Le Ventre de Paris
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Le Ventre de Paris

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Le Ventre de Paris

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À propos de ce livre

Au milieu du grand silence, et dans le desert de l'avenue, les voitures de maraichers montaient vers Paris, avec les cahots rhythmes de leurs roues, dont les echos battaient les facades des maisons, endormies aux deux bords, derriere les lignes confuses des ormes. Un tombereau de choux et un tombereau de pois, au pont de Neuilly, s'etaient joints aux huit voitures de navets et de carottes qui descendaient de Nanterre; et les chevaux allaient tout seuls, la tete basse, de leur allure continue et paresseuse, que la montee ralentissait encore. En haut, sur la charge des legumes, allonges a plat ventre, couverts de leur limousine a petites raies noires et grises, les charretiers sommeillaient, les guides aux poignets. Un bec de gaz, au sortir d'une nappe d'ombre, eclairait les clous d'un soulier, la manche bleue d'une blouse, le bout d'une casquette, entrevus dans cette floraison enorme des bouquets rouges des carottes, des bouquets blancs des navets, des verdures debordantes des pois et des choux

Foire aux questions

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Informations

Éditeur
pubOne.info
Année
2010
ISBN
9782819908739
III
Trois jours plus tard, les formalités étaient faites, la préfecture acceptait Florent des mains de monsieur Verlaque, presque les yeux fermés, à simple titre de remplaçant, d'ailleurs. Gavard avait voulu les accompagner. Quand il se retrouva seul avec Florent, sur le trottoir, il lui donna des coups de coude dans les côtes, riant sans rien dire, avec des clignements d'yeux goguenards. Les sergents de ville qu'il rencontra sur le quai de l'Horloge lui parurent sans doute très-ridicules; car, en passant devant eux, il eut un léger renflement de dos, une moue d'homme qui se retient pour ne pas éclater au nez des gens.
Dès le lendemain, monsieur Verlaque commença à mettre le nouvel inspecteur au courant de la besogne. Il devait, pendant quelques matinées, le guider au milieu du monde turbulent qu'il allait avoir à surveiller. Ce pauvre Verlaque, comme le nommait Gavard, était un petit homme pâle, toussant beaucoup, emmaillotté de flanelle, de foulards, de cache nez, se promenant dans l'humidité fraîche et dans les eaux courantes de la poissonnerie, avec des jambes maigres d'enfant maladif.
Le premier matin, lorsque Florent arriva à sept heures, il se trouva perdu, les yeux effarés, la tête cassée. Autour des neuf bancs de criée, rôdaient déjà des revendeuses, tandis que les employés arrivaient avec leurs registres, et que les agents des expéditeurs, portant en sautoir des gibecières de cuir, attendaient la recette, assis sur des chaises renversées, contre les bureaux de vente. On déchargeait, on déballait la marée, dans l'enceinte fermée des bancs, et jusque sur les trottoirs. C'était, le long du carreau, des amoncellements de petites bourriches, un arrivage continu de caisses et de paniers, des sacs de moules empilés laissant couler des rigoles d'eau. Les compteurs-verseurs, très-affairés, enjambant les tas, arrachaient d'une poignée la paille des bourriches, les vidaient, les jetaient, vivement; et, sur les larges mannes rondes, en un seul de coup de main, ils distribuaient les lots, leur donnaient une tournure avantageuse. Quand les mannes s'étalèrent, Florent put croire qu'un banc de poissons venait d'échouer là, sur ce trottoir, râlant encore, avec les nacres rosés, les coraux saignants, les perles laiteuses, toutes les moires et toutes les pâleurs glauques de l'Océan.
Pêle-mêle, au hasard du coup de filet, les algues profondes, où dort la vie mystérieuse des grandes eaux, avaient tout livré: les cabillauds, les aigrefins, les carrelets, les plies, les limandes, bêtes communes, d'un gris sale, aux taches blanchâtres; les congres, ces grosses couleuvres d'un bleu de vase, aux minces yeux noirs, si gluantes qu'elles semblent ramper, vivantes encore; les raies élargies, à ventre pâle bordé de rouge tendre, dont les dos superbes, allongeant les noeuds saillants de l'échine, se marbrent, jusqu'aux baleines tendues des nageoires, de plaques de cinabre coupées par des zébrures de bronze florentin, d'une bigarrure assombrie de crapaud et de fleur malsaine; les chiens de mer, horribles, avec leurs têtes rondes, leurs bouches largement fendues d'idoles chinoises, leurs courtes ailes de chauves-souris charnues, monstres qui doivent garder de leurs abois les trésors des grottes marines. Puis, venaient les beaux poissons, isolés, un sur chaque plateau d'osier: les saumons, d'argent guilloché, dont chaque écaille semble un coup de burin dans le poli du métal; les mulets, d'écailles plus fortes, de ciselures plus grossières; les grands turbots, les grandes barbues, d'un grain serré et blanc comme du lait caillé; les thons, lisses et vernis, pareils à des sacs de cuir noirâtre; les bars arrondis, ouvrant une bouche énorme, faisant songer à quelque âme trop grosse, rendue à pleine gorge, dans la stupéfaction de l'agonie. Et, de toutes parts, les soles, par paires, grises ou blondes, pullulaient; les équilles minces, raidies, ressemblaient à des rognures d'étain; les harengs, légèrement tordus, montraient tous, sur leurs robes lamées, la meurtrissure de leurs ouïes saignantes; les dorades grasses se teintaient d'une pointe de carmin, tandis que les maquereaux, dorés, le dos strié de brunissures verdâtres, faisaient luire la nacre changeante de leurs flancs, et que les grondins roses, à ventres blancs, les têtes rangées au centre des mannes, les queues rayonnantes, épanouissaient d'étranges floraisons, panachées de blanc de perle et de vermillon vif. Il y avait encore des rougets de roche, à la chair exquise, du rouge enluminé des cyprins, des caisses de merlans aux reflets d'opale, des paniers d'éperlans, de petits paniers propres, jolis comme des paniers de fraises, qui laissaient échapper une odeur puissante de violette. Cependant, les crevettes roses, les crevettes grises, dans des bourriches, mettaient, au milieu de la douceur effacée de leurs tas, les imperceptibles boutons de jais de leurs milliers d'yeux; les langoustes épineuses, les homards tigrés de noir, vivants encore, se traînant sur leurs pattes cassées, craquaient.
Florent écoutait mal les explications de monsieur Verlaque, Une barre de soleil, tombant du haut vitrage de la rue couverte, vint allumer ces couleurs précieuses, lavées et attendries par la vague, irisées et fondues dans les tons de chair des coquillages, l'opale des merlans, la nacre des maquereaux, l'or des rougets, la robe lamée des harengs, les grandes pièces l'argenterie des saumons. C'était comme les écrins, vidés à terre, de quelque fille des eaux, des parures inouïes et bizarres, un ruissellement, un entassement de colliers, de bracelets monstrueux, de broches gigantesques, de bijoux barbares, dont l'usage échappait. Sur le dos des raies et des chiens de mer, de grosses pierres sombres, violâtres, verdâtres, s'enchâssaient dans un métal noirci; et les minces barres des équilles, les queues et les nageoires des éperlans, avaient des délicatesses de bijouterie fine.
Mais ce qui montait à la face de Florent, c'était un souffle frais, un vent de mer qu'il reconnaissait, amer et salé. Il se souvenait des côtes de la Guyane, des beaux temps de la traversée. Il lui semblait qu'une baie était là, quand l'eau se retire et que les algues fument au soleil; les roches mises à nu s'essuient, le gravier exhale une haleine forte de marée. Autour de lui, le poisson, d'une grande fraîcheur, avait un bon parfum, ce parfum un peu âpre et irritant qui déprave l'appétit.
Monsieur Verlaque toussa. L'humidité le pénétrait, il se serrait plus étroitement dans son cache-nez. – Maintenant, dit-il, nous allons passer au poisson d'eau douce.
Là, du côté du pavillon aux fruits, et le dernier vers la rue Rambuteau, le banc de la criée est entouré de deux viviers circulaires, séparés en cases distinctes par des grilles de fonte. Des robinets de cuivre, à col de cygne, jettent de minces filets d'eau. Dans chaque case, il y a des grouillements confus d'écrevisses, des nappes mouvantes de dos noirâtres de carpes, des noeuds vagues d'anguilles, sans cesse dénoués et renoués. Monsieur Verlaque fut repris d'une toux opiniâtre. L'humidité était plus fade, une odeur molle de rivière, d'eau tiède endormie sur le sable.
L'arrivage des écrevisses d'Allemagne, en boîtes et en paniers, était très-fort ce matin-là. Les poissons blancs de Hollande et d'Angleterre encombraient aussi le marché. On déballait les carpes du Rhin, mordorées, si belles avec leurs roussissures métalliques, et dont les plaques d'écailles ressemblent à des émaux cloisonnés et bronzés; les grands brochets, allongeant leurs becs féroces, brigands des eaux, rudes, d'un gris de fer; les tanches, sombres et magnifiques, pareilles à du cuivre rouge taché de vert-de-gris. Au milieu de ces dorures sévères, les mannes de goujons et de perches, les lots de truites, les tas d'ablettes communes, de poissons plats pêchés à l'épervier, prenaient des blancheurs vives, des échines bleuâtres d'acier peu à peu amollies dans la douceur transparente des ventres; et de gros barbillons, d'un blanc de neige, étaient la note aiguë de lumière de cette colossale nature morte. Doucement, dans les viviers, on versait des sacs de jeunes carpes; les carpes tournaient sur elles-mêmes, restaient un instant à plat, puis filaient, se perdaient. Des paniers de petites anguilles se vidaient d'un bloc, tombaient au fond des cases comme un seul noeud de serpents; tandis que les grosses, celles qui avaient l'épaisseur d'un bras d'enfant, levant la tête, se glissaient d'elles-mêmes sous l'eau, du jet souple des couleuvres qui se cachent dans un buisson. Et couchés sur l'osier sali des mannes, des poissons dont le râle durait depuis le matin, achevaient longuement de mourir, au milieu du tapage des criées; ils ouvraient la bouche, les flancs serrés, comme pour boire l'humidité de l'air, et ces hoquets silencieux, toutes les trois secondes, bâillaient démesurément.
Cependant monsieur Verlaque avait ramené Florent aux bancs de la marée. Il le promenait, lui donnait des détails très-compliqués. Aux trois côtés intérieurs du pavillon, autour des neuf bureaux, des flots de foule s'étaient massés, qui faisaient sur chaque bord des tas de têtes moutonnantes, dominées par des employés, assis et haut perchés, écrivant sur des registres. – Mais, demanda Florent, est-ce que ces employés appartiennent tous aux facteurs ?
Alors, monsieur Verlaque, faisant le tour par le trottoir, l'amena dans l'enceinte d'un des bancs de criée. Il lui expliqua les cases et le personnel du grand bureau de bois jaune, puant le poisson, maculé parles éclaboussures des mannes. Tout en haut, dans la cabine vitrée, l'agent des perceptions municipales prenait les chiffres des enchères. Plus bas, sur des chaises élevées, les poignets appuyés à d'étroits pupitres, étaient assises les deux femmes qui tenaient les tablettes de vente pour le compte du facteur. Le banc est double; de chaque côté, à un bout de la table de pierre qui s'allonge devant le bureau, un crieur posait les mannes, mettait à prix les lots et les grosses pièces; tandis que la tablettière, au-dessus de lui, la plume aux doigts, attendait l'adjudication. Et il lui montra, en dehors de l'enceinte, en face, dans une autre cabine de bois jaune, la caissière, une vieille et énorme femme, qui rangeait des piles de sous et de pièces de cinq francs. – Il y a deux contrôles, disait-il, celui de la préfecture de la Seine et celui de la préfecture de police. Cette dernière, qui nomme les facteurs, prétend avoir la charge de les surveiller. L'administration de la Ville, de son côté, entend assister à des transactions qu'elle frappe d'une taxe.
Il continua de sa petite voix froide, racontant tout au long la querelle des deux préfectures. Florent ne l'écoutait guère. Il regardait la tablettière qu'il avait en face de lui, sur une des hautes chaises. C'était une grande fille brune, de trente ans, avec de gros yeux noirs, l'air très-posé; elle écrivait, les doigts allongés, en demoiselle qui a reçu de l'instruction.
Mais son attention fut détournée par le glapissement du crieur, qui mettait un magnifique turbot aux enchères. – Il y a marchand à trente francs !... à trente francs ! à trente francs !
Il répétait ce chiffre sur tous les tons, montant une gamme étrange, pleine de soubresauts. Il était bossu, la face de travers, les cheveux ébouriffés, avec un grand tablier bleu à bavette. Et le bras tendu, violemment, les yeux jetant des flammes: – Trente-un ! trente-deux ! trente-trois ! trente-trois cinquante !... trente-trois cinquante !...
Il reprit haleine, tournant la manne, l'avançant sur la table de pierre, tandis que des poissonnières se penchaient, touchaient le turbot, légèrement, du bout du doigt. Puis, il repartit, avec une furie nouvelle, jetant un chiffre de la main à chaque enchérisseur, surprenant les moindres signes, les doigts levés, les haussements de sourcils, les avancements de lèvres, les clignements d'yeux; et cela avec une telle rapidité, un tel bredouillement, que Florent, qui ne pouvait le suivre, resta déconcerté quand le bossu, d'une voix plus chantante, psalmodia d'un ton de chantre qui achève un verset: – Quarante-deux ! quarante-deux !... à quarante-deux francs le turbot !
C'était la belle Normande qui avait mis la dernière enchère. Florent la reconnut, sur la ligne des poissonnières, rangées contre les tringles de fer qui fermaient l'enceinte de la criée. La matinée était fraîche. Il y avait là une file de palatines, un étalage de grands tabliers blancs, arrondissant des ventres, des gorges, des épaules énormes. Le chignon haut, tout garni de frisons, la chair blanche et délicate, la belle Normande montrait son noeud de dentelle, au milieu des tignasses crépues, coiffées d'un foulard, des nez d'ivrognesses, des bouches insolemment fendues, des faces égueulées comme des pots cassés. Elle aussi reconnut le cousin de madame Quenu, surprise de le voir là, au point d'en chuchoter avec ses voisines.
Le vacarme des voix devenait tel, que monsieur Verlaque renonça à ses explications. Sur le carreau, des hommes annonçaient les grands poissons, avec des cris prolongés qui semblaient sortir de porte-voix gigantesques; un surtout qui hurlait: « La moule ! la moule ! » d'une clameur rauque et brisée, dont les toitures des Halles tremblaient. Les sacs de moules, renversés, coulaient dans des paniers; on en vidait d'autres à la pelle. Les mannes défilaient, les raies, les soles, les maquereaux, les congres, les saumons, apportés et remportés par les compteurs-verseurs, au milieu des bredouillements qui redoublaient, et de l'écrasement des poissonnières qui faisaient craquer les barres de fer. Le crieur, le bossu, allumé, battant l'air de ses bras maigres, tendait les mâchoires en avant. À la fin, il monta sur un escabeau, fouetté par les chapelets de chiffres qu'il lançait à toute volée, la bouche tordue, les cheveux en coup de vent, n'arrachant plus à son gosier séché qu'un sifflement inintelligible. En haut, l'employé des perceptions municipales, un petit vieux tout emmitouflé dans un collet de faux astrakan, ne montrait que son nez, sous sa calotte de velours noir; et la grande tablettière brune, sur sa haute chaise de bois, écrivait paisiblement, les yeux calmes dans sa face un peu rougie par le froid, sans seulement battre des paupières, aux bruits de crécelle du bossu, qui montaient le long de ses jupes. – Ce Logre est superbe, murmura monsieur Verlaque en souriant. C'est le meilleur crieur du marché... Il vendrait des semelles de bottes pour des paires de soles.
Il revint avec Florent dans le pavillon. En passant de nouveau devant la criée du poisson d'eau douce, où les enchères étaient plus froides, il lui dit que cette vente baissait, que la pêche fluviale en France se trouvait fort compromise. Un crieur, de mine blonde et chafouine, sans un geste, adjugeait d'une voix monotone des lots d'anguilles et d'écrevisses; tandis que, le long des viviers, les compteurs-verseurs allaient, pêchant avec des filets à manches courts.
Cependant, la cohue augmentait autour des bureaux de vente. Monsieur Verlaque remplissait en toute conscience son rôle d'instructeur, s'ouvrant un passage à coups de coude, continuant à promener son successeur au plus épais des enchères. Les grandes revendeuses étaient là, paisibles, attendant les belles pièces, chargeant sur les épaules des porteurs les thons, les turbots, les saumons. À terre, les marchandes des rues se partageaient des mannes de harengs et de petites limandes, achetées en commun. Il y avait encore des bourgeois, quelques rentiers des quartiers lointains, venus à quatre heures du matin pour faire l'emplette d'un poisson frais, et qui finissaient par se laisser adjuger tout un lot énorme, quarante à cinquante francs de marée, qu'ils mettaient ensuite la journée entière à céder aux personnes de leurs connaissances. Des poussées enfonçaient brusquement des coins de foule. Une poissonnière trop serrée, se dégagea, les poings levés, le cou gonflé d'ordures. Puis, des murs compactes se formaient. Alors, Florent qui étouffait, déclara qu'il avait assez vu, qu'il avait compris.
Comme monsieur Verlaque l'aidait à se dégager, ils se trouvèrent face à face avec la belle Normande. Elle resta plantée devant eux; et, de son air de reine: – Est-ce que c'est bien décidé, monsieur Verlaque, vous nous quittez ? – Oui, oui, répondit le petit homme. Je vais me reposer à la campagne, à Clamart. Il paraît que l'odeur du poisson me fait mal... Tenez, voici monsieur qui me remplace.
Il s'était tourné, en montrant Florent. La belle Normande fut suffoquée. Et comme Florent s'éloignait, il crut l'entendre murmurer à l'oreille de ses voisines, avec des rires étouffés: « Ah bien ! nous allons nous amuser, alors ! »
Les poissonnières faisaient leur étalage. Sur tous les bancs de marbre, les robinets des angles coulaient à la fois, à grande eau. C'était un bruit d'averse, un ruissellement de jets roides qui sonnaient et rejaillissaient; et du bord des bancs inclinés, de grosses gouttes filaient, tombant avec un murmure adouci de source, s'éclaboussant dans les allées, où de petits ruisseaux couraient, emplissaient d'un lac certains trous, puis repartaient en mille branches, descendaient la pente, vers la rue Rambuteau. Une buée d'humidité montait, une poussière de pluie, qui soufflait au visage de Florent cette haleine fraîche, ce vent de mer qu'il reconnaissait, amer et salé; tandis qu'il retrouvait, dans les premiers poissons étalés, les nacres roses, les coraux saignants, les perles laiteuses, toutes les moires et toutes les pâleurs glauques de l'Océan.
Cette première matinée le laissa très-hésitant. Il regrettait d'avoir cédé à Lisa. Dès le lendemain, échappé à la somnolence grasse de la cuisine, il s'était accusé de lâcheté avec une violence qui avait presque mis des larmes dans ses yeux. Mais il n'osa revenir sur sa parole, Lisa l'effrayait un peu; il voyait le pli de ses lèvres, le reproche muet de son beau visage. Il la traitait en femme trop sérieuse et trop satisfaite pour être contrariée. Gavard, heureusement, lui inspira une idée qui le consola. Il le prit à part, le soir même du jour où monsieur Verlaque l'avait promené au milieu des criées, lui expliquant, avec beaucoup de réticences, que « ce pauvre diable » n'était pas heureux. Puis, après d'autres considérations sur ce gredin de gouvernement qui tuait ses employés à la peine, sans leur assurer seulement de quoi mourir, il se décida à faire entendre qu'il serait charitable d'abandonner une partie des appointements à l'ancien inspecteur. Florent accueillit cette idée avec joie.
C'était trop juste, il se considérait comme le remplaçant intérimaire de monsieur Verlaque; d'ailleurs, lui, n'avait besoin de rien, puisqu'il couchait et qu'il mangeait chez son frère. Gavard ajouta que, sur les cent cinquante francs mensuels, un abandon de cinquante francs lui paraissait très-joli; et, en baissant la voix, il fit remarquer que ça ne durerait pas longtemps, car le malheureux était vraiment poitrinaire jusqu'aux os. Il fut convenu que Florent verrait la femme, s'entendrait avec elle, pour ne pas blesser le mari. Cette bonne action le soulageait, il acceptait maintenant l'emploi avec une pensée de dévouement, il restait dans le rôle de toute sa vie. Seulement, il fit jurer au marchand de volailles de ne parler à personne de cet arrangement. Comme celui-ci avait aussi une vague terreur de Lisa, il garda le secret, chose très-méritoire.
Alors, toute la charcuterie fut heureuse. La belle Lisa se montrait très-amicale pour son beau-frère; elle l'envoyait se coucher de bonne heure, afin qu'il pût se lever matin; elle lui tenait son déjeuner bien chaud; elle n'avait plus honte de causer avec lui sur le trottoir, maintenant qu'il portait une casquette galonnée. Quenu, ravi de ces bonnes dispositions, ne s'était jamais si carrément attablé, le soir, entre son frère et sa femme. Le dîner se prolongeait souvent jusqu'à neuf heures, pendant qu'Augustine restait au comptoir. C'était une longue digestion, coupée des histoires du quartier, des jugements positifs portés par la charcutière sur la politique. Florent devait dire comment avait marché la vente de la marée. Il s'abandonnait peu à peu, arrivait à goûter la béatitude de cette vie réglée. La salle à manger jaune clair avait une netteté et une tiédeur bourgeoises qui l'amollissaient dès le seuil. Les bons soins de la belle Lisa mettaient autour de lui un duvet chaud, où tous ses membres enfonçaient. Ce fut une heure d'estime et de bonne entente absolues.
Mais Gavard jugeait l'intérieur des Quenu-Gradelle trop endormi. Il pardonnait à Lisa ses tendresses pour l'empereur, parce que, disait-il, il ne faut jamais causer politique avec les femmes, et que la belle charcutière était, après tout, une femme très-honnête qui faisait aller joliment son commerce. Seulement, par goût, il préférait passer ses soirées chez monsieur Lebigre, où il retrouvait tout un petit groupe d'amis qui avaient ses opinions. Quand Florent fut nommé inspecteur de la marée, il le débaucha, il l'emmena pendant des heures, le poussant à vivre en garçon, maintenant qu'il avait une place.
Monsieur Lebigre tenait un fort bel établissement, d'un luxe tout moderne. Placé à l'encoignure droite de la rue Pirouette, sur la rue Rambuteau, flanqué de quatre petits pins de Norwége dans des caisses peintes en vert, il faisait un digne pendant à la grande charcuterie des Quenu-Gradelle. Les glaces claires laissaient voir la salle, ornée de guirlandes de feuillages, de pampres et de grappes, sur un fond vert tendre. Le dallage était blanc et noir, à grands carreaux. Au fond, le trou béant de la cave s'ouvrait sous l'escalier tournant, à draperie rouge, qui menait au billard du premier étage. Mais le comptoir surtout, à droite, était très riche, avec son large reflet d'argent poli. Le zinc retombant sur le soubassement de marbre blanc et rouge, en une haute bordure gondolée, l'entourait d'une moire, d'une nappe de métal, comme un maître-autel chargé de ses broderies. À l'un des bouts, les théières de porcelaine pour le vin chaud et le punch, cerclées de cuivre, dormaient sur le fourneau à gaz; à l'autre bout, une fontaine de marbre, très-é...

Table des matières

  1. I
  2. II
  3. III
  4. IV
  5. V
  6. VI
  7. Copyright