CHAPITRE 1
L’ÉNIGME DU QUÉBEC
D’une perspective comparée, l’économie sociale québécoise intrigue. D’abord, le Québec est le seul endroit en Amérique du Nord où l’économie sociale est fortement institutionnalisée par les politiques publiques. Ensuite, la conception de l’économie sociale prévalant au gouvernement du Québec, que nous associons au centre-gauche, distingue le Québec de plusieurs cas nationaux. Dans ce chapitre, après avoir introduit le concept d’«économie sociale», nous clarifions brièvement ces deux énigmes, nous présentons les outils théoriques avec lesquels nous tentons de les résoudre et la méthodologie sur laquelle nous nous appuyons, puis nous donnons un aperçu de nos résultats.
1.QU’EST-CE QUE L’ÉCONOMIE SOCIALE?
Différentes sociétés définissent, à différents moments, l’économie sociale de différentes manières. Pour cette raison, plutôt que de proposer une définition «définitive» de l’économie sociale, nous demeurons attentifs dans cet ouvrage aux différentes façons de comprendre et de construire le concept d’«économie sociale».
Le concept d’économie sociale a été inventé en France dans la première moitié du XIXe siècle et désigne alors le secteur de la «protection sociale», incluant donc les sociétés de secours mutuel, mais aussi les programmes publics d’aide aux pauvres (Gueslin, 1987, p. 3-5). Vers la fin du siècle, le concept semble largement répandu, si bien que lors de l’Exposition universelle de Paris de 1900, le «[P]alais de l’économie sociale accueille 5 431 exposants» (Duverger, 2016, p. 27).
Ces développements français ont un écho au Québec. On sait ainsi qu’Alphonse Desjardins était membre de la Société d’économie sociale de Paris et qu’en 1888, la Société canadienne d’économie sociale de Montréal voit le jour (Béland, 2012, p. 189-190). Comme en Europe, cependant, l’expression tombe en désuétude au début du XXe siècle, dans le contexte, notamment, du développement de l’État-providence (Béland, 2012, p. 190).
C’est une fois de plus en France qu’a émergé de nouveau le concept dans les années 1970, dans la foulée de mai 1968. Dès 1970, les mouvements coopératif et mutualiste français s’unissent pour fonder le Comité national de liaison des activités mutualistes et coopératives – qui, à partir de 1975, inclura également le mouvement associatif (Comité national de liaison des activités mutualistes coopératives et associatives – CNLAMCA). Bien que différents, ces trois types d’organisations se reconnaissent une certaine philosophie commune. En 1980, le CNLAMCA produit ainsi une Charte de l’économie sociale identifiant sept principes liant concrètement les coopératives, les mutuelles et les associations – recoupant largement les principes du mouvement coopératif, tels qu’ils sont identifiés, par exemple, par l’Alliance coopérative internationale. Plus récemment, la loi de 2014 sur l’économie sociale et solidaire réitère, dans son premier chapitre, les grands principes de cette économie et clarifie que l’économie sociale et solidaire (ÉSS) englobe aussi les fondations.
En somme, en France, l’économie sociale se définit en termes de principes et de statuts (Dreyfus, 2017). Il en va de même au Québec. Ainsi, aussi bien le rapport Osons la solidarité! du Groupe de travail sur l’économie sociale (GTES), publié dans le contexte du Sommet sur l’économie et l’emploi de 1996, que la loi 27, adoptée le 10 octobre 2013 par l’Assemblée nationale, définissent l’économie sociale en termes de principes et de statuts. Dans les deux cas, les entreprises d’économie sociale renvoient concrètement aux coopératives, aux mutuelles et aux organisations à but non lucratif poursuivant des activités marchandes (GTES, 1996, p. 7; Québec, 2013a, art. 3). Aussi, comme l’illustre le tableau 1, les deux textes spécifient les grands principes caractérisant ces entreprises.
TABLEAU 1.
Les principes de l’économie sociale au Québec
Groupe de travail sur l’économie sociale (1996) | Loi sur l’économie sociale (2013) |
1. L’entreprise de l’économie sociale a pour finalité de servir ses membres ou la collectivité plutôt que de simplement engendrer des profits et viser le rendement financier. | 1. L’entreprise a pour but de répondre aux besoins de ses membres ou de la collectivité. |
2. Elle a une autonomie de gestion par rapport à l’État. | 2. L’entreprise n’est pas sous le contrôle décisionnel d’un ou de plusieurs organismes publics au sens de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels. |
3. Elle intègre dans ses statuts et ses façons de faire un processus de décision démocratique impliquant usagères et usagers, travailleuses et travailleurs. | 3. Les règles applicables à l’entreprise prévoient une gouvernance démocratique par les membres. |
4. Elle défend la primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition de ses surplus et revenus. | 4. Les règles applicables à l’entreprise interdisent la distribution des surplus générés par ses activités ou prévoient une distribution de ceux-ci aux membres au prorata des opérations effectuées entre chacun d’eux et l’entreprise. |
5. Elle fonde ses activités sur les principes de la participation, de la prise en charge et de la responsabilité individuelles [sic] et collectives [sic]. | – |
– | 5. Les règles applicables à la personne morale qui exploite l’entreprise prévoient qu’en cas de dissolution, le reliquat de ses biens doit être dévolu à une autre personne morale partageant des objectifs semblables. |
– | 6. L’entreprise aspire à une viabilité économique. |
Soulignons que les principes, les statuts ainsi que la relation entre les principes et les statuts de l’économie sociale sont sujets au changement et au débat. Au Québec, comme l’illustre le tableau 1, la compréhension de l’économie sociale est demeurée assez stable depuis le milieu des années 1990; il n’en demeure pas moins que la prise en charge individuelle et collective était considérée comme un principe constitutif de l’économie sociale en 1996, mais pas en 20131, et qu’a contrario, le principe de l’aspiration à la viabilité économique est consacré dans la loi de 2013, mais ne l’était pas dans le document de 1996. On pourrait aussi s’interroger sur la hiérarchisation de ces principes, ou encore sur les valeurs qu’ils cherchent à exprimer. En France, l’émergence de l’«économie solidaire» dans les années 1980 reflète ainsi d’abord une volonté d’affirmer plus nettement les valeurs de solidarité et de communauté que semblaient négliger la vieille économie sociale (Dreyfus, 2017).
Les statuts juridiques des entreprises d’économie sociale reconnues font également objet de débat. Dans une perspective historique et comparative, le triptyque français originel coopératives-mutuelles-associations est loin d’aller de soi. La querelle entre les tenants de la coopérative de travail et les tenants de la coopérative de consommation, par exemple, a longtemps fait obstacle à l’unité du mouvement coopératif (Davis, 1999; Draperi, 2012). L’unité du secteur associatif n’est pour sa part toujours pas assurée au Québec, où les associations de défense de droits ne menant pas d’activités marchandes ne sont pas considérées comme relevant de l’économie sociale (Jetté, 1999).
Que dire maintenant des coopératives, OBNL ou mutuelles ne respectant pas l’esprit des principes de l’économie sociale – qui n’auraient, par exemple, une finalité sociale, une autonomie de gestion ou un fonctionnement démocratique que de façade? Des coopératives, OBNL ou mutuelles récusant l’étiquette d’économie sociale? Ou, a contrario, des entreprises privées remarquablement engagées socialement, se concevant comme participantes d’une économie alternative?
Ces questions – sans réponse définitive – nourrissent la réflexion sur les contours de l’économie sociale, ici et ailleurs, et permettent d’en saisir leur caractère construit, fluide, polémique. En particulier, avant le milieu des années 1990, il y avait – et il y a toujours – un mouvement coopératif, voire un mouvement coopératif et mutualiste, mais il n’y avait pas de mouvement de l’économie sociale au sens où nous l’entendons aujourd’hui et il ne pouvait, dès lors, y avoir véritablement de politiques visant à promouvoir ledit mouvement.
Dans ce contexte, plutôt que d’accepter mécaniquement la définition «juridique» de l’économie sociale au Québec et de s’intéresser à l’ensemble des politiques visant les coopératives, les mutuelles et les OBNL aux activités marchandes depuis la fin du XIXe siècle, cette étude s’intéresse aux politiques visant plus spécifiquement les entreprises les plus fortement identifiées à l’«économie sociale» par les acteurs depuis la reconnaissance de l’économie sociale au milieu des années 1990.
2.LES ÉNIGMES DE L’ÉCONOMIE SOCIALE QUÉBÉCOISE
À peu près toutes les disciplines des sciences sociales se sont approprié l’étude de l’économie sociale, sauf la science politique. Au Québec comme à l’international, très peu de chercheurs en politique comparée ou en politiques publiques se sont intéressés à l’économie sociale. La composition du principal centre de recherche sur l’économie sociale au Québec, le Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), est à cet égard révélatrice. Au moment d’écrire ces lignes, le site web du CRISES indique que des 90 chercheurs qui lui sont affiliés, un seul est issu d’un département de science politique et trois sont issus de départements ou d’écoles d’administration publique2; or, les travaux d’aucun de ces chercheurs ne portent spécifiquement sur l’économie sociale3. En comparaison, le CRISES compte plus de 10 professeurs issus d’un département de management et au moins cinq professeurs issus des départements de sociologie, de travail social, de relations industrielles et de géographie.
Naturellement, en abordant un objet d’étude, les chercheurs de différentes disciplines posent différentes questions. Compte tenu de l’absence de la science politique dans l’étude de l’économie sociale, c’est sans surprise que l’on constate que certaines des grandes questions de la politique publique comparée n’ont pas été posées. De notre perspective disciplinaire, les deux grandes énigmes de l’économie sociale québécoise à résoudre concernent les causes de son haut niveau d’institutionnalisation et de son orientation particulière sur l’axe gauchedroite. Dans cette section, nous clarifions ces deux énigmes.
2.1.L’institutionnalisation de l’économie sociale par les politiques publiques
On retrouve des coopératives, des mutuelles et des associations dans pratiquement tous les pays. L’expression économie sociale n’est toutefois reconnue que dans certaines sociétés. Le niveau d’institutionnalisation politique de l’économie sociale varie considérablement d’une société à l’autre. En France, en Espagne et au Québec, on retrouve: une loi sur l’économie sociale, une association faîtière représentant le secteur de l’économie sociale, un ministre responsable de l’économie sociale, un bureau de l’économie sociale au sein de l’appareil gouvernemental et une pléthore de politiques visant à appuyer l’«économie sociale». À l’inverse, en Allemagne ou aux États-Unis, l’expression économie
sociale est complètement absente de la sphère publique. Qu’est-ce qui explique ce genre de variation? Pourquoi l’économie sociale est-elle fortement institutionnalisée dans certaines sociétés et pas dans d’autres?
Cette question nous amène naturellement à nous intéresser au cas français. En effet, comme susmentionné, le concept vient de la France et c’est de la France qu’il voyagera vers d’autres sociétés (Duverger, 2016, p. 317-350). Comme le remarquent Chaves et Demoustier (2013, p. 20), «il y a à peine vingt ans, l’Économie sociale était un concept très peu connu et reconnu en dehors de la France».
Bien que le CNLAMC(A) apparaisse dès 1970, il faut attendre l’arrivée des socialistes de François Mitterand, en mai 1981, pour une première reconnaissance politique de l’économie sociale. Sous le leadership du ministre Michel Rocard, le gouvernement français crée alors une Délégation interministérielle à l’économie sociale (1981); un Comité consultatif de l’économie sociale, constitué des représentants des différents secteurs de l’économie sociale; un Institut de développement de l’économie sociale (1983); puis un secrétariat d’État à l’économie sociale (1984) (Duverger, 2016, p. 291-302). Au cours des 30 dernières années, cette institutionnalisation a progressé, notamment sous le gouvernement socialiste subséquent, de François Hollande, responsable de l’adoption de la Loi sur l’économie sociale et solidaire de 2014.
Dès la fin des années 1970, de son côté, le CNLAMCA cherche activement à institutionnaliser l’économie sociale au niveau européen, notamment au sein du Comité économique et social européen (CESE). Certains pays, comme l’Allemagne, résistent. Les obstacles semblent nombreux: la fédération allemande des coopératives ne souhaite pas séparer le secteur coopératif du secteur privé lucratif; le concept d’économie sociale entre en tension avec le concept allemand d’économie d’intérêt général (Gemeinwirtschaft), qui recouvre notamment le secteur public, les syndicats ...