Première Partie : Hagiographie et Propagande
Introduction
Avant d’en commencer l’analyse, une remarque préliminaire est nécessaire : la Vie d’Étienne le Jeune a été conçue pour être prononcée devant un auditoire et écoutée. À l’époque byzantine, son usage est oral, comme le montrent les manuscrits où les repères de lecture à haute voix, notamment les kathismata, sont nombreux1. La phrase grammaticale, telle que nous l’entendons, centrée sur une principale dont le verbe est à un mode personnel, phrase qui est pour nous l’élément qui structure un texte, n’est pas une catégorie pertinente pour une lecture qui, même quand elle est solitaire, est orale2. Ce qui compte — et la ponctuation des manuscrits en rend compte —, c’est l’accumulation de membres de phrases apposés, correspondant chacun à ce que l’on peut dire sans reprendre souffle et qui construisent par strates successives un sens approximatif, ou plus exactement changeant comme une mosaïque change avec la lumière. La ponctuation des éditions imprimées, qui convient bien à notre usage de la lecture mentale, prive ces textes de leur environnement sensible, et induit probablement un contre-sens sur l’ensemble en lui donnant une netteté qui lui est étrangère. Non qu’il faille transformer notre usage, mais il faut garder en tête que le texte imprimé a été écrit pour être dit et fut utilisé ensuite dans une lecture à haute voix. L’oralité du texte a aussi pour conséquence de donner à l’auteur une grande liberté, car il peut laisser passer des contradictions internes que l’auditeur, emporté par le flot de paroles, peut difficilement répérer.
Ce préalable posé, la Vie d’Étienne le Jeune sera analysée en tant que texte écrit, car telle est la forme sous laquelle elle se présente à nous. L’analyse littéraire consiste à démonter les rouages qui font d’une biographie un texte de propagande en faveur de l’icône, propagande qui est le but avoué de l’auteur (§2). Quel programme littéraire Etienne le Diacre a-t-il appliqué pour y réussir ? À partir de quel substrat ?
L’enquête commence par l’auteur, par ce que son texte nous fait savoir de lui, de ses désirs comme des contraintes qui pesaient sur lui (chapitre I), l’étude des conditions de la rédaction étant ainsi un préalable à celle de la narration. La narration elle-même est envisagée sous plusieurs angles : le premier est celui du genre littéraire, assez sophistiqué puisque la Vie d’Étienne le Jeune présente le paradoxe d’avoir appliqué à l’empire chrétien un type de récit hagiographique fabriqué du temps où l’empire était païen, la Passio de martyr (chapitre II). Le second est celui des catégories narratives, qui sont définies et dont la distribution dans l’œuvre est analysée, ce qui permet de comprendre leur fonction (chapitre III). Troisième angle : le récit proprement dit, c’est-à-dire la vie du héros stricto sensu, étudié et du point de vue du temps et du point de vue de la consécution des actions, de manière à rétablir, dans la mesure du possible, la chronologie et la cause des événements de la vie d’Etienne le Jeune (chapitre IV). Enfin, l’étude du style, notamment celle des adjectifs et des comparaisons, met en lumière les points forts de la propagande iconodoule (chapitre V). L’analyse littéraire ainsi menée permet de retrouver, autant que faire ce peut, le substrat à partir duquel Etienne le Diacre a travaillé et la façon dont il l’a transformé de manière à faire de la Vie d’Étienne le Jeune un texte de propagande iconodoule (chapitre VI).
1. Un Auteur Très Présent
L’auteur de la
Vie d’Étienne le Jeune ne se laisse pas oublier, ce qui n’est pas toujours le cas dans les textes hagiographiques. Il est si présent qu’on l’imagine bien, un jour de 809, dans une salle du patriarcat, à l’ombre de Sainte-Sophie, assis devant une armoire chargée de manuscrits, et qui commence à écrire :
… La difficulté du sujet dans lequel l’ont jeté ceux “qui l’ont incité à écrire” explique sans doute pourquoi il interrompt fréquemment le récit qu’il consacre à Etienne le Jeune pour donner son avis ou reprendre le cap. Il fulmine, il dit “je”, il émaille le récit de rappels du temps présent pour montrer à ceux qui l’écoutent que l’histoire qu’il raconte a des prolongements encore actuels, il prend à parti l’auditoire et joue sur ses sentiments.
Ce sont ces interventions qui font l’objet du présent chapitre. Elles ont un statut particulier puisque, tout en étant présentes dans le texte, elles ne font pas partie de l’histoire racontée. On peut les comparer au portrait du donateur sur une image pieuse : le donateur n’est pas un personnage de la scène représentée, quelle qu’elle soit, Nativité, épisode de la vie d’un saint ou autre, et pourtant il est dans l’image. Comme le portrait du donateur, les interventions de l’auteur se rapportent non pas au temps du sujet traité, mais au temps où l’ouvrage fut réalisé. Temps que l’on peut appeler, en empruntant la formule aux linguistes, le temps de l’énonciation.
De fait, les intrusions de l’auteur dans son texte sont repérables dans la langue : il quitte les pronoms personnels du récit (il ou elle/ils ou elles) et emploie ceux (je/nous) qui signalent que lui-même, ou l’ensemble de gens dont il fait partie, parle ou dit quelque chose à un ou plusieurs destinataires (tu/vous); il introduit des adverbes de temps qui signifient qu’il quitte la temporalité du récit, référée à elle-même (la veille, le lendemain), et qu’il se réfère au moment où il est en train d’écrire (aujourd’hui, maintenant)1. Nous appellerons ces traces de l’intervention de l’auteur des marques d’énonciation, en ce que ce sont les marques que l’auteur parle en son nom et de son temps2.
Un texte hagiographique comprend deux moments qui sont structurellement hors du récit et où, souvent, l’auteur parle de lui : ce sont le prologue où il présente son ouvrage au public, et l’épilogue où, parfois, il l’adresse à son commanditaire et où, toujours, il l’offre au saint lui-même à qui il demande en rétribution de ses efforts l’intercession heureuse qui lui procurera la vie éternelle. Ils valent une étude particulière et nous commencerons par là. L’auteur peut aussi intervenir dans le récit, dont il interrompt le cours; ces interventions se réfèrent alors soit à la situation d’énonciation, soit à ce qui est énoncé. Quand elles se réfèrent à la situation d’énonciation, elles sont signalées par des appels de l’auteur à son auditoire (“je”, “vous”) ou par l’emploi de la première personne du pluriel. Les interventions qui se réfèrent à ce qui est énoncé sont de deux types très différents : elles peuvent être le signe que l’auteur organise la narration, qu’il en rend claires les articulations; en ce cas, elles sont internes au texte et ne renvoient à rien d’autre qu’à lui (par exemple : “un tel, dont j’ai déjà parlé”, ou “reprenons le cours du récit”). Elles peuvent être des gloses de l’auteur à tel passage de l’histoire racontée, par lesquelles il exprime, à propos de ce qui est raco...