheure de la mort de mon pĂšreâŠ
III. Analyse
Ă lâheure oĂč jâĂ©cris, le nom mâĂ©chappe encore, mĂȘme la bouche dĂ©liĂ©e. Je sais pourtant de qui il sâagit. Il lui est arrivĂ© de tĂ©lĂ©phoner Ă M. Foucault avec lequel elle a eu des entretiens Ă©pisodiques, mais assez intenses, au point quâil a dĂ» la foutre carrĂ©ment Ă la porte; ce quâelle mâa racontĂ©, en laissant suffisamment entendre que câest toujours ce quâelle provoque.
Toutes les portes ne se sont quand mĂȘme pas refermĂ©es. Elle nâest donc pas morte, du moins Ă ma connaissance, bien quâelle ne soit plus actuellement sur mon divan. Ayant interrompu son analyse, aprĂšs une affectation en Province, elle mâa rappelĂ© un dimanche matin de chez son pĂšre, pour me dire quâelle lirait mon livre, qui vient en fait de paraĂźtre, et quâon verrait ce quâon verrait.
Lâanalyse du rĂȘve, ai-je pensĂ©, Ă quoi je mâemploie maintenant, lĂšvera sans doute le refoulement du nom. En dĂ©sespoir de cause, je consulterai mon agenda, celui qui est lĂ , sur la table oĂč jâĂ©cris, et qui est en mĂȘme temps ma table dâĂ©coute (comment peut-on dans un fauteuil, sans rien devant soi pour Ă©crire?).
Le poids du RĂ©el mâa fait diffĂ©rer le moment de cette Ă©criture. Elle a rappelĂ© le surlendemain de mon rĂȘve, transcrit la nuit mĂȘme pour plus de sĂ»retĂ©. Et elle a tout de suite clamĂ© son nom au tĂ©lĂ©phone (qui mâest donc revenu en pleine figure!) pour mâannoncer quâelle se jugeait coupable dâavoir provoquĂ© lâattaque de son pĂšre, et surtout son transfert Ă lâhĂŽpital, bientĂŽt suivi de sa mort. Et elle va donc reprendre son analyse? On verra bien.
Il importe maintenant dâĂ©crire â pour faire la diffĂ©rence entre la sienne, dâanalyse, et celle de mon rĂȘve, sans me laisser emporter par « le fleuve de boue de lâoccultisme », comme sâexprime le bon Freud, lui qui croyait pourtant Ă la transmission de pensĂ©e. Tout ce que je sais, tant quâanalyste je reste, câest que ce nâest pas le bon fil.
Il sâagit, en effet, dâen dĂ©nouer un, et dâabord sur mon corps, mais Ă mon ventre, et non en bouche, puisque je sors de lâhĂŽpital, pour une intervention depuis longtemps programmĂ©e, prĂ©vue, comme je lâavais fixĂ©, pendant les vacances scolaires. On mâenlĂšvera les fils lundi de la semaine prochaine, et non le matin du rĂȘve. Lâinconscient ne fait pas, bien sĂ»r, la diffĂ©rence. Mais lâallusion est trop transparente pour que ce soit lĂ que se niche le dĂ©sir du rĂȘve: il ne sâagit que de son Ă©tayage dans la rĂ©alitĂ©.
La confusion des dates, plutĂŽt que le dĂ©placement sur le corps, rapproche de son dĂ©chiffrage. « Que jâaimerais, se traduit-il, pouvoir me dĂ©filer (sic!) de ce travail dâanalyste, ne serait-ce quâune semaine! ». M. Foucault, intronisĂ© confident de ma mĂšre, et qui interrompt mon travail Ă point nommĂ©, ne vient-il pas mâen octroyer la possibilitĂ©?
Mais cela mâouvre une autre piste. Ce maĂźtre ne se fait-il pas par son acte lâinterprĂšte du dĂ©sir de ma mĂšre? Il viendrait, envoyĂ© par elle, pour me dire: « Tout de mĂȘme, une semaine de deuil, pour la mort dâun pĂšre, câest bien le moins, non? ». En fait, câest bien lĂ ce que je viens de mâoctroyer, et Ă lâhĂŽpital, un lieu propice Ă la rĂ©flexionâŠ
Fausse piste: ma mĂšre ne sâest-elle pas, au contraire, arrangĂ©e pour que la cĂ©rĂ©monie religieuse ait lieu, en Suisse et en milieu de semaine, mais un jour de repos pour moi, elle le sait trĂšs bien, de telle sorte en tout cas que le cours de leurs sĂ©ances ne se voie pas dĂ©rangĂ©, serait-ce par la mort de son mari, ou, pour dire les choses, afin que je nây perde pas un sou!
Reprendre le collier, jây suis contraint. Ma femme, avec douceur, mais fermetĂ©, ne sâest pas privĂ©e, prĂ©cisĂ©ment la veille au soir de mon rĂȘve, de me faire remarquer: « Tu nâas pas osĂ© lui dire! ». Lui dire, Ă ma premiĂšre femme, lorsquâelle mâa ramenĂ© notre enfant, plutĂŽt que de rester bouche cousue, câĂ©tait, en lâoccurrence, lui rĂ©clamer lâargent quâelle me doit pour la pension, car câest moi qui ai sa garde, et qui Ă©quivaut Ă peu prĂšs, le calcul fait, Ă ce que me rapporterait cette semaine de travail.
Câest bien Ă©vident, quand jây repense. Mon divorce est passĂ© par la nĂ©cessitĂ© de trancher la difficultĂ© que jâai toujours eue Ă lui rĂ©clamer quelque chose, Ă lui signifier la dette, Ă faire exister mon pĂšre (et le sien aussi dâailleurs) Ă ses yeux. Jây ai renoncĂ©, et maintenant, il est mort.
Mais de quoi? A coup sĂ»r, de ne pas exister Ă ses yeux, de ne pas ĂȘtre parvenu Ă se faire un nom, de nâavoir pas pu Ă©crire, de nâavoir pas fini dâĂ©crire son livre (alors que jây suis parvenu). Car cette idĂ©e â et elle seule! â Ă©tait susceptible de lui faire supporter son passage imminent Ă la retraite. Ni sa femme, quĂ©rulente, ni son travail, dĂ©cevant, ne pouvaient suffire Ă lui donner des raisons de vivre: seul un livre donne vie ici-bas, susceptible quâil est de rendre un nom immortel. Ătre pĂšre serait donc lâinconsistance mĂȘme: point de salut, si lâon nâest auteur!
Or câest bien lĂ ce qui mâest arrivĂ© il y a peu. Ătais-je sauvĂ© pour autant? Ce livre, mon pĂšre ne lâa ni lu (il est prĂ©tendument illisible) ni reconnu (ce nâest certes pas un enfant lĂ©gitime). Mais il nâa pas Ă©tĂ© lu ou reconnu par quelquâun comme M. Foucault justement, auquel je lâai pourtant adressĂ© avec une dĂ©dicace nullement dĂ©risoire Ă mes yeux (âĂ M. Foucault, lâhomme Ă convaincreâ.)
Celui-lĂ , joli mari pour ma mĂšre: auteur chevronnĂ©, sâil en est, et porteur dâun nom qui est aussi le signifiant du Saint au dĂ©sert, celui qui a sa vie sacrifiĂ©e. Ă qui? Mon ex analyste porte le mĂȘme prĂ©nom que ce saint et que le cousin de ma mĂšre, seul fou authentifiĂ© dans ma famille et frĂšre de celui qui, Ă force de me raconter son analyse, mây a finalement amenĂ©, il y a belle lurette maintenant.
Mais fallait-il au bout du compte que jâen fasse un mĂ©tier? Je nây Ă©tais vraiment pas allĂ© pour ça! Ou fallait-il plutĂŽt que je mây sente autorisĂ©, en tant que philosophe, par la capacitĂ© que je mâĂ©tais donnĂ©e dâen Ă©crire des choses pertinentes? Ă vrai dire, sâil faut Ă©crire pour justifier sa vie, peu importait le mĂ©tier, pourvu quâon puisse y ĂȘtre reconnu par le biais de lâĂ©criture, câest-Ă -dire, en devenant cet Ă©crivain qui se voit justifiĂ© par lâĂ©crit. Ătais-je devenu analyste pour autant?
Ici mĂȘme, nâai-je pas lâimpression que la plume que je tiens est, pour ainsi dire, la corde du grimpeur; cela, pour faire entendre que jâĂ©cris comme sâil Ă©tait vital de suivre un fil sans lever la plume, comme dans certains dessins de Picasso ou Masson, jusquâĂ ce que lâimage (les lettres, le nom) apparaissent, au fur et Ă mesure que la bobine se dĂ©vide.
Autant dire que la main qui Ă©crit se fait explicitement ici lâinstrument de ce dĂ©placement que le rĂȘve accomplit, du ventre Ă la bouche: pas de parole sans Ă©criture prĂ©alable, tout comme il ne saurait y avoir de cicatrisation par le temps, si le fil qui suture la blessure nâa pas Ă©tĂ© bien serrĂ©, puis bien dĂ©fait, et au bon moment.
Ce qui me ramĂšne tout naturellement Ă la morgue, câest-Ă -dire, aussi bien Ă lâimposition de la lettre sur le corps quâelle tue, quâĂ la transformation de mon lieu de travail en un amphithĂ©Ăątre oĂč lâon voit de partout ce qui se dissĂšque sur la table ou ce qui se projette au tableau.
Mais que rĂ©alise ce dĂ©sir de voir qui sâaccomplit si franchement dans le rĂȘve? Je repense Ă celui qui est effectivement mort, Ă ce Michel qui nâest pas venu Ă sa quatriĂšme sĂ©ance et qui a tout organisĂ©, aprĂšs la troisiĂšme, quand nous avons eu mis en place les conditions du bon dĂ©part de son analyse, pour se faire passer par la fenĂȘtre, avant de la commencer. Lâanalyse, longtemps cĂŽtoyĂ©e par quelquâun comme Foucault, autre Michel, ne comportait-elle pas Ă ses yeux le danger dâavoir pour consĂ©quence de permettre dâadopter un tel moyen dâen finir?
Ce Michel qui a lâivresse dans son nom de famille, je ne me reproche pas dâavoir menĂ© les sĂ©ances prĂ©liminaires quâil a eues, comme je lâai fait, mĂȘme sâil en a conclu que je lâautorisais Ă ce tu-es-lĂ . Ce qui me chiffonne, câest dâavoir acceptĂ© de recevoir sa mĂšre dans lâaprĂšs-coup, me mettant dans la position perverse de celui qui veut savoir, ou mĂȘme voir Ă tout prix, ce qui lui a Ă©chappĂ©: dĂ©duire la mort, en quelque sorte.
Mais tout voyeurisme a son pendant. Cet Ă©pisode, ce triste baptĂȘme de ma condition dâanalyste, nâa-t-il pas coĂŻncidĂ© avec le dernier sĂ©jour de mon pĂšre Ă Paris? Et ne suis-je pas allĂ© jusquâĂ raconter en deux phrases lâĂ©vĂ©nement Ă ma mĂšre, pas peu fier de lui dire que jâavais endurĂ© dâĂ©couter une mĂšre qui avait eu Ă supporter le suicide de son enfant, alors quâelle, câĂ©tait seulement lâaccident dâavion qui avait emportĂ© lâun et lâassassinat dans une guerre civile qui avait tuĂ© lâautre? NâĂ©tait-ce pas pire encore?
La dĂ©pression qui sâen est suivie nâest pas difficile Ă imaginer. CâĂ©tait durant ces vacances de NoĂ«l oĂč nous nous sommes constamment croisĂ©, mon pĂšre et moi, sans jamais parvenir Ă vraiment nous rencontrer, pour nous dire la diffĂ©rence Ă faire entre lâenfant et le livre prĂ©cisĂ©ment, alors que les choses Ă©taient mĂ»res pour cela, puisque mon dĂ©licieux petit enfant est bien lĂ , tandis que le livre, une fois publiĂ©, est tombĂ© comme son enveloppe pĂ©rimĂ©e, comme la coquille de lâĆuf dâautruche crevĂ© que jâai cassĂ©, en voulant dâun geste brusque prendre un exemplaire de ce livre dans les rayons de la bibliothĂšque, pour expliquer Ă mon pĂšre ce quâil prĂ©tendait ne pas y comprendre, en lui en lisant un passage.
Mon enfant, qui est encore tout petit, se sert de sa bouche pour cacher lâobjet interdit; et il comprend fort bien le mot cracher, alors mĂȘme quâil ne prononce aucun des deux distinctement. Dans le rĂȘve â entre deux dents â câest sans doute de ce fil quâil sâagit, Ă lâs prĂšs.
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