Elle quitte le thĂ©Ăątre en compagnie dâun homme qui semble ĂȘtre son conjoint. Du moins le tient-elle Ă©troitement par le bras, comme si elle Ă©tait amoureuse de lui. Elle avance dâun pas mesurĂ© qui sâaccorde au sien et fait ce quâil faut pour bien montrer quâil est son homme et quâelle est heureuse de se trouver en sa compagnie. Câest lâimpression quâelle donne Ă ceux qui les entourent.
MalgrĂ© tout, Paul a le sentiment que sa dĂ©marche tient surtout du jeu ou mĂȘme du calcul. Il lui semble peu probable quâelle Ă©prouve pour cet homme sel et poivre un amour passionnel. Il est plutĂŽt dâavis quâelle est aguerrie Ă ce genre dâexercice et quâelle sây adonne volontiers, avec toute lâhabiletĂ© et tout le savoir-faire que, trĂšs Ă©videmment, elle a dĂ©jĂ acquis. Car il est clair quâelle est Ă lâaise dans le milieu chic, presque aristocratique, dans lequel elle se trouve. Elle est dans son Ă©lĂ©ment, alors que Paul, lui, nâa pas lâhabitude dâĂ©voluer dans la mĂȘme sociĂ©tĂ©.
Sa premiĂšre impression ne lâempĂȘche aucunement dâĂȘtre Ă©bloui par le charme qui Ă©mane de cette femme. Il se rĂ©pand autour dâelle et ensorcelle Paul sans quâil nây puisse rien. Sans mĂȘme quâil sâen rende pleinement compte ni, non plus, quâil songe un seul instant Ă sây soustraire. Il demeure donc sur place, fascinĂ©, subjuguĂ©, conquis par toute cette grĂące lĂ©gĂšre et sinueuse qui dĂ©ferle devant lui. Elle suscite chez lui une admiration qui, dĂ©jĂ , prend des allures de coup de foudre.
Elle avance vers lui dâun pas lent et rythmĂ© qui accentue le balancement de ses hanches, qui lui-mĂȘme Ă©chappe trĂšs Ă©videmment Ă toute conscience, Ă toute volontĂ© de sĂ©duction de sa part. Il y a dans sa dĂ©marche une fraĂźcheur et une simplicitĂ© qui ne se trouvent habituellement pas chez une femme mature, mais plutĂŽt chez une adolescente. Tout ceci fait dâelle une contradiction vivante. On se le demande : comment peut-elle ĂȘtre une femme accomplie tout en conservant autant de traits qui Ă©voquent lâinexpĂ©rience, lâinnocence et mĂȘme la vertu ?
Sa robe beige et soyeuse est ornĂ©e dâappliques et de passementeries blanches qui imitent les courbures de la vigne et les grappes de raisins. Elle met en valeur la finesse de son corps et ajoute Ă la lĂ©gĂšretĂ© et Ă lâĂ©lĂ©gance de ses moindres mouvements. Les Ă©paules et la poitrine, qui vont en sâamenuisant jusquâĂ la taille, puis le bassin qui, lui aussi, amorce un dĂ©gradĂ© qui va se perdre dans les jambes, rappellent un cĆur double et superposĂ©. Jamais la nature nâa si bien tendu le piĂšge quâelle rĂ©serve depuis toujours aux hommes. PiĂšge dans lequel Paul tombe sans aucune rĂ©sistance. Il y bascule mĂȘme de son plein grĂ©, avec une ferveur Ă©vidente.
Mettant de cĂŽtĂ© toute rĂ©serve, il se prĂ©cipite sur le passage de la jeune femme, de maniĂšre Ă lui faire face et Ă la voir de plus prĂšs. Elle se rend compte de son geste et se prĂȘte avec le sourire Ă lâimpĂ©tuositĂ© de Paul, un peu comme une vedette se fait belle et gracieuse devant un appareil photo. Le vieux monsieur grisonnant, lui, semble contrariĂ© par tant de sans-gĂȘne. Il jette Ă Paul un regard rapide et froid qui le fait reculer dans la foule qui se presse autour dâeux. Mais non avant quâil puisse dire Ă la jeune femme :
â Ă bientĂŽt !
Il aurait pu lui dire plutĂŽt :
â Vous ĂȘtes belle.
Peut-ĂȘtre mĂȘme :
â Je vous aime.
Mais Ă bientĂŽt ? Que veut-il dire ? Lui-mĂȘme nâen sait rien. Les mots lui sont sortis de la bouche sans quâil les y autorise et seulement parce que, sur le moment, rien dâautre ne lui est venu Ă lâesprit. Il la regarde longtemps sâen aller, se mĂȘler Ă la foule, puis disparaĂźtre derriĂšre les robes de soirĂ©e et les complets anthracites des hommes.
Paul demeure sur place un long moment, incertain sâil a eu affaire Ă une fĂ©e, Ă un archange ou Ă quelque dĂ©esse dâune religion oubliĂ©e. Sa petite amie LĂ©a, qui lâaccompagne au thĂ©Ăątre, le tire de sa torpeur et, le regard oblique et jaloux, lâentraĂźne ailleurs, dans la direction opposĂ©e.
â Tu la connais, cette femme ?
â Non, je lâai jamais vue avant maintenant. Pourquoi tu me demandes ça ?
â Parce quâelle a fait sur toi une forte impression.
â Tu mâaccorderas quâelle est trĂšs belle.
â Oui, elle est belle. Elle est plus belle que moi. Câest facile Ă voir.
â Mais non ! Tu es vraiment pas gentille envers toi-mĂȘme, LĂ©a !
â Je pense plutĂŽt que je vois clair, que je me regarde avec les yeux dâun autre, sans flatterie et sans indulgence.
â Tu es trop dure avec toi-mĂȘme. Je pense au contraire que tu es trĂšs jolie. Câest dâailleurs une des raisons qui font que je veux vivre avec toi. Crois-tu vraiment que je resterais lĂ si tu Ă©tais pas une femme remarquable, exceptionnelle mĂȘme ?
â Je sais plus, Paul. Quand je te vois regarder dâautres femmes avec, dans les yeux, lâenvie dâĂȘtre avec elles plutĂŽt quâavec moi, je perds tous mes moyens. Câest avec des yeux comme ça que tu regardais cette femme, tout Ă lâheure.
â Pas du tout ! Câest de la pure invention !
â On va pas se chamailler ici, Paul, au beau milieu de la foule.
â Tu as raison. Parlons dâautre chose. De nâimporte quoi. De MoliĂšre, tiens.
â Aimes-tu vraiment MoliĂšre ? Tu avais lâair de tâennuyer Ă mourir, surtout vers la fin du spectacle.
â Vraiment ? Pourtant, jâaime bien MoliĂšre. Tout le monde a le devoir, tout le monde a lâobligation dâaimer MoliĂšre ! Câest un incontournable. Un monstre sacrĂ©, comme on dit souvent.
â Tu dis nâimporte quoi, Paul. Aimes-tu MoliĂšre, oui ou non ?
â Oui, beaucoup mĂȘmeâŠ
â Tu mâĂ©coutes mĂȘme pas et MoliĂšre tâintĂ©resse pas du tout⊠Quâest-ce que tu cherches, lĂ -bas ?
â Rien. Je regarde de ce cĂŽtĂ©-lĂ , Ă tout hasard.
â Tu mens ! Tu la cherches, la jolie femme qui tâa souri tout Ă lâheure. Elle est dĂ©jĂ sortie avec son vieil ami. Ă moins quâil soit plutĂŽt son vieux mari.
â Bon. Puisque tu es si difficile, il vaudrait peut-ĂȘtre mieux quâon rentre Ă notre appartement. Mais si tu prĂ©fĂšres aller au restaurant, on pourrait continuer Ă discuter de MoliĂšreâŠ
â Je pense que MoliĂšre est le dernier sujet qui tâintĂ©resse. Te souviens-tu au moins du titre de la piĂšce quâon vient de voir ?
â Bien sĂ»r que je mâen rappelle ! Câest⊠Le bourgeois de Paris. Non, câest Le bourgeoisâŠ
â Quelle mĂ©moire ! Et quelle culture ! Rentrons chez nous !
â Dâaccord, mais rentrons Ă pied, si tu veux. Un peu dâair frais nous fera du bien Ă tous les deux. AprĂšs tout ce temps passĂ© dans cette grande salle remplie de rires et dâapplaudissements, jâen suis encore tout Ă©tourdi.
â Et la voiture ?
â Je viendrai la chercher demain matin. On est Ă une dizaine de minutes de notre appartement. Ăa se marche facilement. Câest pas la peine de sortir lâauto de lĂ oĂč elle est pour la garer sous notre Ă©difice.
â Dâaccord, mais il fait trĂšs noir et la soirĂ©e est vraiment fraĂźche.
â Viens ! Prends mon bras.
Ils marchent ensemble sur le trottoir. Paul ne se souvient plus de ce que LĂ©a lui a rĂ©pondu plus tĂŽt. Voulait-elle aller au restaurant ou Ă lâappartement ? Il le lui redemande.
â Au restaurant ? Pas du tout ! rĂ©pond-t-elle.
â Je pensais que⊠Tu nâas pas faim ?
â Non, je prĂ©fĂšre rentrer directement.
â Bon ! Allons-y ! On finira la soirĂ©e en tĂȘte-Ă -tĂȘte.
Ce matin de juin, Paul se prĂ©sente au travail. Comme dâhabitude. Mais il a changĂ© dâemploi rĂ©cemment. Il entre donc dans un nouveau bureau, celui quâil occupera durant les mois qui viennent. Peut-ĂȘtre mĂȘme quâil y restera pendant plusieurs annĂ©es.
Câest un bureau de coin, symbole de lâimportance de son nouveau poste. Il est plus grand que son ancien, avec trois fenĂȘtres qui donnent sur la ville. Dans un recoin ensoleillĂ©, il y a une plante tropicale en pleine floraison. Juste avant la porte, un grand espace est rĂ©servĂ© Ă son assistante. Tous des privilĂšges qui viennent avec le rang de Paul, celui de directeur des Ă©tudes externes. Il relĂšve directement du sous-ministre adjoint du ministĂšre qui est le mieux cotĂ© et le plus secret en ville. Peut-ĂȘtre mĂȘme au pays.
Paul sâinstalle tranquillement, presque timidement, dans son nouveau bureau. Il prend possession des lieux avec lenteur et prudence. Il regarde la ville par la fenĂȘtre. Une mosaĂŻque colorĂ©e de toits, de tours et de gratte-ciel en tous genres. Avec des rues rectilignes et transversales qui les sĂ©parent proprement. Et de la fumĂ©e qui sâĂ©chappe de quelques cheminĂ©es industrielles.
â Vous voulez du cafĂ© ?
Une jeune femme est debout dans lâencadrement de la porte. Elle sourit en attendant la rĂ©ponse de Paul.
â Je croyais que le cafĂ© ne faisait plus partie des tĂąches dâune secrĂ©taire⊠Pardon, je pense que vous ĂȘtes plutĂŽt une assistante ?
â Oui, une assistante.
â Eh bien, je croyais que les patrons allaient chercher eux-mĂȘmes leur cafĂ©.
â Peut-ĂȘtre⊠Enfin oui, câest la rĂšgle ! Mais ici, on fait des exceptions. Câest un petit geste qui facilite les rapports dans nos bureaux. Et ça va dans les deux sens : la prochaine fois, câest vous qui mâapporterez du cafĂ© !
â Câest dâaccord.
â Noir avec sucre ?
â Noir seulement⊠Ăcoutez. Je me sens mal Ă lâaise de vous lâavouer, je me souviens pas de votre prĂ©nom. On me lâa dĂ©jĂ dit, mais jâai la mĂ©moire un peu courte.
â Josette. Je mâappelle Josette. Un nom enfantin, vous trouvez pas ? Je vois dans votre visage que vous ĂȘtes dâaccord ! Que voulez-vous, câest le nom que ma mĂšre mâa donnĂ© il y a vingt-deux ans.
â Vingt-deux ans ? Vous paraissez plus jeune. Je vous en donnerais seulement dix-huit. Vingt tout au plus.
â Merci, mais je suis pas sĂ»re que câest mieux dâavoir dix-huit ans plutĂŽt que vingt-deux.
â Pas toujours. Vous avez raison. Mais en gĂ©nĂ©ral, oui. La plupart des femmes prĂ©fĂšrent avoir lâair plus jeunes quâelles le sont en rĂ©alitĂ©. Ce que savent dâailleurs les hommes. Câest pourquoi ils mentent. Chaque fois que lâoccasion se prĂ©sente, ils retranchent trois ans ou mĂȘme cinq ans Ă ce qui leur semble lâĂąge vĂ©ritable dâune femme.
â Vraiment ? Eh bien, vous venez de me mentir !
â Pas du tout. Je vous rĂ©pĂšte quâon vous donnerait Ă peine vingt ans.
â Bon⊠je vous crois. Je fais semblant de vous croire. Vous avez dit noir, le cafĂ© ? Je vous reviens.
Paul lâobserve pendant quâelle sâĂ©loigne. Josette sent son regard posĂ© sur elle. Elle marche donc le mieux possible, en mettant bien les pieds lâun devant lâautre, rĂ©guliĂšrement et fermement. Tout comme on le lui a appris Ă lâagence de mannequins quâelle frĂ©quente le soir, une fois la semaine. OĂč on lui enseigne aussi comment se maquiller, comment se tenir droit, comment sourire Ă quelquâun, comment regarder les gens selon ce quâon attend dâeux et, surtout, comment faire dire Ă son corps ce que les mots ne peuvent bien exprimer.
AussitĂŽt son assistante disparue, Paul ouvre sa serviette pour y prendre les quelques documents essentiels quâil a emportĂ©s en prĂ©vision de cette premiĂšre journĂ©e dans son nouveau poste. Pendant quâil sâaffaire Ă les ranger sur son bureau, il voit du coin de lâĆil une silhouette apparaĂźtre dans lâencadrement de la porte.
En levant les yeux, il croit un court instant souffrir dâune hallucination. Celui qui est devant lui nâest nul autre que lâhomme sel et poivre de la veille, Ă la sortie du thĂ©Ăątre. Le mĂȘme qui avait Ă son bras cette trĂšs jolie femme qui lâa si fortement impressionnĂ©.
Lâhomme sâavance vers lui, la main tendue.
â Je me prĂ©sente : je mâappelle Max. Je suis le sous-ministre adjoint aux affaires internationales.
â EnchantĂ© ! Dans ce cas, vous ĂȘtes mon patro...