CHAPITRE 1 /
La révolution des ressources informationnelles
Quels enjeux pour les municipalités?
Daniel J. Caron1
Depuis plus de vingt ans, la révolution des technologies numériques a transformé l’environnement informationnel des espaces organisés, c’est-à-dire de la société, des institutions et des organisations. Cette révolution a, par elle-même, engendré une seconde révolution, soit celle des ressources informationnelles entendues comme la production et l’utilisation de la documentation et des données. Le but du présent chapitre est de montrer comment l’exploitation des ressources informationnelles est appelée à jouer un rôle accru et beaucoup plus stratégique que par le passé dans le fonctionnement municipal de demain. Reddition de comptes, participation citoyenne, données ouvertes et «ville intelligente» ne représentent que quelques enjeux auxquels sont déjà confrontées les municipalités. Au fur et à mesure que se développent les technologies numériques, les accessoires et les pratiques humaines qui les rendent effectives, dont les capacités de télécommuniquer, les villes sont mises au défi de s’impliquer toujours davantage dans ce qui avait été jusqu’ici une «gestion tranquille» des ressources informationnelles2. Cette réalité constituera un double défi. D’une part et en amont, les municipalités devront se soucier davantage de la production documentaire et de la production de données, non seulement la leur, mais aussi celles des autres auxquelles elles auront accès. Qui la produit? Dans quels buts? Quelle est la nature de cette information? Sur quel support est-elle offerte (papier, site Internet, réseaux sociaux, portail de données ouvertes, etc.)? D’autre part et dans leurs actes de gestion, les municipalités devront mieux intégrer les technologies numériques dans l’esprit de s’acquitter de leur mission. Ces actes de gestion ne concernent pas spécifiquement la gestion de l’information comme fonction administrative dans le but de prendre des décisions opérationnelles, mais surtout la gestion municipale et la gestion de l’espace municipal dans son entièreté. En d’autres mots, l’information prendra graduellement une place plus centrale dans l’organisation du travail interne, mais aussi dans les interactions entre autorités municipales et citoyens à travers des flux informationnels plus riches, plus complexes et plus divers. À titre d’illustration, on peut penser à la possibilité qu’offre déjà le recours à la ludification (en anglais gamification) comme outil d’incitation à la participation citoyenne (Siegel, 2015). Parallèlement, on peut s’interroger sur le rôle des influenceurs, qui font maintenant partie des écosystèmes informationnels (Tufekci, 2014).
Ces deux défis requièrent des changements majeurs dans la manière de traiter la variable informationnelle dans toutes ses dimensions. D’ailleurs, l’information et les données sont des concepts qui comportent une multitude de sens. Or, leur polysémie pose de nombreuses difficultés de compréhension. D’entrée de jeu, nous utiliserons donc les définitions suivantes: informer consiste à donner une forme à une matière (Lalande, 1991). Plus précisément, l’information est un ordre arraché au désordre (Von Foerster, Mead et Teuber, 1952, cité dans Gleick, 2015). Ce désordre existe à travers les données disponibles qui, justement, doivent être mises en forme. Elles représentent l’ensemble des indications permettant l’analyse ou la recherche des informations (Cros, Gardin et Lévy, 1964). Conséquemment, «l’information représente l’ensemble de données transformées de façon significative pour la personne qui les reçoit; elle a une valeur réelle qui se mesure dans les décisions et les actions prises» (Romagni et Wild, 1998, p. 92). Ainsi, que ce soit à propos de son contenu ou de son contenant, de son stockage, de sa transmission, de son partage ou de ses utilisations et répercussions, des transformations seront nécessaires dans l’organisation du travail interne, dans la prestation des services aux citoyens et dans la gestion politique des affaires municipales. S’il n’y a pas de modèle unique, le choix du modèle, en revanche, aura des incidences considérables sur ce que deviendra la vie municipale de demain.
La proximité et la richesse informationnelle: nouvelle problématique municipale
Dans la perspective de la gestion des ressources informationnelles, il faut rappeler, une fois de plus, que les municipalités sont au cœur de la vie des citoyens. Gouvernements de première ligne, les municipalités sont les organisations publiques avec lesquelles les citoyens ont le plus d’interactions. Ces derniers sont inévitablement en lien avec leur municipalité, qu’il s’agisse de la collecte des ordures, du service d’incendie, du déneigement, des loisirs ou de l’obtention de divers permis. Ce point est essentiel, car en détenant un rôle si vital et central dans l’organisation de la vie collective, les institutions municipales dépendent plus que toutes les autres organisations publiques de l’existence et du partage d’informations pour assurer leur fonctionnement journalier. En effet, même si les multiples interactions ne se traduisent pas nécessairement par des transactions, elles produisent des informations et se nourrissent d’informations. À des fins opérationnelles, elles peuvent, généralement, être segmentées autour de quatre besoins: l’information et les données servant à la prise de décision par l’administration et les élus municipaux; l’information transmise aux citoyens pour la prestation des programmes et services; l’information pour les activités internes; finalement, l’information servant à alimenter la démocratie municipale à travers la participation, la délibération, voire la coproduction des programmes et services municipaux par les citoyens et l’administration municipale. Quatre besoins qui constituent aussi quatre moments dans la vie municipale et qui se nourrissent les uns les autres.
La résidence est le point de départ et d’ancrage des services et de la démocratie municipale, qui sont essentiellement basés sur l’appartenance territoriale. De là, les attributs des flux informationnels entre la municipalité et le citoyen se tissent et contribuent directement au succès ou à l’échec d’un fonctionnement municipal harmonieux et performant sur le plan opérationnel et sur le plan démocratique.
L’écart entre les pratiques actuelles observées en matière de gestion de l’information et les développements en cours et à venir illustrent bien la transformation qui devra s’opérer.
La production de l’information et des données en contexte municipal: état des lieux
La production de l’information en milieu municipal ne diffère pas particulièrement de celle des autres organisations publiques. En clair, elle répond aux besoins immédiats de gestion et de prise de décision. Elle sert le fonctionnement interne, la prestation de services et, dans une moindre mesure, la participation citoyenne incluant la consultation et la reddition de comptes. Dans ce dernier cas, la question centrale est liée à la volonté de transparence et d’ouverture de la municipalité. Nous sommes donc face à une utilisation très traditionnelle de l’information pensée et gérée dans un paradigme essentiellement papier et au service d’un fonctionnement organisationnel foncièrement bureaucratique. Les résultats des quelques recherches menées sur la question permettent d’en établir un certain bilan3.
Premièrement, il y a peu de recherche sur la question des pratiques municipales quant aux usages de l’information, qu’il s’agisse de sa création, de son exploitation ou de sa gestion. Habituellement, la question de l’information est abordée sous l’angle de l’archivage, de la gestion documentaire ou encore sous celui de la transparence. Les recherches ont beaucoup traité de reddition de comptes, d’accès à l’information ou d’ouverture, dont les pratiques autour des données ouvertes. D’ailleurs, on relève une tendance à vouloir séparer les données de l’information dite «documentaire». Pourtant, ce qui doit d’abord compter est la valeur de l’information pour la prise de décision, qu’il s’agisse de documents ou de données. Néanmoins, les recherches montrent surtout que l’information est étudiée de manière fragmentée (Caron, 2017b, 2018; Caron et Boudreau, 2016). Plus précisément, le secteur municipal bénéficierait d’une meilleure cohésion en ce qui a trait à la gestion des ressources informationnelles si elle était abordée à une échelle plus globale et stratégique.
Deuxièmement, l’étude de plus d’une quarantaine d’instruments4 de politiques informationnelles dans les municipalités permet de constater que l’information n’est pas considérée comme un atout, mais plutôt comme un extrant produit par le système bureaucratique et dont la préservation, la protection ou la transmission doivent respecter certaines règles. En ce sens, les pratiques documentaires sont insulaires. Le partage d’information et de données n’est généralement pas un élément intégré dans la culture organisationnelle des municipalités. La seule exception notable est sans doute l’utilisation de la géomatique et des bases de données qu’elle permet de construire et de coconstruire entre diverses parties prenantes. Autrement, les organisations municipales sont habituellement structurées en fonction des missions et chacune des unités fonctionne sur un mode de «boutique autonome». En effet, l’urbanisme a ses règles et les travaux publics ont les leurs; l’environnement a aussi sa division et le secteur de la culture mène ses propres activités (Caron, 2017b, 2018; Caron et Boudreau, 2016). Non seulement les différentes unités ont leur propre fonctionnement en matière de gestion de l’information, mais, dans le cas de la Ville de Montréal par exemple, les arrondissements ont des instruments différents de ceux de l’organisation centrale. Sans présumer du fonctionnement, l’organigramme de la Ville de Québec montre, quant à lui, une segmentation territoriale (Ville de Québec, 2018). Il y a rarement une vision horizontale englobante de l’information. La création des instruments informationnels sert, d’abord et avant tout, le besoin du service. Les études menées au cours des dernières années ont clairement fait ressortir cette caractéristique (Caron, 2017b, 2018; Caron et Boudreau, 2016), à savoir que l’information est créée pour un usage immédiat et «localisé» sans nécessairement que soit portée une attention quelconque aux besoins qui pourraient être comblés ou aux usages auxiliaires ou secondaires qui pourraient en être faits. D’ailleurs, les politiques administratives municipales relatives à l’information se limitent fréquemment à reprendre les quelques obligations légales qui découlent de la Loi sur les archives ou des obligations liées à des pratiques professionnelles réglementées5 (Vicente, Torres et Royo, 2010). Par exemple, si les données ouvertes sont considérées comme un levier essentiel à la participation citoyenne dans toute son étendue (Le Crosnier et Vidal, 2017), rien n’oblige les municipalités à libérer des données. Qui plus est, une absence de politiques administratives ne signifie pas une absence de pratiques. Certaines municipalités étudiées libèrent des jeux de données par le portail Données Québec sans toutefois s’être dotées de politiques pour encadrer la pratique. Pourtant, diverses applications ont été développées au cours des dernières années au moyen des jeux de données municipaux libérés par les municipalités. Les secteurs de la culture, des parcs, du transport en commun ou de la collecte sélective des ordures ménagères se prêtent bien à ces développements, font appel au travail de développeurs privés ou communautaires et peuvent profiter à l’ensemble des citoyens (Caron et Boudreau, 2016). Ce retard semble donc plus lié à la culture informationnelle des municipalités qu’au potentiel des technologies existantes.
Troisièmement, nous avons pu constater que l’organisation du travail est encore rarement touchée par la venue des technologies numériques. Les modèles sont demeurés quasiment intacts depuis de nombreuses années. La collaboration intra- ou interorganisationnelle commence à être discutée, mais l’implantation de ces pratiques se fait encore rare. Cela indique que le numérique n’a pas encore fait son entrée dans les pratiques informationnelles des municipalités. Au mieux, nous avons observé des processus automatisés, mais la partie transformationnelle des technologies, dont la collaboration, n’est pas développée. Certains auteurs ont étudié la gouvernance de l’information en ce qui concerne la transparence dans l’univers numérique et souligné que la question n’est pas que technologique, mais doit s’appuyer sur le développement d’un cadre légal et normatif qui touche l’organisation (Ingrams, 2017, p. 540).
Quatrièmement, cette mécanisation des processus a tout de même donné lieu à une plus grande prestation électronique de services. Même si les pratiques sont très inégales d’une municipalité à l’autre, quelques municipalités ont mis en place des portails permettant des transactions ou l’obtention d’information. La principale remarque ici est que, généralement, ces processus ne sont que le reflet des pratiques anciennes qui ont été en partie informatisées. À quelques exceptions près, comme les villes de Boston ou de Calgary et, dans une moindre mesure, de Montréal, les sites Web se situent entre le Web 1.0 et 2.0. Ici, le potentiel est pourtant énorme. Sur le site de la Ville de Calgary, sous la rubrique «Engage», les citoyens sont invités à contribuer à une conversation et les sujets ne sont pas nécessairement abordés par service, mais par projet ou par thématique. Évidemment, cela amène la relation entre l’administration et les citoyens à changer. Ainsi, ils peuvent dorénavant participer plus facilement à une discussion portant sur un projet précis comme la rue principale, l’eau potable ou les marchés publics plutôt que la voirie, l’urbanisme ou les services de police. Conséquemment, de la prestation de services, nous entrons dans un espace de conversation plus près de la participation et de la collaboration citoyenne à la définition de ces services et, surtout, de leurs orientations et des décisions qui les transforment. Au cœur de cette transformation se trouvent l’information et son partage à travers les outils numériques.
Cinquièmement, si le concept de gouvernement ouvert a fait son apparition dans le discours politique, la transformation organisationnelle pouvant y conduire se fait encore souvent attendre. Le concept de gouvernement ouvert répond assez bien aux attentes citoyennes de voir les administrations s’ouvrir davantage à leurs commettants. C’est la relation agent-principal qui est visée. Bien que ce concept ne soit pas récent, il reste beaucou...