Le Crépuscule des idoles
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Le Crépuscule des idoles

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Le Crépuscule des idoles

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À propos de ce livre

"Crépuscule des idoles" est une œuvre du philosophe Friedrich Nietzsche écrite et publiée en 1888 et conçue comme un résumé de sa philosophie. Friedrich Wilhelm Nietzsche est un philologue, philosophe et poète allemand né le 15 octobre 1844 à Röcken, en Prusse, et mort le 25 août 1900 à Weimar, en Allemagne. Traduit par Henri Albert.

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Informations

Éditeur
Passerino
Année
2016
ISBN
9788893450102

FLÂNERIES INACTUELLES

1.
MES IMPOSSIBILITÉS. — Sénèque : ou le toréador de la vertu. — Rousseau : ou le retour à la nature in impuris naturalibus. — Schiller : ou le Moral-Trompeter von Sæckingen. — Dante : ou l’hyène qui versifie dans les tombes. — Kant : ou le cant comme caractère intelligible. — Victor Hugo : ou le phare de l’océan du non-sens. — Liszt : ou le style courant... après les femmes. — George Sand : ou lactea ubertas, soit : la vache laitière au « beau style ». — Michelet : ou l’enthousiasme en bras de chemise. — Carlyle : ou le pessimisme de mauvaise digestion. — John Stuart Mill : ou la blessante clarté. — Les frères de Goncourt : ou les deux Ajax en lutte avec Homère (Musique d’Offenbach). — Zola : ou « la joie de puer ».
2.
Renan. — La théologie, c’est la perversion de la raison par le « péché originel » (le christianisme). A preuve Renan qui, dès qu’il risque un oui ou un non d’un ordre général, frappe à faux avec une régularité scrupuleuse. Il voudrait par exemple unir étroitement la science et la noblesse : mais la science fait partie de la démocratie, cela est palpable. Il désire représenter, non sans quelque ambition, une aristocratie de l’esprit : mais en même temps il se met à genoux devant la doctrine contraire, l’évangile des humbles, et non seulement à genoux... À quoi sert toute libre pensée, toute modernité, toute moquerie, toute souplesse de torcol, quand, avec ses entrailles, on est resté chrétien, catholique et même prêtre ! Renan possède, tout comme un jésuite et un confesseur, sa faculté inventive dans la séduction ; sa spiritualité ne manque pas de ce large sourire bonasse de la prêtraille, — comme tous les prêtres il ne devient dangereux que lorsqu’il aime. Personne ne l’égale dans sa façon d’adorer, une façon d’adorer qui met la vie en danger... Cet esprit de Renan, un esprit qui énerve, est une calamité de plus pour cette pauvre France malade, malade dans sa volonté. —
3.
SAINTE-BEUVE. — Il n’a rien qui soit de l’homme ; il est plein de petite haine contre tous les esprits virils. Il erre çà et là, raffiné, curieux, ennuyé, aux écoutes, — un être féminin au fond, avec des vengeances de femme et des sensualités de femme. En tant que psychologue, un génie de médisance ; inépuisable dans les moyens de placer cette médisance ; personne ne s’entend aussi bien à mêler du poison à l’éloge. Ses instincts inférieurs sont plébéiens et parents au ressentiment de Rousseau ; donc il est romantique, — car sous tout le romantisme grimace et guette l’instinct de vengeance de Rousseau. Révolutionnaire, mais passablement contenu par la crainte. Sans indépendance devant tout ce qui possède de la force (l’opinion publique, l’académie, la cour, sans excepter Port-Royal). Irrité contre tout ce qui croit en soi-même. Suffisamment poète et demi-femme pour sentir encore la puissance de ce qui est grand ; sans cesse recoquillé comme ce ver célèbre, parce qu’il sent toujours qu’on lui marche dessus. Sans mesure dans sa critique, sans point d’appui et sans épine dorsale, avec souvent la langue du libertin cosmopolite, mais sans même avoir le courage d’avouer son libertinage. Sans philosophie en tant qu’historien, sans la puissance du regard philosophique, — c’est pourquoi il rejette sa tâche de juger, dans toutes les questions essentielles, en se faisant de « l’objectivité » un masque. Tout autre son attitude en face des choses où un goût raffiné et souple devient juge suprême : là il a vraiment le courage et le plaisir d’être lui-même, — là il est passé maître. — Par quelques côtés, c’est un précurseur de Baudelaire. —
4.
L’Imitation de Jésus-Christ fait partie des livres que je ne puis pas prendre en main sans éprouver en moi-même une résistance physiologique : elle exhale un parfum d’éternel féminin pour lequel il faut déjà être Français — ou bien wagnérien... Ce saint a une façon de parler de l’amour qui rend curieuses même les Parisiennes. — On me dit que le plus avisé des jésuites, Auguste Comte, qui voulait conduire les Français à Rome par le détour de la science, s’était inspiré de ce livre. Je vous crois : « la religion du cœur »...
5.
G. Éliot. — Ils se sont débarrassés du Dieu chrétien et ils croient maintenant, avec plus de raison encore, devoir retenir la morale chrétienne. C’est là une déduction anglaise, nous ne voulons pas en blâmer les femelles morales à la Eliot. En Angleterre, pour la moindre petite émancipation de la théologie, il faut se remettre en honneur, jusqu’à inspirer l’épouvante, comme fanatique de la morale. C’est là-bas une façon de faire pénitence. — Pour nous autres, il en est autrement. Si l’on renonce à la foi chrétienne, on s’enlève du même coup le droit à la morale chrétienne. Cela ne s’entend pas absolument de soi ; il faut remettre ce point sans cesse en lumière, malgré ces Anglais, aux esprits superficiels. Le christianisme est un système, un ensemble d’idées et d’opinions sur les choses. Si l’on en arrache un concept essentiel, la croyance en Dieu, on brise en même temps le tout : on ne garde plus rien de nécessaire entre les doigts. Le christianisme admet que l’homme ne sache point, ne puisse point savoir ce qui est bon, ce qui est mauvais pour lui : il croit en Dieu qui seul le sait. La morale chrétienne est un commandement ; son origine est transcendante ; elle est au-delà de toute critique, de tout droit à la critique ; elle ne renferme que la vérité, en admettant que Dieu soit la vérité, — elle existe et elle tombe avec la foi en Dieu. — Si les Anglais croient en effet savoir par eux-mêmes, « intuitivement », ce qui est bien et mal, s’ils se figurent, par conséquent, ne pas avoir besoin du christianisme comme garantie de la morale, cela n’est en soi-même que la conséquence de la souveraineté de l’évolution chrétienne et une expression de la force et de la profondeur de cette souveraineté : en sorte que l’origine de la morale anglaise a été oubliée, en sorte que l’extrême dépendance de son droit à exister n’est plus ressentie. Pour l’Anglais, la Morale n’est pas encore un problème...
6.
George Sand. — J’ai lu les premières Lettres d’un voyageur : comme tout ce qui tire son origine de Rousseau, cela est faux, factice, boursouflé, exagéré. Je ne puis supporter ce style de tapisserie, tout aussi peu que l’ambition populacière qui aspire aux sentiments généreux. Ce qui reste cependant de pire, c’est la coquetterie féminine avec des virilités, avec des manières de gamins mal élevés. — Combien elle a dû être froide avec tout cela, cette artiste insupportable ! Elle se remontait comme une pendule — et elle écrivait... Froide comme Victor Hugo, comme Balzac, comme tous les Romantiques, dès qu’ils étaient à leur table de travail. Et avec combien de suffisance elle devait être couchée là, cette terrible vache à écrire qui avait quelque chose d’allemand, dans le plus mauvais sens du mot, comme Rousseau lui-même, son maître, ce qui certainement n’était possible que lorsque le goût français allait à la dérive ! — Mais Renan la vénérait...
7.
Morale pour psychologues. — Ne point faire de psychologie de colportage ! Ne jamais observer pour observer ! C’est ce qui donne une fausse optique, « un tiquage », quelque chose de forcé qui exagère volontiers. Vivre quelque chose pour vouloir le vivre — cela ne réussit pas. Il n’est pas permis, pendant l’événement, de regarder de son propre côté, tout coup d’œil se change alors en « mauvais œil ». Un psychologue de naissance se garde par instinct de regarder pour voir : il en est de même pour le peintre de naissance. Il ne travaille jamais « d’après la nature », — il s’en remet à son instinct, à sa chambre obscure pour tamiser, pour exprimer le « cas », la « nature », la « chose vécue »... Il n’a conscience que de la généralité, de la conclusion, de la résultante : il ne connaît pas ces déductions arbitraires du cas particulier. Quel résultat obtient-on lorsqu’on s’y prend autrement ? Par exemple lorsque, à la façon des romanciers parisiens, on fait de la grande et de la petite psychologie de colportage ? On épie en quelque sorte la réalité, on rapporte tous les soirs une poignée de curiosités... Mais regardez donc ce qui en résulte — un amas de pâtés, une mosaïque tout au plus, et en tous les cas quelque chose de surajouté, de mobile, de criard. Ce sont les Goncourt qui atteignent ce qu’il y a de pire dans le genre. Ils ne mettent pas trois phrases l’une à côté de l’autre qui ne fassent mal à l’œil du psychologue. — La nature, évaluée au point de vue artistique, n’est pas un modèle. Elle exagère, elle déforme, elle laisse des trous. La nature, c’est le hasard. L’étude « d’après la nature » me semble être un mauvais signe : elle trahit la soumission, la faiblesse, le fatalisme, — cette prosternation devant les petits faits est indigne d’un artiste complet. Voir ce qui est — cela fait partie d’une autre catégorie d’esprits, les esprits anti-artistiques, concrets. Il faut savoir qui l’on est...
8.
Pour la psychologie de l’artiste. — Pour qu’il y ait de l’art, pour qu’il y ait une action ou une contemplation esthétique quelconque, une condition physiologique préliminaire est indispensable : l’ivresse. Il faut d’abord que l’ivresse ait haussé l’irritabilité de toute la machine : autrement l’art est impossible. Toutes les espèces d’ivresses, fussent- elles conditionnées le plus diversement possible, ont puissance d’art : avant tout l’ivresse de l’excitation sexuelle, cette forme de l’ivresse la plus ancienne et la plus primitive. De même l’ivresse qui accompagne tous les grands désirs, toutes les grandes émotions ; l’ivresse de la fête, de la lutte, de l’acte de bravoure, de la victoire, de tous les mouvements extrêmes ; l’ivresse de la cruauté ; l’ivresse de la destruction, l’ivresse sous certaines influences météorologiques, par exemple l’ivresse du printemps, ou bien sous l’influence des narcotiques ; enfin l’ivresse de la volonté, l’ivresse d’une volonté accumulée et dilatée. — L’essentiel dans l’ivresse c’est le sentiment de la force accrue et de la plénitude. Sous l’empire de ce sentiment on s’abandonne aux choses, on les force à prendre de nous, on les violente, — on appelle ce processus : idéaliser. Débarrassons-nous ici d’un préjugé : idéaliser ne consiste pas, comme on le croit généralement, en une déduction, et une soustraction de ce qui est petit et accessoire. Ce qu’il y a de décisif c’est, au contraire, une formidable érosion des traits principaux, en sorte que les autres traits disparaissent.
9.
Dans cet état on enrichit tout de sa propre plénitude : ce que l’on voit, ce que l’on veut, on le voit gonflé, serré, vigoureux, surchargé de force. L’homme ainsi conditionné transforme les choses jusqu’à ce qu’elles reflètent sa puissance, — jusqu’à ce qu’elles deviennent des reflets de sa perfection. Cette transformation forcée, cette transformation en ce qui est parfait, c’est — de l’art. Tout, même ce qu’il n’est pas, devient quand même, pour l’homme, la joie en soi ; dans l’art, l’homme jouit de sa personne en tant que perfection. Il serait permis de se figurer un état contraire, un état spécifique des instincts anti-artistiques, une façon de se comporter qui appauvrirait, amincirait, anémierait toutes choses. Et, en effet, l’histoire est riche en anti-artistes de cette espèce, en affamés de la vie, pour lesquels c’est une nécessité de s’emparer des choses, de les consumer, de les rendre plus maigres. C’est, par exemple, le cas du véritable chrétien, d’un Pascal par exemple ; un chrétien qui serait en même temps un artiste n’existe pas... Qu’on ne fasse pas l’enfantillage de m’objecter Raphaël ou n’importe quel chrétien homéopathique du XIXe siècle. Raphaël disait oui, Raphaël créait l’affirmation, donc Raphaël n’était pas un chrétien...
10.
Que signifie les oppositions d’idées entre apollinien et dionysien, que j’ai introduites dans l’esthétique, toutes deux considérées comme des catégories de l’ivresse ? — L’ivresse apollinienne produit avant tout l’irritation de l’œil qui donne à l’œil la faculté de vision. Le peintre, le sculpteur, le poète épique sont des visionnaires par excellence. Dans l’état dionysien, par contre, tout le système émotif est irrité et amplifié : en sorte qu’il décharge d’un seul coup tous ses moyens d’expression, en expulsant sa force d’imitation, de reproduction, de transfiguration, de métamorphose, toute espèce de mimique et d’art d’imitation. La facilité de la métamorphose reste l’essentiel, l’incapacité de ne pas réagir (— de même que chez certains hystériques qui, obéissant à tous les gestes, entrent dans tous les rôles). L’homme dionysien est incapable de ne point comprendre une suggestion quelconque, il ne laisse échapper aucune marque d’émotion, il a au plus haut degré l’instinct compréhensif et divinatoire, comme il possède au plus haut degré l’art de communiquer avec les autres. Il sait revêtir toutes les enveloppes, toutes les émotions : il se transforme sans cesse. — La musique, comme nous la comprenons aujourd’hui, n’est également qu’une irritation et une décharge complète des émotions, mais n’en reste pas moins seulement le débris d’un monde d’expressions émotives bien plus ample, un résidu de l’histrionisme dionysien. Pour rendre possible la musique, en tant qu’art spécial, on a immobilisé un certain nombre de sens, avant tout le sens musculaire (du moins jusqu’à une certaine mesure : car à un point de vue relatif, tout rythme parle encore à nos muscles) : de façon que l’homme ne puisse plus imiter et représenter corporellement tout ce qu’il sent. Toutefois, c’est là le véritable état normal dionysien, en tous les cas l’état primitif ; la musique est la spécification de cet état, spécification lentement atteinte, au détriment des facultés voisines.
11.
L’acteur, le mime, le danseur, le musicien, le poète lyrique sont foncièrement parents dans leurs instincts et forment un tout dont les parties se sont spécialisées et séparées peu à peu — même jusqu’à la contradiction. Le poète lyrique resta le plus longtemps uni au musicien, l’acteur au danseur. — L’architecte ne représente ni un état apollinien ni un état dionysien : chez lui c’est le grand acte de volonté, la volonté qui déplace les montagnes, l’ivresse de la grande volonté qui a le désir de l’art. Les hommes les plus puissants ont toujours inspiré les architectes ; l’architecte fut sans cesse sous la suggestion de la puissance. Dans l’édifice, la fierté, la victoire sur la lourdeur, la volonté de puissance doivent être rendues visibles : l’architecture est une sorte d’éloquence du pouvoir par les formes, tantôt convaincante et même caressante, tantôt donnant seulement des ordres. Le plus haut sentiment de puissance et de sûreté trouve son expression dans ce qui est de grand style. La puissance qui n’a plus besoin de démonstration ; qui dédaigne de plaire ; qui répond difficilement ; qui ne sent pas de témoin autour de soi ; qui, sans en avoir conscience, vit des objections qu’on fait contre elle ; qui repose sur soi-même, fatalement, une loi parmi les lois : c’est là ce qui parle de soi en grand style. —
12.
J’ai lu la vie de Thomas Carlyle, cette farce involontaire, cette interprétation héroïco-morale des affections dyspeptiques. — Carlyle, un homme aux fortes paroles et aux fortes attitudes, un rhéteur par nécessité, agacé sans cesse par le désir d’une forte croyance et par son incapacité à y parvenir (— en cela un romantique typique !). Le désir d’une forte croyance n’en est point la preuve, tout au contraire. Lorsque l’on possède cette croyance, on peut se payer le luxe du scepticisme : on est assez sûr, assez ferme, assez lié pour cela. Carlyle étourdit quelque chose en lui-même par le fortissimo de sa vénération pour les hommes d’une forte croyance et par sa rage contre les moins stupides : il a besoin du bruit. Une déloyauté envers lui-même, constante et passionnée, — c’est là ce qui lui est propre, c’est par là qu’il demeure intéressant. — Il est vrai qu’en Angleterre on l’admire précisément à cause de sa loyauté... Eh bien ! c’est très anglais cela, et si l’on considère que les Anglais sont le peuple du cant parfait, c’est même légitime et non pas seulement compréhensible. Au fond Carlyle est un athée anglais qui veut mettre son honneur à ne point l’être.
13.
Emerson. — Il est beaucoup plus éclairé, plus vagabond, plus multiple, plus raffiné que Carlyle, et, avant tout, il est plus heureux... Il est de ceux qui ne se nourrissent instinctivement que d’ambroisie, et qui laissent de côté ce qu’il y a d’indigeste dans les choses. Opposé à Carlyle, c’est un homme de goût. — Carlyle, qui l’aimait beaucoup, disait de lui, malgré cela : « Il ne nous donne pas assez à mettre sous la dent. » Ce qui peut avoir été dit avec raison, mais pas au détriment d’Emerson. Emerson possède cette bonne et spirituelle sérénité qui décourage tout sérieux ; il ne sait absolument pas combien il est déjà vieux et combien il sera encore jeune, — il pouvait dire de lui avec le mot de Lope de Vega : « Yo me sucedo a mi mismo. » Son esprit trouve toujours des raisons d’être heureux et même reconnaissant ; et quelquefois il frôle la sereine transcendance de ce digne homme qui revenait d’un rendez-vous amoureux tanquam re bene gesta. « Ut desint vires, dit-il avec reconnaissance,tamen est laudanda voluptas. » —
14.
Anti-Darwin. — Pour ce qui en est de la fameuse « Lutte pour la Vie », elle me semble provisoirement plutôt affirmée que démontrée. Elle se présente, mais comme exception ; l’aspect général de la vie n’est point l’indigence, la famine, tout au contraire la richesse, l’opulence, l’absurde prodigalité même, — où il y a lutte, c’est pour la puissance... Il ne faut pas confondre Malthus avec la nature. — En admettant cependant que cette lutte existe — et elle se présente en effet, — elle se termine malheureusement d’une façon contraire à celle que désirerait l’école de Darwin, à celle que l’on oserait peut-être désirer avec elle : je veux dire au détriment des forts, des privilégiés, des exceptions heureuses. Les espèces ne croissent point dans la perfection : les faibles finissent toujours par se rendre maîtres des forts — c’est parce qu’ils ont le grand nombre, ils sont aussi plus rusés... Darwin a oublié l’esprit (— cela est bien anglais !), les faibles ont plus d’esprit... Il faut avoir besoin d’esprit pour arriver à avoir de l’esprit, — (on perd l’esprit lorsque l’on n’en a plus besoin). Celui qui a de la force se défait de l’esprit (— « Laisse-le aller ! pense-t-on aujourd’hui en Allemagne — il faut que l’Empire nous reste »...). Ainsi qu’on le voit, j’entends par esprit, la circonspection, la patience, la ruse, la dissimulation, le grand empire sur soi-même et tout ce qui est mimicry (une grande partie de ce que l’on appelle vertu appartient à cette dernière).
15.
Casuistique du psychologue. — Celui-ci connaît les hommes : pourquoi donc les étudie-t-il ? Il ne veut pas obtenir sur eux de petits avantages, ni même de grands, — c’est un homme politique !... Celui-là connaît aussi les hommes : et vous dites qu’il ne veut rien en tirer pour lui-même ; c’est, dites-vous, un grand « impersonnel ». Voyez donc de plus près ! Peut-être veut-il même un avantage encore pire : se sentir supérieur aux hommes, avoir le droit de les regarder de haut, ne plus se confondre avec eux. Cet « impersonnel »méprise les hommes : et le premier est de l’espèce plus humaine, quoi que puisse en faire croire l’apparence. Il se place du moins en égal, il se place au milieu...
16.
Le tact psychologique des Allemands me semble être mis...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Le Crépuscule des idoles
  3. Table des matières
  4. ​AVANT-PROPOS
  5. ​MAXIMES ET POINTES
  6. ​LE PROBLÈME DE SOCRATE
  7. ​LA « RAISON » DANS LA PHILOSOPHIE
  8. ​COMMENT LE « MONDE-VÉRITÉ » DEVINT ENFIN UNE FABLE
  9. ​LA MORALE EN TANT QUE MANIFESTATION CONTRE NATURE
  10. ​LES QUATRE GRANDES ERREURS
  11. ​CEUX QUI VEULENT RENDRE L’HUMANITÉ « MEILLEURE »
  12. ​CE QUE LES ALLEMANDS SONT EN TRAIN DE PERDRE
  13. FLÂNERIES INACTUELLES
  14. ​CE QUE JE DOIS AUX ANCIENS
  15. LE MARTEAU PARLE
  16. ​LES LETTRES ALLEMANDES