Questions de méthode
ἀλλὰ καὶ ὧς μοι εἰπὲ τεὸν γένος, ὁππόθεν ἐσσί·
οὐ γὰρ ἀπὸ δρυός ἐσσι παλαιφάτου οὐδ’ ἀπὸ πέτρης.
Mais dis-moi donc ta lignée, d’où tu viens ;
car tu n’es ni du chêne légendaire ni de la pierre.1
(Odyssée, 19. 162–163)
Avec ces mots, Pénélope prie son interlocuteur de lui révéler son identité tout en exprimant l’évidence de l’existence mortelle. Une existence comprise dans les origines, la continuité et la mémoire qu’assure la provenance généalogique : appartenir à une lignée, c’est pouvoir répondre à la question, à la fois essentielle et aussi simple qu’une question peut l’être, « qui es-tu ? ».
Ainsi se dévoile, dans cet exemple tiré de l’Odyssée, le sens de la parenté, sa nécessité et sa fonction comme pratique sociale susceptible d’attribuer une identité à un individu ; la parenté précise son rapport avec les autres, selon le critère de lignée et de degré, déterminés et inclus dans un système culturel. À la fois personnelle et collective, cette identité créée par le réseau généalogique que dessinent les liens de parenté, a été définie par les anthropologues. Vue comme universelle et interprétée comme un médium d’organisation sociale, la parenté est devenue, à partir des travaux de Lewis H. Morgan, l’outil indispensable de l’anthropologue ; elle a acquis une autonomie conceptuelle et méthodologique incarnée dans un domaine disciplinaire qui lui est propre, l’anthropologie de la parenté.2
Grâce à l’élaboration d’un vocabulaire spécifique, de concepts opératoires et d’un mode de transcription particulier des liens de parenté, les travaux des anthropologues de la parenté se sont révélés fort utiles pour le décodage, la compréhension et la description de l’organisation sociale du monde grec antique.3 Généralement, la parenté dans l’Antiquité grecque a été analysée et comprise par les historiens, les archéologues et les anthropologues dans une perspective historique. L’intérêt de la recherche académique s’est essentiellement porté sur des domaines sociohistoriques influencés ou déterminés par la parenté tels que les constructions et les hiérarchies sociales, la création des génè – souvent conçus comme des « grandes familles » –, les débats et les revendications politiques ou les alliances familiales scellées par le mariage.4 Les études aussi nombreuses qu’importantes qui ont proposé de traiter de la parenté selon une approche historique éclairent notre compréhension de l’organisation et du fonctionnement des sociétés grecques anciennes. Il faut cependant noter que l’emploi de la parenté dans les textes grecs peut s’inscrire, selon le contexte, dans une autre dynamique.5
Pratique historiquement sociale, la parenté est aussi une pratique socialement poétique ; elle est mise en discours dans le récit poétique qui est lui-même en interaction immédiate avec la société qui le produit. Je propose donc de réinterroger la parenté dans l’Antiquité grecque en déplaçant l’approche historique vers l’étude linguistique du schéma de parenté,6 à savoir d’une série d’énoncés poétiques aux fonctions complexes, pour ainsi faire une « anthropologie poétique de la parenté ». Plus qu’expliquer une référence généalogique selon une situation historique ou chercher à la rapprocher d’un évènement précis, cette nouvelle approche préfère comprendre les usages et les fonctions du schéma de parenté dans le contexte narratif et poétique qui l’englobe. Or, une anthropologie poétique de la parenté qui étudie les usages des relations généalogiques dans le récit poétique ne considère en aucun cas la poésie comme un acte abstrait éloigné du milieu social qui le pratique. Au contraire, nous pensons que l’emploi poétique du schéma de parenté, correspond à une pratique discursive qui fait appel, dans le corpus étudié, à un passé légendaire de valeur référentielle. Cette pratique poétique joue un rôle important dans la construction de la mémoire culturelle ou sociale qui détermine les identités des publics auxquels elle est destinée.7 Cela dit, on inscrira les résultats de cette étude dans une anthropologie historique de la parenté sous l’angle de la mémoire, concept fortement lié à la parenté.
L’analyse que je propose se veut tant systématique que synthétique et pourrait rendre la présente étude susceptible de combler une lacune bibliographique concernant l’analyse méthodique des exposés généalogiques dans les poèmes épiques grecs archaïques. Nous disposons bien sûr de quelques études très importantes qui étudient la généalogie et ses fonctions comme une expression discursive de la parenté, mais ces études ne sont pas pour autant exclusivement consacrées aux poèmes épiques et sont plutôt focalisées sur des paradigmes particuliers chez un auteur précis.8
Qui plus est, la présente recherche qui adopte volontiers la terminologie et les concepts opératoires de l’anthropologie de la parenté,9 n’est pas originale uniquement parce qu’elle propose une approche poétique consistant en une anthropologie poétique de la parenté étudiée de façon systématique. Je souhaite en effet porter un intérêt spécifique à la fonction narrative et énonciative des références généalogiques qui nomment les ancêtres féminines. Ainsi, la mise en discours poétique de la parenté est questionnée selon le critère de gender.10
Malgré les multiples définitions proposées par plusieurs chercheuses et chercheurs, il n’y a pas de consensus sur une seule définition du concept de gender. L’historienne Joan Scott propose une définition du gender comme « un élément constitutif des rapports sociaux fondé sur des différences perçues entre les sexes, [où] le genre est une façon première de signifier des rapports de pouvoir ».11 Cette définition « programmatique »12 est complétée et ainsi enrichie par une approche dynamique du gender comme « une question ouverte, qu’il faut apprendre à poser dans un contexte donné ».13 Plus qu’une « grille de lecture », le concept du gender en tant qu’outil analytique est, avant tout, flexible tout en permettant de questionner non seulement les rapports sociaux entre les deux sexes mais aussi d’historiciser la différence sexuelle : « les hommes et les femmes ne sont pas des catégories qui vont de soi et les caractéristiques qu’on leur attribue sont variables dans le temps et l’espace ».14 Cela dit, et étant donné que la présente étude porte sur des poèmes qui ne mettent pas en scène des « hommes » et des « femmes » mais des personnages poétiques, j’ai préféré, lorsque je fais allusion aux protagonistes de l’action narrative, les désigner par le biais de termes tels que « personnage masculin / féminin » ou « figure masculine / féminine ».
Plutôt qu’étudier les relations sociales entre les deux sexes, le concept analytique de gender permet ici de saisir les assignations genrées poétiquement construites par rapport aux énoncés généalogiques, à savoir comment et pourquoi on se réfère à la mère, au père ou aux deux parents. En outre, le gender peut être un concept opératoire précieux pour aborder et organiser les nombreuses occurrences généalogiques attestées dans la poésie en diction épique.15 En effet, c’est grâce à ce critère que j’ai pu créer des catégories opératoires de classification des références généalogiques telles que « référence à la mère seule » ou « référence au père seul » ; des catégories employées systématiquement au cours de l’analyse du corpus.
En quoi l’emploi du critère de gender est-il ici légitime ? Les énoncés généalogiques font allusion aux parents et ces parents sont « genrés » dans la mesure où il est question d’une mère et / ou d’un père qui sont grammaticalement et poétiquement dans un rapport lié au critère du gender. Or, si j’utilise dans la présente recherche le mot « parents », c’est pour faire allusion selon le contexte aux deux parents d’un Ego, qui peut être masculin ou féminin, dans un lien de parenté restreint et immédiatement linéaire qui concerne deux générations (parents et enfants). Ces « parents » sont compris en termes anthropologiques non seulement dans leur relati...