DĂ©manteler le Canada
Les grands ensembles lĂ©gislatifs modernes sont nĂ©s dâun projet dĂ©veloppĂ© Ă partir du xvie siĂšcle par la bourgeoisie europĂ©enne: maĂźtriser les douanes et autres points de passages depuis lesquels le contrĂŽle des richesses pouvait se trouver disputĂ©. Ăriger un systĂšme de lois lĂ©gitimant lâaccumulation de pouvoir par les pratiques marchandes et rĂ©gissant les faits de propriĂ©tĂ© sur de vastes territoires. En concurrence les une contre les autres, les nations europĂ©ennes font du dĂ©veloppement dâempires coloniaux un projet consubstantiel Ă leur essor. Le capitalisme naĂźt de ce rapport Ă©troit entre puissances politiques et grandes fortunes commerçantes.
En Angleterre Ă partir du xviiie siĂšcle, la bourgeoisie formĂ©e dâindustriels, de marchands et de banquiers «était impliquĂ©e dans les affaires de lâĂtat par le biais du Parlement: elle finit par obtenir la libertĂ© de commercer et de produire, la libertĂ© de rĂ©munĂ©rer la main-dâĆuvre au niveau le plus bas, et la libertĂ© de se dĂ©fendre contre les alliances et les rĂ©voltes des travailleurs», rĂ©sume la philosophe Saskia Sassen. Elle prĂ©cise aussitĂŽt: «La bourgeoisie voulait disposer dâune lĂ©gitimitĂ© et pas seulement du pouvoir du capital.»
Les dominions de lâEmpire britannique apparaissent certes comme les comptoirs Ă partir desquels des explorateurs se donnent un premier capital dans un rapport commercial avec la mĂ©tropole. Ils sâimposent Ă©galement comme des instances politiques dĂ©bordant le pĂ©rimĂštre du pays conquĂ©rant et sâouvrant sur eux dans un vaste Ă©lan expansionniste. Ils ont la Magna Carta mĂ©diĂ©vale comme pierre de touche pour dĂ©cliner diffĂ©rents documents lĂ©gislatifs fondant en droit la lĂ©gitimitĂ© de la propriĂ©tĂ© fonciĂšre. Le Canada nâest pas un pays, mais un ensemble de terres que se disputent des propriĂ©taires et un droit foncier qui favorise ceux qui peuvent faire partie de la caste. Seul un symbole transcendant coiffe cette rĂ©alitĂ©, la «Couronne» qui confĂšre une lĂ©gitimitĂ© royale Ă ce dĂ©peçage sans grĂące du territoire. Câest encore en son nom aujourdâhui que lâĂtat administre le patrimoine forestier, minier et naturel.
Certes, la signification des rĂ©fĂ©rents historiques nâest pas figĂ©e dans leur moment fondateur. Des noms comme «QuĂ©bec» ou «Canada» ont pu considĂ©rablement Ă©voluer, tellement que les communautĂ©s françaises et anglaises se les sont Ă©changĂ©s pour se dĂ©finir, les premiĂšres se reconnaissant davantage dans une «Province of Quebec» façonnĂ©e par les anglophones et les secondes dans un Canada arrachĂ© aux Français. Et du point de vue des classes sociales, on arguera quâil sâest produit dans lâhistoire du Canada ce quâon a observĂ© dans celle de bien dâautres Ătats bourgeois. Une caste y rĂšgne et se donne un droit lĂ©gitimant sa domination. DiffĂ©rents groupes sociaux sây trouvent subordonnĂ©s: femmes, paysans, ouvriers, vagabonds, Ă©trangers, membres de groupes culturels conquis, minoritĂ©s religieuses, minoritĂ©s sexuelles⊠Et un paradoxe sâobserve: câest en entrant en relation avec cette instance hĂ©gĂ©monique que les dominĂ©s travaillent Ă leur Ă©mancipation: ils lui rĂ©clament des droits, des formes de reconnaissance, des acquis, des garanties⊠à coups de manifestations, dâĂ©lections, de grĂšves, les voici qui conquiĂšrent un Ă un ce que la postĂ©ritĂ© retiendra comme des acquis: droit Ă la syndicalisation, Ă©ducation gratuite, accĂšs aux soins de santĂ©, congĂ©s payĂ©s, libertĂ© dâexpression, soutien aux minoritĂ©s culturelles, contritions de circonstances envers les peuples dâorigine, dispositifs juridiques contre lâincitation Ă la haine, mariages pour tous⊠Tant que lâĂtat poursuit son Ćuvre coloniale, en anglais de prĂ©fĂ©rence, peu lui chaut quâĂ tel jour Ă tel moment ce soit, par exemple, une femme nĂ©e Ă lâĂ©tranger, pratiquant une religion minoritaire, mangeant des plats exotiques et parlant Ă la maison une langue que peu de gens comprennent qui serve cette fois de rouage, plutĂŽt quâun sujet stĂ©rĂ©otypĂ©.
Ces accommodements ne constituent Ă©videmment pas un renforcement de la souverainetĂ© des sujets de Sa MajestĂ© au Canada. Et ceux-ci ne sauraient se satisfaire continuellement du bric-Ă -brac canadien, qui consiste Ă greffer Ă son tout composite des agencements circonstanciels de droits, de dĂ©clarations, de rĂšgles et de reconnaissances, sans que la forme mĂȘme de cette institution soit nettement le fruit dâune volontĂ© populaire.
Penser lâĂ©mancipation des colons du Canada sous la forme de positionnements citoyens dĂ©libĂ©rĂ©s en fonction dâune puissance dâimagination ne peut que concourir au dĂ©mantĂšlement du Canada. Sâil nâexistait pas, personne ne voudrait lâinventer. Rien de sa forme, de ses frontiĂšres, de ses symboles, ni de son esthĂ©tique ne sâimpose comme une nĂ©cessitĂ© Ă lâesprit, sitĂŽt quâon lâimagine absent de son Ă©volution historique. Po...