III
Les échelles de l’intervention princière: la ville, l’État territorial
IRÈNE DIETRICH-STROBBE
«Chacun doit gaignier et prouffiter du prince»: Lille ou le laboratoire d’une politique monumentale bourguignonne*
Lille n’est pas une ville italienne et Philippe le Bon ne fut sans doute pas le plus important des grands princes bâtisseurs du XVe siècle. Voilà qui ne surprendra pas l’auditoire de ce colloque destiné à confronter «le paradigme italien» à «l’expérience européenne». Néanmoins, qu’il faille nier toute ambition de politique monumentale au grand duc d’Occident en raison du caractère irrémédiablement itinérant attaché à son pouvoir, telle est l’idée que j’aimerais nuancer, à partir de l’étude du cas lillois sous le principat de Philippe le Bon.
Du passage des ducs de Bourgogne à Lille ne subsiste plus qu’une petite partie du palais Rihour, dissimulée derrière le monument aux morts inauguré en 1927. Comme dans d’autres villes flamandes, l’histoire monumentale de Lille à l’époque bourguignonne se lit surtout dans les ruines laissées dans le sous-sol humide de la ville et, par bribes, dans les chroniques du temps. Au fil de leurs pages, les nombreuses mentions des joyeuses entrées, processions et autres spectacles politiques attestent l’importance des fastes éphémères dans le mécanisme politique bourguignon. Le phénomène a été bien étudié.
Pourtant, au centre du dispositif politique d’un prince condamné à se déplacer pour être vu et obéi, se trouvent les villes et au cœur de celles-ci, les résidences des ducs et celles de leurs officiers. Or c’est bien parce que les ducs de Bourgogne ne pouvaient pas rester longtemps en un même lieu que les pouvoirs urbains s’attachèrent à rendre leur séjour le plus plaisant possible dans l’espoir de le prolonger. Aux frais des pouvoirs locaux, ces princes firent restaurer, agrandir et embellir de nombreux édifices. Il n’est pas temps ici d’en dresser le catalogue mais il suffit d’évoquer brièvement, pour le seul principat de Philippe le Bon, le Prinsenhof à Bruges, le palais ducal à Dijon, Ten Walle à Gand, le Coudenberg à Bruxelles et le palais Rihour à Lille, bien sûr. Les travaux consacrés à ces différents édifices, ou à leur étude comparée, notamment en histoire de l’art ou en architecture, existent. Mais peu s’intéressent à la politique monumentale des ducs de Bourgogne. Les historiens sont rarement tendres à l’égard de Philippe le Bon: à son propos, Paul Bonenfant, affirma qu’il «n’eut pas l’âme d’un grand bâtisseur». Richard Vaughan précisa néanmoins que le duc prenait soin de ses résidences existantes. De toutes les villes des pays de par-deçà et par-delà, Lille fut en effet la seule à ériger, à la demande de son duc, un palais tout entier, ex nihilo, peut-on lire. Les termes de «politique monumentale» sous-tendent la volonté clairement définie de donner un sens politique aux ouvrages finis mais aussi à leur édification même. Il importe bien sûr de tenter de mesurer le degré d’approbation des édifices achevés auprès du plus grand nombre. Toutefois l’appréciation des chantiers eux-mêmes doit retenir l’attention: appréciation par les officiers ducaux qui suivaient les travaux sur place, appréciation par les artisans qui y étaient employés, mais aussi appréciation par les passants, juges quotidiens de la bonne gestion des deniers confiés au prince par le biais des impôts. Je m’intéresserai donc autant aux édifices qu’aux discours que leur construction nécessita et produisit.
Denis Clauzel avait rappelé combien Lille fut «un laboratoire d’expérimentation» pour la Chambre des Comptes installée dans la ville par Philippe le Hardi en 1386. Le terme «laboratoire» implique que les conditions réunies dans l’espace lillois pouvaient apparaître presque idéales pour le prince qui voulait développer une manière particulière de diriger, même si les sociétés urbaines ne sont pas des «objets inertes». À mon sens, Lille fut aussi le laboratoire d’une politique monumentale sous le principat de Philippe le Bon. Je défendrai cette position en trois temps, en fondant mon étude sur l’examen des comptabilités des receveurs de Lille et sur la correspondance qu’entretint Philippe le Bon avec les pouvoirs urbains locaux.
Dans un premier temps, je montrerai combien, en 1453, la volonté du duc d’ériger un nouveau palais à Lille s’inscrivait dans une démarche que ses ancêtres avaient initiée depuis 1384. Dans un deuxième temps, je reviendrai sur la conception idéale du nouvel hôtel ducal lillois, vitrine durable du pouvoir du prince dans la ville. Je pourrai alors, dans un troisième et dernier temps, dresser le bilan de cette expérience de politique monumentale restée sans lendemain.
1. Un laboratoire patiemment construit
Ex nihilo: il serait erroné de comprendre par là qu’en 1453 le palais lillois des ducs de Bourgogne aurait surgi du marais boueux de Rihour, comme pourraient le laisser penser les cartes dressées par les historiens. Lorsque Philippe le Bon prit la décision de faire ériger une nouvelle demeure digne de son rang à Lille, sa décision s’inscrivait dans la lignée de celles qui devaient ancrer la dynastie bourguignonne dans la continuité de leurs prédécesseurs flamands. Les opérations commencèrent dès 1384, au lendemain de la mort de Louis de Male. Sa fille Marguerite et son beau-fils Philippe le Hardi firent célébrer avec faste les funérailles du comte de Flandre défunt à Lille, avant de lui choisir pour sépulture la chapelle Notre-Dame de la Treille en la collégiale Saint-Pierre de Lille. En 1386, Lille reçut la Chambre du Conseil de Flandre, qui comprenait la Chambre des Comptes. Cette dernière institution eut ses propres murs en 1413 lorsque le duc Jean Sans Peur décida de la faire transférer à l’hôtel de la Poterne. Enfin, le château de Lille, dit “de Courtrai”, voulu par Philippe le Bel pour surveiller la Flandre belliqueuse, fit l’objet dès la fin du XIVe siècle, puis régulièrement ensuite, de nombreux travaux de fortifications et d’embellissements. La nouvelle chapelle du château de Courtrai n’était pas sans évoquer le modèle architectural de la Sainte-Chapelle, sans toutefois avoir la prétention d’accueillir les reliques du Seigneur. Les ducs firent aussi graver leur présence dans la pierre et dans le verre: les bâtiments appartenant à l’hôpital Comtesse – et ils étaient nombreux à Lille –, les vitraux des églises, tout particulièrement, reçurent les armoiries ducales en signe de dévotion et de protection. Mais, en Flandre, Philippe le Hardi et ses successeurs s’occupèrent surtout d’édifier et de renforcer des forteresses.
Philippe Le Bon, lui, utilisa l’édilité comme un moyen d’expression de l’affection modulée qu’il portait aux villes. Démolir, restaurer, agrandir ses demeures, faire ajourner ou accélérer des travaux constituaient autant de manières de punir, de récompenser ou d’encourager ses sujets urbains. Ainsi en alla-t-il à Lille de la construction du Beauregard. En 1426, le jeune duc souhaita prob...