Aphorismes sur la sagesse dans la vie
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Aphorismes sur la sagesse dans la vie

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Aphorismes sur la sagesse dans la vie

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Aphorismes sur la sagesse dans la vie (Aphorismen zur Lebensweisheit) est un essai publié par Arthur Schopenhauer en 1851, inclus dans son ouvrage Parerga et Paralipomena, dans la seconde moitié du premier volume. Souvent publié à part des Parerga, c'est celui des ouvrages de Schopenhauer qui a été le plus lu. La première traduction en français date de 1880, réalisée par Jean Alexandre Cantacuzène. Schopenhauer introduit ainsi son essai: « Je prends ici la notion de sagessen dans la vie dans son acception immanente, c’est-à-dire que j’entends par là l’art de rendre la vie aussi agréable et aussi heureuse que possible. Cette étude pourrait s’appeler également l’Eudémonologie; ce serait donc un traité de la vie heureuse. » Arthur Schopenhauer est un philosophe allemand, né le 22 février 1788 à Dantzign, mort le 21 septembre 1860 à Francfort-sur-le-Mainn.
La philosophie de Schopenhauer a eu une influence importante sur de nombreux écrivains, philosophes ou artistes du xixe siècle et du xxe siècle, notamment à travers son œuvre principale publiée pour la première fois en 1819, Le monde comme volonté et comme représentation. Translator: J.-A. Cantacuzène

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Informations

Éditeur
Passerino
Année
2020
ISBN
9788835377139

CHAPITRE V

PARÉNÉSES ET MAXIMES
Ici moins que partout j'ai la prétention d'être complet; sans quoi j'aurais à répéter les nombreuses, et en partie excellentes, règles de la vie données par les penseurs de tous les temps, depuis Theognis et le pseudo-Salomon[23] jusqu'à La Rochefoucauld; je ne pourrais pas éviter non plus beaucoup de lieux communs des plus rebattus. J'ai renoncé aussi presque entièrement à tout ordre systématique. Que le lecteur s'en console, car en pareilles matières un traité complet et systématique eût été infailliblement ennuyeux. Je n'ai consigné que ce qui m'est venu tout d'abord à l'esprit, ce qui m'a semblé digne d'être communiqué et ce qui, autant que je me le rappelais, n'avait pas encore été dit, pas aussi complètement du moins et pas sous cette même forme; je ne fais donc que glaner dans ce vaste champ où d'autres ont récolté avant moi.

Toutefois pour apporter un peu de suite dans cette grande variété d'opinions et de conseils relatifs à mon sujet, je les classerai en maximes générales et en maximes concernant notre conduite envers nous-mêmes, puis envers les autres et enfin en face de la marche des choses et du sort en ce monde.

I.—Maximes générales.

1° Je considère comme la règle suprême de toute sagesse dans la vie la proposition énoncée par Aristote dans sa Morale à Nicomaque (VII, 12): «ο φρονιμος το αλυπον διωχει, ου το ηδυ» ce qui peut se traduire ainsi: Le sage poursuit l'absence de douleur et non le plaisir. La vérité de cette sentence repose sur ce que tout plaisir et tout bonheur sont de nature négative, la douleur par contre de nature positive. J'ai développé et prouvé cette thèse dans mon ouvrage principal, vol. I, § 58. Je veux cependant l'expliquer encore par un fait d'observation journalière. Quand notre corps tout entier est sain et intact, sauf une petite place blessée ou douloureuse, la conscience cesse de percevoir la santé du tout; l'attention se dirige tout entière sur la douleur de la partie lésée, et le plaisir, déterminé par le sentiment total de l'existence, s'efface. De même, quand toutes nos affaires marchent à notre gré, sauf une seule qui va à rencontre, c'est celle-ci, fût-elle de minime importance, qui nous trotte constamment par la cervelle, c'est sur elle que se reporte toujours notre pensée et rarement sur les autres choses, plus importantes, qui marchent à notre souhait. Dans les deux cas, c'est la volonté qui est lésée, la première fois telle qu'elle s'objective dans l'organisme, la seconde fois dans les efforts de l'homme; nous voyons, dans les deux cas, que sa satisfaction n'agit jamais que négativement, et que, par conséquent, elle n'est pas éprouvée directement du tout; c'est tout au plus par voie réflexe qu'elle arrive à la conscience. Ce qu'il y a de positif au contraire, c'est l'empêchement de la volonté, lequel se manifeste directement aussi. Tout plaisir consiste à supprimer cet empêchement, à s'en affranchir, et ne saurait être, par conséquent, que de courte durée.

Voilà donc sur quoi repose l'excellente règle d'Aristote rapportée ci-dessus, d'avoir à diriger notre attention non sur les jouissances et les agréments de la vie, mais sur les moyens d'échapper autant qu'il est possible aux maux innombrables dont elle est semée. Si cette voie n'était pas la vraie, l'aphorisme de Voltaire: «Le bonheur n'est qu'un rêve et la douleur est réelle,» serait aussi faux qu'il est juste en réalité. Aussi, quand on veut arrêter le bilan de sa vie au point de vue eudémonologique, il ne faut pas établir son compte d'après les plaisirs qu'on a goûtés, mais d'après les maux auxquels on s'en soustrait. Bien plus, l'eudémonologie, c'est-à-dire un traité de la vie heureuse, doit commencer par nous enseigner que son nom même est un euphémisme, et que par «vivre heureux» il faut entendre seulement «moins malheureux», en un mot, supportablement. Et, de fait, la vie n'est pas là pour qu'on en jouisse, mais pour qu'on subisse, pour qu'on s'en acquitte; c'est ce qu'indiquent aussi bien des expressions telles que, en latin: «degere vitam», «vitam defungi»; en italien: «si scampa cori»; en allemand: «man muss suchen, durch zukommen», «er wird schon durch die Welt kommen», et autres semblables. Oui, c'est une consolation, dans la vieillesse, que d'avoir derrière soi le labeur de la vie. L'homme le plus heureux est donc celui qui parcourt sa vie sans douleurs trop grandes, soit au moral soit au physique, et non pas celui qui a eu pour sa part les joies les plus, vives ou les jouissances les plus fortes. Vouloir mesurer sur celles-ci le bonheur d'une existence, c'est recourir à une fausse échelle. Car les plaisirs sont et restent négatifs; croire qu'ils rendent heureux est une illusion que l'envie entretient et par laquelle elle se punit elle-même. Les douleurs au contraire sont senties positivement, c'est leur absence qui est l'échelle du bonheur de la vie. Si, à un état libre de douleur vient s'ajouter encore l'absence de l'ennui, alors on atteint le bonheur sur terre dans ce qu'il a d'essentiel, car le reste n'est plus que chimère. Il suit de là qu'il ne faut jamais acheter de plaisirs au prix de douleurs, ni même de leur menace seule, vu que ce serait payer du négatif et du chimérique avec du positif et du réel. En revanche, il y a bénéfice à sacrifier des plaisirs pour éviter des douleurs. Dans l'un et l'autre cas, il est indifférent que les douleurs suivent ou précèdent les plaisirs. Il n'y a vraiment pas de folie plus grande que de vouloir transformer ce théâtre de misères en un lieu de plaisance, et de poursuivre des jouissances et des joies au lieu de chercher à éviter la plus grande somme possible de douleurs. Que de gens cependant tombent dans cette folie! L'erreur est infiniment moindre chez celui qui, d'un œil trop sombre, considère ce monde comme une espèce d'enfer et n'est occupé qu'à s'y procurer un logis à l'épreuve des flammes. Le fou court après les plaisirs de la vie et trouve la déception; le sage évite les maux. Si malgré ces efforts il n'y parvient pas, la faute en est alors au destin et non à sa folie. Mais pour peu qu'il y réussisse, il ne sera pas déçu, car les maux qu'il aura écartés sont des plus réels. Dans le cas même où le détour fait pour leur échapper eût été trop grand et où il aurait sacrifié inutilement des plaisirs, il n'a rien perdu en réalité: car ces derniers sont chimériques, et se désoler de leur perte serait petit ou plutôt ridicule.

Pour avoir méconnu cette vérité à la faveur de l'optimisme, on a ouvert la source de bien des calamités. En effet, dans les moments où nous sommes libres de souffrances, des désirs inquiets font briller à nos yeux les chimères d'un bonheur qui n'a pas d'existence réelle et nous induisent à les poursuivre: par là nous attirons la douleur qui est incontestablement réelle. Alors nous nous lamentons sur cet état exempt de douleurs que nous avons perdu et qui se trouve maintenant derrière nous comme un Paradis que nous avons laissé échapper à plaisir, et nous voudrions vainement rendre non-avenu ce qui est avenu. Il semble ainsi qu'un méchant démon soit constamment occupé, par les mirages trompeurs de nos désirs, à nous arracher à cet état exempt de souffrances, qui est le bonheur suprême et réel. Le jeune homme s'imagine que ce monde qu'il n'a pas encore vu est là pour être goûté, qu'il est le siège d'un bonheur positif qui n'échappe qu'à ceux qui n'ont pas l'adresse de s'en emparer. Il est fortifié dans sa croyance par les romans et les poésies, et par cette hypocrisie qui mène le monde, partout et toujours, par les apparences extérieures. Je reviendrai tout à l'heure là-dessus. Désormais, sa vie est une chasse au bonheur positif, menée avec plus ou moins de prudence; et ce bonheur positif est, à ce titre, censé composé de plaisirs positifs. Quant aux dangers auxquels on s'expose, eh bien, il faut en prendre son parti. Cette chasse entraîne à la poursuite d'un gibier qui n'existe en aucune façon, et finit d'ordinaire par conduire au malheur bien réel et bien positif. Douleurs, souffrances, maladies, pertes, soucis, pauvreté, déshonneur et mille autres peines, voilà sous quelles formes se présente le résultat. Le désabusement arrive trop tard. Si au contraire on obéit à la règle ici exposée, si l'on établit le plan de sa vie en vue d'éviter les souffrances, c'est-à-dire d'écarter le besoin, la maladie et toute autre peine, alors le but est réel; on pourra obtenir quelque chose, et d'autant plus que le plan aura été moins dérangé par la poursuite de cette chimère du bonheur positif. Ceci s'accorde avec ce que Gœthe, dans les affinités électives, fait dire à Mittler, qui est toujours occupé du bonheur des autres: «Celui qui veut s'affranchir d'un mal sait toujours ce qu'il veut; celui qui cherche mieux qu'il n'a est aussi aveugle qu'un cataracté.» Ce qui rappelle ce bel adage français: «le mieux est l'ennemi du bien.» C'est de là également que l'on peut déduire l'idée fondamentale du cynisme, tel que je l'ai exposée dans mon grand ouvrage, tome II, chap. 16. Qu'est-ce en effet qui portait les cyniques à rejeter toutes jouissances, si ce n'est la pensée des douleurs dont elles s'accompagnent de près ou de loin? Éviter celles-ci leur semblait autrement important que se procurer les premières. Profondément pénétrés et convaincus de la condition négative de tout plaisir et positive de toute souffrance, ils faisaient tout pour échapper aux maux, et pour cela jugeaient nécessaire de repousser entièrement et intentionnellement les jouissances qu'ils considéraient comme des pièges tendus pour nous livrer à la douleur.

Certes nous naissons tous en Arcadie, comme dit Schiller, c'est-à-dire nous abordons la vie pleins de prétentions au bonheur, au plaisir, et nous entretenons le fol espoir d'y arriver. Mais, règle générale, arrive bientôt le destin, qui nous empoigne rudement et nous apprend que rien n'est à nous, que tout est à lui, en ce qu'il a un droit incontesté non seulement sur tout ce que nous possédons et acquérons, sur femme et enfants, mais même sur nos bras et nos jambes, sur nos yeux et nos oreilles, et jusque sur ce nez que nous portons au milieu du visage. En tout cas, il ne se passe pas longtemps, et l'expérience vient nous faire comprendre que bonheur et plaisir sont une «Fata Morgana» qui, visible de loin seulement, disparaît quand on s'en approche, mais qu'en revanche souffrance et douleur ont de la réalité, qu'elles se présentent immédiatement et par elles-mêmes, sans prêter à l'illusion ni à l'attente. Si la leçon porte ses fruits, alors nous cessons de courir après le bonheur et le plaisir, et nous nous attachons plutôt à fermer, autant que possible, tout accès à la douleur et à la souffrance. Nous reconnaissons aussi que ce que le monde peut nous offrir de mieux, c'est une existence sans peine, tranquille, supportable, et c'est à une telle vie que nous bornons nos exigences, afin d'en pouvoir jouir plus sûrement. Car, pour ne pas devenir très malheureux, le moyen le plus certain est de ne pas demander à être très heureux. C'est ce qu'a reconnu Merck, l'ami de jeunesse de Gœthe, quand il a écrit: «Cette vilaine prétention à la félicité, surtout dans la mesure où nous la rêvons, gâte tout ici-bas. Celui qui peut s'en affranchir et ne demande que ce qu'il a devant soi, celui-là pourra se faire jour à travers la mêlée.» (Corresp. de Merck.) Il est donc prudent d'abaisser à une échelle très modeste ses prétentions aux plaisirs, aux richesses, au rang, aux honneurs, etc., car ce sont elles qui nous attirent les plus grandes infortunes; c'est cette lutte pour le bonheur, pour la splendeur et les jouissances. Mais une telle conduite est déjà sage et avisée par là seul qu'il est très facile d'être extrêmement malheureux et qu'il est, non pas difficile, mais tout à fait impossible, d'être très heureux. Le chantre de la sagesse a dit avec raison:

Auream quisquis mediocritatem
Diligit, tutus caret obsoleti
Sordibus tecti, caret invidenda
Sobrius aula.
Sævius ventis agitatur ingens
Pinus: et celsæ graviore casu
Decidunt turres: feriuntque summos
Fulgura montes.
(Horace, l. II, od. 10.)

(Celui qui aime la médiocrité, plus précieuse que l'or, ne cherche pas le repos sous le misérable toit d'une chaumière, et, sobre en ses désirs, fuit les palais que l'on envie. Le chêne altier est plus souvent battu par l'orage; les hautes tours s'écroulent avec plus de fracas, et c'est la cime des monts que va frapper la foudre.)

Quiconque, s'étant pénétré des enseignements de ma philosophie, sait que toute notre existence est une chose qui devrait plutôt ne pas être et que la suprême sagesse consiste à la nier et à la repousser, celui-là ne fondera de grandes espérances sur aucune chose ni sur aucune situation, ne poursuivra avec emportement rien au monde et n'élèvera de grandes plaintes au sujet d'aucun mécompte, mais il reconnaîtra la vérité de ce que dit Platon (Rép., X, 604): «ουτε τι των ανθρωπινων αξιον μεγαλης σπουδης» (Rien des choses humaines n'est digne d'un grand empressement), et cette autre vérité du poète persan:

As-tu perdu l'empire du monde?
Ne t'en afflige point; ce n'est rien.
As-tu conquis l'empire du monde?
Ne t'en: réjouis pas; ce n'est rien.
Douleurs et félicités, tout passe,
Passe à côté du monde, ce n'est rien.
(Anwari Soheili.)

(Voir l'épigraphe du Gulistan de Sardi, traduit en allemand par Graf.)

Ce qui augmente particulièrement la difficulté de se pénétrer de vues aussi sages, c'est cette hypocrisie du monde dont j'ai parlé plus haut, et rien ne serait utile comme de la dévoiler de bonne heure à la jeunesse. Les magnificences sont pour la plupart de pures apparences, comme des décors de théâtre, et l'essence de la chose manque. Ainsi des vaisseaux pavoises et fleuris, des coups de canon, des illuminations, des timbales et des trompettes, des cris d'allégresse, etc., tout cela est l'enseigne, l'indication, l'hiéroglyphe de la joie; mais le plus souvent la joie n'y est pas: elle seule s'est excusée de venir à la fête. Là où réellement elle se présente, là elle arrive d'ordinaire sans se faire inviter ni annoncer, elle vient d'elle-même et sans façons, s'introduisant en silence, souvent pour les motifs les plus insignifiants et les plus futiles, dans les occasions les plus journalières, parfois même dans des circonstances qui ne sont rien moins que brillantes ou glorieuses. Comme l'or en Australie, elle se trouve éparpillée, çà et là, selon le caprice du hasard, sans règle ni loi, le plus souvent en poudre fine, très rarement en grosses masses. Mais aussi, dans toutes ces manifestations dont nous avons parlé, le seul but est de faire accroire aux autres que la joie est de la fête; l'intention, c'est de produire l'illusion dans la tête d'autrui.

Comme de la joie, ainsi de la tristesse. De quelle allure mélancolique s'avance ce long et lent convoi! La file des voitures est interminable. Mais regardez un peu à l'intérieur: elles sont toutes vides, et le défunt n'est, en réalité, conduit au cimetière que par tous les cochers de la ville. Parlante image de l'amitié et de la considération en ce monde! Voilà ce que j'appelle la fausseté, l'inanité et l'hypocrisie de la conduite humaine. Nous en avons encore un exemple dans les réceptions solennelles avec les nombreux invités en habits de fête; ceux-ci sont l'enseigne de la noble et haute société: mais, à sa place, c'est la peine, la contrainte et l'ennui qui sont venus: car où il y a beaucoup de convives il y a beaucoup de racaille, eussent-ils tous des crachats sur la poitrine. En effet, la véritable bonne société est partout et nécessairement très restreinte. En général, ces fêtes et ces réjouissances portent toujours en elles quelque chose qui sonne creux ou, pour mieux dire, qui sonne faux, précisément parce qu'elles contrastent avec la misère et l'indigence de notre existence, et que toute opposition fait mieux ressortir la vérité. Mais, vu du dehors, tout ça fait de l'effet; et c'est là le but. Chamfort dit d'une manière charmante: «La société, les cercles, les salons, ce qu'on appelle le monde est une pièce misérable, un mauvais opéra, sans intérêt, qui se soutient un peu par les machines, les costumes et les décorations.» Les académies et les chaires de philosophie sont également l'enseigne, le simulacre extérieur de la sagesse; mais elle aussi s'abstient le plus souvent d'être de la fête, et c'est ailleurs qu'on la trouverait. Les sonneries de cloches, les vêtements sacerdotaux, le maintien pieux, les simagrées, sont l'enseigne, le faux semblant de la dévotion, et ainsi de suite. C'est ainsi que presque toutes choses en ce monde peuvent être dites des noisettes creuses; le noyau est rare par lui-même, et plus rarement encore est-il logé dans la coque. Il faut le chercher toute autre part, et on ne le rencontre d'ordinaire que par un hasard.

2° Quand on veut évaluer la condition d'un homme au point de vue de sa félicité, ce n'est pas de ce qui le divertit, mais de ce qui l'attriste qu'on doit s'informer; car, plus ce qui l'afflige sera insignifiant en soi, plus l'homme sera heureux; il faut un certain état de bien-être pour être sensible à des bagatelles; dans le malheur, on ne les sent pas du tout.

3° Il faut se garder d'asseoir la félicité de sa vie sur une base large en élevant de nombreuses prétentions au bonheur: établi sur un tel fondement, il croule plus facilement, car il donne infailliblement alors naissance à plus de désastres. L'édifice du bonheur se comporte donc sous ce rapport au rebours de tous les autres, qui sont d'autant plus solides que leur base est plus large. Placer ses prétentions le plus bas possible, en proportion de ses ressources de toute espèce, voilà la voie la plus sûre pour éviter de grands malheurs.

C'est en général une folie des plus grandes et des plus répandues que de prendre, de quelque façon que ce soit, de vastes dispositions pour sa vie. Car d'abord, pour le faire, on compte sur une vie d'homme pleine et entière, à laquelle cependant arrivent peu de gens. En outre, quand même on vivrait une existence aussi longue, elle ne se trouverait pas moins être trop courte pour les plans conçus; leur exécution réclame toujours plus de temps qu'on ne supposait; ils sont de plus exposés, comme toutes choses humaines, à tant d'échecs et à tant d'obstacles de toute nature, qu'on peut rarement les mener jusqu'à leur terme. Finalement, alors même qu'on a réussi à tout obtenir, on s'aperçoit qu'on a négligé de tenir compte des modifications que le temps produit en nous-mêmes; on n'a pas réfléchi que, ni pour créer ni pour jouir, nos facultés ne restent invariables dans la vie entière. Il en résulte que nous travaillons souvent à acquérir des choses qui, une fois obtenues, ne se trouvent plus être à notre taille; il arrive encore que nous employons aux travaux préparatoires d'un ouvrage, des années qui, dans l'entre-temps, nous enlèvent insensiblement les forces nécessaires à son achèvement. De même, des richesses acquises au prix de longues fatigues et de nombreux dangers ne peuvent souvent plus nous servir, et nous nous trouvons avoir travaillé pour les autres; il en résulte encore que nous ne sommes plus en état d'occuper un poste enfin obtenu après l'avoir poursuivi et ambitionné pendant de longues années. Les choses sont arrivées trop tard pour nous, ou, à l'inverse, c'est nous qui arrivons trop tard pour les choses, alors surtout qu'il s'agit d'œuvres ou de productions; le goût de l'époque a changé; une nouvelle génération a grandi qui ne prend aucun intérêt à ces matières; ou bien d'autres nous ont devancés par des chemins plus courts, et ainsi de suite. Tout ce que nous avons exposé dans ce paragraphe 3, Horace l'a eu en vue dans les vers suivants:

Quid æternis minorem
Consiliis animum fatigas?
(L. II, Ode 11, v. 11 et 12.)

(Pourquoi fatiguer d'éternels projets un esprit débile?)

Cette méprise si commune est déterminée par l'inévitable illusion d'optique des yeux de l'esprit, qui nous fait apparaître la vie comme infinie ou comme très courte, selon que nous la voyons de l'entrée ou du terme de notre carrière. Cette illusion a cependant son bon côté; sans elle, nous produirions difficilement quelque chose de grand.

Mais il nous arrive en général dans la vie ce qui arrive au voyageur: à mesure qu'il avance, les objets prennent des formes différentes de celles qu'ils montraient de loin et ils se modifient pour ainsi dire à mesure qu'on s'en rapproche. Il en advient ainsi principalement de nos désirs. Nous trouvons souvent autre chose, parfois même mieux que ce que nous cherchions; souvent aussi ce que nous cherchons, nous le trouvons par une toute autre voie que celle vainement suivie jusque-là. D'autres fois, là où nous pensions trouver un plaisir, un bonheur, une joie, c'est, à leur place, un enseignement, une explication, une connaissance, c'est-à-dire un bien durable et réel en place d'un bien passager et trompeur, qui s'offre à nous. C'est cette pensée qui court, comme une base fondamentale, à travers tout le livre de Wilhelm Meister; c'est un roman intellectuel et par cela même d'une qualité supérieure à tous les autres, même à ceux de Walter Scott, qui ne sont tous que des œuvres morales, c'est-à-dire qui n'envisagent la nature humaine que par le côté de la volonté! Dans La flûte enchantée, hiéroglyphe grotesque, mais expressif et significatif, nous trouvons également cette même pensée fondamentale symbolisée en grands et gros traits comme ceux des décorations de théâtre; la symbolisation serait même parfaite si, au dénouement, Tamino, ramené par le désir de posséder Tamina, au lieu de celle-ci, ne demandait et n'obtenait que l'initiation dans le temple de la Sagesse; en revanche, Papagéno, l'opposé nécessaire de Tamino, obtiendra sa Papagéna. Les hommes supérieurs et nobles saisissent vite cet enseignement du destin et s'y prêtent avec soumission et reconnaissance: ils comprennent que dans ce monde on peut bien trouver l'instruction, mais non le bonheur; ils s'habituent à échanger des espérances contre des connaissances; ils s'en contentent et disent finalement avec Pétrarque:

Altro diletto, che'mparar non provo.

Ils peuvent même en arriver à ne plus suivre leurs désirs et leurs aspirations qu'en apparence pour ainsi dire et comme un badinage, tandis qu'en réalité et dans le sérieux de leur for intérieur ils n'attendent que de l'instruction; ce qui les revêt alors d'une teinte méditative, géniale et élevée. Dans ce sens, on peut dire, aussi qu'il en est de nous comme des alchimistes, qui, pendant qu'ils ne cherchaient que de l'or, ont trouvé la poudre à canon, la porcelaine, des médicaments et jusqu'à des lois naturelles.

II.—Concernant notre conduite envers nous-mêmes.

4° Le manœuvre qui aide à élever un édifice, n'en connaît pas le plan d'ensemble, ou ne l'a pas toujours sous les yeux; telle est aussi la position de l'homme, pendant qu'il est occupé à dévider un à un les jours et les heures de son existence, par rapport à l'ensemble de sa vie et au caractère total de celle-ci. Plus ce caractère est digne, considérable, significatif et individuel, plus il est nécessaire et bienfaisant pour l'individu de jeter de temps en temps un regard sur le plan réduit de sa vie. Il est vrai que pour cela il lui faut avoir fait déjà un premier pas dans le «γνώθι σαυτόν» (connais-toi toi-même): il doit donc savoir ce qu'il veut réellement, principalement et avant tout; il doit connaître ce qui est essentiel à son bonheur, et ce qui ne vient qu'en seconde, puis en troisième ligne; il faut qu'...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Aphorismes sur la sagesse dans la vie
  3. Table des matières
  4. INTRODUCTION
  5. CHAPITRE PREMIER
  6. CHAPITRE II
  7. CHAPITRE III
  8. CHAPITRE IV
  9. CHAPITRE V
  10. CHAPITRE VI
  11. NOTES