L’IMPENSÉ DES IMAGES
« Il faut regarder d’abord le monde, puis la plaque photographique, puis l’image finale, s’émerveiller du processus qui s’accomplit »
L. Ghirri, 1988
Parmi les travaux que Gianni Celati consacre aux arts visuels, on peut être surpris de trouver un essai dédié à l’œuvre de Claes Oldenburg. Apparemment, l’artiste d’origine suédoise proche du New Dada et du Pop Art serait loin de l’imaginaire visuel de l’écrivain. L’évidence trouble, parfois voyante, de ses œuvres ne toucherait pas d’emblée ces apparences fugitives de l’expérience sensible auxquelles Celati dédie bien des pages ; et l’on aurait bien de la peine à voir dans leur densité objectale de produits marchands cette pensée de l’image, si subtile, en tant que « phénomène de lumière » qui nous fait ressentir « les choses et les personnes dans leur espace, […] dans leur distance ».
D’ailleurs, l’on serait tenté de dire que le travail de Claes Oldenburg serait plus proche de blocs de netteté (avec leur bric-à-brac de nourriture et d’outils hors de toute proportion). L’image est exhibée, frontale plutôt que frontière, car sa couleur, sa forme, ses dimensions seraient sous l’emprise d’objets du quotidien qui, eux-mêmes, se font image. Store, cette œuvre faite d’objets en plâtre coloré qu’Oldenburg crée pendant l’hiver 1961, nous offre un exemple très parlant de ce déploiement de marchandises. Des sculptures d’aliments, de vêtements, d’objets en tout genre sont entassées dans ce magasin de fragments urbains à fouiller. L’image y est exposée et disposée avec cet air à la fois de boutique et d’entrepôt : car, dans Store, il faut entrer, se promener parmi les objets, leur faire face en même temps qu’ils nous entourent, les ressentir dans leur présence quotidienne, dans leur répétition, dans leurs couleurs vives, dans leur apparence qui nous regarde depuis les étagères.
Tout cela nous conduirait à un questionnement sur la chose étalée, produit que l’on trouve au quotidien, marchandise, denrée ou pacotille dont notre routine est ponctuée. C’est pourtant et d’abord le caractère secondaire de la matière dans l’œuvre de Claes Oldenburg dont il est question pour Celati : matière reprise, citée, augmentée, découpée dans l’ensemble des matières communes. Ainsi Store, ce bazar surchargé, est aussi un magasin et une caverne, un intérieur qui nous exhibe, tout en le détournant, ce qui est dehors, comme un ailleurs de restes qui reflète un voisinage paradoxal, le nôtre, dans notre proximité avec ces fragments d’un monde fait au « hasard, périssable, consommable ». Des fragments qui peuvent alors avoir quelque chose de pénétrant, en tant que phénomènes qui nous touchent et nous prennent par leur caractère à la fois ordinaire et déphasé. Si Gianni Celati se penche sur l’œuvre de Claes Oldenburg, ce serait pour cette qualité de matière aux bords de ce qui nous entoure et parfois nous absorbe, quelque chose dont la visibilité extérieure serait en ce sens une chose fugitive et poreuse. Il serait donc phénomène à saisir sur les limites de sa présence, à enquêter, voire à déployer, à partir de son état de seuil.
Il nous faudrait alors bien commencer par noter que l’essai sur Oldenburg, dont le titre est Oggetti soffici (Objets doux, moelleux), marque en effet un pli (une césure et une continuité) dans l’approche des images de Gianni Celati. Sa publication en 1979, dans la revue Iterarte que le photographe et artiste Carlo Gajani, lui, a décidé de consacrer à un art affectueux (un’arte affettuosa) accompagne la fin d’une saison : celle de la trilogie d’enfances indisciplinées, avec le Lunario del paradiso ; celle des échanges avec Gajani, au moins en ce qui concerne leur plus étroite collaboration qui a donné lieu aux livres Il chiodo in testa et La bottega dei mimi. En 1979, quelque chose s’efface, s’effiloche dans le temps : entre autres, ce monde marchand de la fin du xxe siècle, cette possible consommation des marchandises dont il est aussi question dans l’essai. Mais tout cela est bien moins important que ce qui reste, que ce qui trace une des façons de Celati d’appréhender le monde visuel et qui marque en revanche une profonde continuité dans sa réflexion.
Dans Oggetti soffici, on trouve alors, comme saccadée, une certaine saisie de l’image, un pouvoir même de l’image qui revient sans cesse dans le travail de l’écrivain et que les œuvres d’Oldenburg, ces objets qui ressentent, comme le dit si bien Germano Celant, mettent en avant. Parce que c’est d’abord dans l’affection d’un ressentir de la chose que s’exprime un détournement, une dissemblance, une force visuelle. Ce serait le cas de Floor cone (1962), cette glace géante, de plus de trois mètres, aux couleurs tranchées, aux lignes géométriques simples (une sphère et un cône), mais à la surface molle (de toile remplie de caoutchouc mousse) qui cède à la gravité. Instabilité d’une sculpture qui se replie, qui répond au toucher, à son espace, qui joue sa forme. Ou encore cela serait le cas de cet objet d’écrivain, la Soft Typewriter (1963), dont la visibilité quotidienne se mêle avec une matière qui se rabat sur elle-même, objet voyant et émouvant dans sa présence de jouet inutilisable.
Ces objets en étoffe, plâtre ou latex appellent un regard, même un érotisme du regard, et leur détournement pour Celati est double : celui d’un art qui fait de l’extériorité du quotidien une utopie du périssable et un absolu d’accumulation de choses banales, c’est-à-dire au-delà de toute exemplarité, de toute métaphore et de tout symbole ; et celui de sculptures, comme les soft machines, qui demandent et suggèrent au spectateur un renversement du regard, son espacement parmi les traces (singulières et partagées) de l’expérience sensible.
Avant de nous demander quelle serait la spécificité de cette dernière, arrêtons-nous sur cette lecture des images de Claes Oldenburg où, on le voit bien, celles-ci se rattachent au monde des objets, des artefacts, des choses. En ce sens, Oldenburg « offre des entités visuelles préexistantes, de telle sorte que l’individu se trouve devant des sujets qui lui sont égaux – déjà nés ». Cela reviendrait à mettre en valeur une relation au visuel qui s’instaure d’abord avec un élément trouvé, déjà disponible : image-objet, image-extérieur, où l’on habite mais qui nous enveloppe, nous habite à la fois. C’est ce que l...