DEUXIĂME PARTIE
Le tiers-lieu comme objet des attentions institutionnelles territoriales parce que creuset potentiel dâemplois et dâinnovation
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Action publique locale et espaces collaboratifs de travail
Le cas des villes petites et moyennes
Clément MARINOS
Depuis les annĂ©es 1980, les pouvoirs publics intĂšgrent dans leurs stratĂ©gies les externalitĂ©s positives liĂ©es Ă la collaboration entre acteurs Ă©conomiques. En France, cette prise en compte sâest notamment traduite par un soutien aux Ă©cosystĂšmes locaux, rĂ©gionaux et nationaux prenant la forme de politiques publiques (voir Ă cet Ă©gard aussi la contribution de Liefooghe dans ce prĂ©sent ouvrage) comme celles des systĂšmes productifs locaux, des grappes dâentreprises et, dans les annĂ©es 2000, des pĂŽles de compĂ©titivitĂ©, toutes considĂ©rĂ©es comme des figures territoriales du dĂ©veloppement Ă©conomique (Guillaume, 2008). De nouvelles formes de (micro) clusters (Capdevila, 2013), les espaces collaboratifs de travail (ECT) dont font partie les espaces de coworking, ont Ă©mergĂ© plus rĂ©cemment et se dĂ©veloppent rapidement dans la plupart des territoires, y compris ceux avec une faible densitĂ© de population et dâactivitĂ© Ă©conomique.
En 2017, on recense 600 espaces de coworking en France et leur nombre a doublĂ© en cinq ans. Ă lâĂ©chelle mondiale, ce sont prĂšs de deux millions de travailleurs qui frĂ©quentent ces plateformes dâintermĂ©diation ouverte (Fabbri et Charue-Dubosc, 2016). Ces nouvelles pratiques rĂ©sultent de plusieurs tendances. Avec le dĂ©veloppement du secteur des services et des outils et infrastructures numĂ©riques, lâactivitĂ© Ă©conomique se transforme et devient plus mobile (Rallet et al., 2009). Lâexternalisation des fonctions de lâentreprise conduit par ailleurs Ă la montĂ©e en puissance des travailleurs indĂ©pendants 1. Cette progression est renforcĂ©e par la figure de lâentrepreneur comme modĂšle de rĂ©ussite dans la sociĂ©tĂ© contemporaine (TounĂ©s et al., 2006). Ces populations de travailleurs solitaires restent en recherche de lieux de socialisation, le travail Ă domicile ne satisfaisant pas toujours leur besoin dâancrage et dâencastrement social (Besson, 2017).
Car les espaces collaboratifs de travail sont autant des lieux physiques que des configurations sociales permettant la collaboration et lâĂ©change dâidĂ©es entre individus (Merkel, 2015). Ă la diffĂ©rence des rĂ©seaux et clubs dâentreprises qui ne rĂ©unissent que ponctuellement leurs membres dans un mĂȘme espace, les ECT sont des lieux ouverts qui regroupent physiquement des professionnels avec la perspective de crĂ©er des proximitĂ©s organisationnelles Ă lâĂ©chelle locale, celle de la ville, du quartier ou du village (Marinos, 2018). On peut les considĂ©rer comme des Ă©quipements de proximitĂ© et câest sans doute une des raisons qui incite de nombreuses collectivitĂ©s territoriales, y compris les municipalitĂ©s et groupements de communes plus modestes, Ă les soutenir. Il reste que ces nouveaux espaces interrogent les pouvoirs publics qui y voient aussi une opportunitĂ© de dĂ©veloppement de leur territoire (Moriset, 2016) se traduisant par une volontĂ© dâappui Ă lâentreprenariat et Ă lâinnovation. Sâengager dans une dĂ©marche de soutien Ă ces structures contribuerait Ă attirer une population plutĂŽt jeune et diplĂŽmĂ©e et Ă faire entrer son territoire dans lâĂ©conomie de la connaissance dans lâespoir de gĂ©nĂ©rer de nouvelles dynamiques de dĂ©veloppement.
Issue dâentretiens avec des fondateurs et animateurs dâECT en Bretagne rĂ©alisĂ©s dans le cadre du projet INTIMIDE 2, cette contribution Ă visĂ©e comprĂ©hensive propose dâanalyser, dans le contexte spĂ©cifique des villes petites et moyennes, le rapport entretenu entre les collectivitĂ©s locales et ces espaces. La thĂ©matique se retrouve Ă©galement dans dâautres contributions de ce prĂ©sent ouvrage, comme par exemple celles de Le Nadant et Marinos, Liefooghe ou encore Baudelle et Marinos. PrĂ©cisĂ©ment, notre recherche rĂ©pond au questionnement suivant :
â Quels sont les principaux motifs qui incitent les collectivitĂ©s Ă sâengager au profit des ECT ?
â Ă quels enjeux locaux et territoriaux rĂ©pondent-ils ?
â Quelles sont les modalitĂ©s et les limites de ce soutien ?
La littĂ©rature, sur laquelle nous revenons dans un premier temps, ne semble rĂ©pondre que partiellement Ă ces interrogations. Si elle met en avant les risques de confusion dâobjectifs de la part des dĂ©cideurs publics et la nĂ©cessitĂ© dâhybrider les actions publiques, elle ne revient que briĂšvement sur les conditions de ces actions. En termes de rĂ©sultats, nous montrons que la revitalisation urbaine et lâattractivitĂ© apparaissent comme deux enjeux venant lĂ©gitimer un soutien public. Les modalitĂ©s opĂ©rationnelles de ce soutien aux espaces par les collectivitĂ©s, la plupart du temps financiĂšres et matĂ©rielles, sont ensuite explicitĂ©es. Enfin, nous soulignons le rĂŽle que certaines collectivitĂ©s jouent dans la labellisation et la mise en rĂ©seau des ECT.
ECT, territoire et action publique dans la littérature
Ă travers lâaccueil de porteurs de projet et lâaide au dĂ©veloppement de lâactivitĂ© via la mise en rĂ©seau de pairs, les ECT sont considĂ©rĂ©s comme des parties prenantes de lâĂ©cosystĂšme local (Ribeiro et al., 2014). Les collectivitĂ©s peuvent y voir un moyen dâagir dans lâĂ©conomie de la connaissance et des rĂ©seaux, gĂ©nĂ©ratrice dâemplois et crĂ©atrice de richesse. Pour les villes petites et moyennes, câest Ă©galement une opportunitĂ© de renouvellement des bases productives anciennes et en perte de vitesse (Santamaria, 2012).
Les travaux sâintĂ©ressant au lien entre ECT, territoires et action publique, quoiquâencore modestes sur le sujet (Tremblay et Scaillerez, 2017), mettent en avant la participation de ces espaces Ă la revitalisation territoriale (Liefooghe, 2016 ; Jamal, 2018). Ils sont envisagĂ©s par les pouvoirs publics comme de nouveaux outils au service de la rĂ©gĂ©nĂ©ration des territoires Ă faible densitĂ© (Besson, 2017). Les travaux insistent sur la nĂ©cessitĂ© de dĂ©velopper un maillage territorial Ă©quilibrĂ© (Beaume et Susplugas, 2010) justifiĂ© par leur capacitĂ© Ă rĂ©duire les temps et les distances au lieu de travail (Foth et al., 2016 ; Poslad et al., 2015) et, dâune maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, par lâamĂ©lioration de la qualitĂ© de vie des travailleurs (Foth et al., 2016 ; Jebli et Tremblay, 2016 ; Poslad et al., 2015). Il sâagit dâune opportunitĂ© pour les pouvoirs publics locaux de prendre en compte, dans leurs actions et leurs dĂ©cisions, les transformations contemporaines des modes de travail.
En termes de dĂ©veloppement Ă©conomique, les ECT seraient de nouveaux lieux dâinnovation pour les territoires (Suire, 2013), contribuant Ă les rendre plus compĂ©titifs et dynamiques. Certains auteurs prĂ©viennent que « les communautĂ©s collaboratives ne doivent pas seulement ĂȘtre un objet de politiques ou dâinitiatives Ă©clatĂ©es. Elles peuvent et elles doivent ĂȘtre le module et le cĆur de politiques publiques en matiĂšre dâentrepreneuriat, dâinnovation, dâurbanisme, dâinsertion, de culture et dâĂ©ducation au cĆur de la citĂ© » (De Vaujany, 2016). Mais cette multifonctionnalitĂ© les rend peu compatible avec les grilles sectorielles classiques dâaction publique. Sâils doivent certainement ĂȘtre envisagĂ©s comme des outils au service du dĂ©veloppement Ă©conomique territorial, ils sâintĂšgrent aussi aux politiques de transport, de cohĂ©sion sociale ou dâamĂ©nagement numĂ©rique. Pour les dĂ©cideurs publics locaux, cette pluralitĂ© implique une certaine confusion des objectifs attribuĂ©s aux ECT. Dans le cas français, cela signifie que la plupart des strates des collectivitĂ©s, des communes aux rĂ©gions, peuvent lĂ©gitimement sâen emparer pour en faire des attributaires de leur action.
Deux logiques sâaffrontent dans le rapport entre collectivitĂ©s locales et ECT (Liefooghe, 2018) : celle de lâinstitutionnalisation bureaucratique basĂ©e sur la hiĂ©rarchie et un partage clair de compĂ©tences et des responsabilitĂ©s dâune part et dâautre part le dĂ©veloppement dâun mouvement des tiers-lieux qui repose fondamentalement sur lâinitiative individuelle et communautaire, câest-Ă -dire spontanĂ©, Ă©volutif et instable. La premiĂšre se traduit par une prise en compte des ECT comme de nouveaux services publics, sâinscrivant dans la continuitĂ© des pĂ©piniĂšres dâentreprises, voire comme un soutien public Ă lâimmobilier de bureau. LâECT constitue alors, en prioritĂ©, une rĂ©ponse de la collectivitĂ© aux besoins directs des acteurs locaux. La seconde logique relĂšve davantage dâune dĂ©marche dâentreprenariat social dont lâobjectif gĂ©nĂ©ral est de crĂ©er un bĂ©nĂ©fice pour la communautĂ© avec un degrĂ© variable dâinnovation et de transformation sociale (Fontan, 2011). Dans ce cas, le soutien public intervient indirectement. Il est alors envisagĂ© comme un accompagnement Ă la crĂ©ation et au dĂ©veloppement dâactivitĂ©s communautaires contribuant au dĂ©veloppement local. Cette double logique oblige les pouvoirs publics qui se positionnent vis-Ă -vis de ces objets aux multiples facettes et aux contours flous Ă revoir leur mode dâaction et adopter de nouvelles postures.
Certains travaux de recherche proposent par ailleurs des typologies dâespaces au regard du degrĂ© dâimplication des pouvoirs publics. Fiorantino (2018) prĂ©sente un modĂšle croisant lâorigine de lâinitiative (bottom-up ou top-down) avec la nature du projet (public ou privĂ©). Lâauteure identifie quatre types dâespaces allant de ceux financĂ©s et gĂ©rĂ©s par des grands groupes privĂ©s comme WeWork ou Regus aux espaces crĂ©Ă©s et administrĂ©s par les autoritĂ©s publiques, en passant par les initiatives individuelles privĂ©es et les formes hybrides (cf. figure ci-dessous).
Figure 1 : Typologie des espaces de coworking, Marinos, adapté de Fiorantino (2018)
Pour Rus et Orel (2015), ce sont plutĂŽt les initiatives bottom-up quâil faut privilĂ©gier. Selon eux, lâenjeu principal pour les dĂ©cisionnaires publics nâest surtout pas de crĂ©er des espaces ex-nihilo avec lâobjectif de lutter contre le chĂŽmage des jeunes ou de dĂ©velopper un secteur dâactivitĂ© donnĂ© mais plutĂŽt de sâefforcer de repĂ©rer et de soutenir les communautĂ©s de travail existantes ou Ă©mergentes sur leur territoire. Cette stratĂ©gie, que lâon peut qualifier dâintĂ©gratrice, suppose dâadopter des nouveaux modes opĂ©ratoires en hybridant leur action avec le middleground (Chantelot et al., 2015), ce qui, pour des institutions publiques, nĂ©cessite de sortir des schĂ©mas traditionnels dâactions publiques. En consĂ©quence, la question des modes de soutien pertinents se pose, dans lâattente dâune contribution plus ou moins directe au dĂ©veloppement Ă©conomique local.
MĂ©thodologie par Ă©tude de cas
Notre mĂ©thodologie de recherche repose sur une Ă©tude de cas instrumentale multiple (Stake, 1995) qui vise Ă Ă©tudier un phĂ©nomĂšne de portĂ©e gĂ©nĂ©rale Ă partir de plusieurs situations de ce phĂ©nomĂšne. La confirmabilitĂ© des rĂ©sultats est ici assurĂ©e par lâadoption dâun protocole et dâune grille dâanalyse communs Ă huit cas dâĂ©tude, soit huit ECT (cf. tableau ci-contre). Un entretien systĂ©matique avec le gĂ©rant et fondateur de lâespace, complĂ©tĂ© par deux Ă trois entretiens avec des membres utilisateurs, ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©s pour chaque ECT. Afin de garantir la crĂ©dibilitĂ© et la complĂ©tude des analyses, nous avons retranscrit intĂ©gralement ces Ă©changes. Une grille dâentretien a servi de fil conducteur des rendez-vous en face-Ă -face pour discuter des points suivants :
â dĂ©marche de crĂ©ation du lieu (origine, principales motivations) ;
â modalitĂ©s de fonctionnement (modĂšle Ă©conomique, ressources mobilisĂ©es) ;
â relations avec les acteurs locaux (tissu Ă©conomique, acteurs publics) ;
â rĂŽle des dĂ©cideurs publics (en phase de crĂ©ation et au quotidien, type dâintĂ©gration Ă la gouvernance locale).
Ces donnĂ©es primaires ont Ă©tĂ© complĂ©tĂ©es par une recherche documentaire : sites internet dâECT, interviews en ligne de fondateurs et de membres, articles de presse et notes de blogs.
Tableau 1 : Espaces collaboratifs visitĂ©s dans le cadre de lâenquĂȘte
Le choix de la Bretagne comme terrain dâĂ©tude sâest avĂ©rĂ© particuliĂšrement intĂ©ressant du fait dâun nombre relativement Ă©levĂ© dâECT non mĂ©tropolitains et dâune rĂ©partition homogĂšne sur lâensemble du territoire. Brest et Rennes, les deux mĂ©tropoles rĂ©gionales, ne concentrent pas spĂ©cialement les ECT puisquâelles nâhĂ©bergent environ que la moitiĂ© des espaces recensĂ©s, les autres se situant dans les villes petites et moyennes et en zones rurales 3. Cette dynamique entre donc en cohĂ©rence avec lâĂ©quilibre du maillage urbain rĂ©gional.
RĂ©sultats
Dans un premier temps, nous proposons de faire Ă©tat des diffĂ©rentes modalitĂ©s de soutien public aux ECT issues des communes et de leur groupement. Nos propos mettent notamment en lumiĂšre certaines difficultĂ©s de dialogue et lâobligation de coopĂ©rer. Dans un deuxiĂšme temps, nous exposons deux principaux motifs qui nous semblent justifier lâaide publique des collectivitĂ©s : la revitalisation urbaine et lâattractivitĂ© du territoire. Enfin, une autre forme dâinteraction que lâappui financier et matĂ©riel, prĂ©cisĂ©ment la labellisation des ECT et leur mise en rĂ©seau, est explicitĂ©e.
Les modalités de soutien des municipalités et groupements de communes aux ECT
Dans les huit ECT visitĂ©s, dont aucun dâentre eux nâest sous statut public, le soutien des pouvoirs publics, quelle que soit sa forme, est perçu par les fondateurs comme un Ă©lĂ©ment indispensable Ă leur bon fonctionnement, non seulement lorsquâil sâagit dâassociation Ă but non lucratif mais Ă©galement dans le cas de structure sous statut dâentreprise privĂ©e. Habituellement, ce soutien se traduit par une aide financiĂšre visant Ă prendre en charge une part du loyer ou plus directement par une mise Ă disposition de locaux. Lâautre modalitĂ© frĂ©quemment rencontrĂ©e consiste au versement dâune subvention de fonctionnement qui nâest pas spĂ©cifiquement affectĂ©e Ă un poste de dĂ©pense mais permet de financer lâanimation de lâespace. En phase dâinstallation, les ECT peuvent aussi ĂȘtre soutenus par une aide ponctuelle Ă lâamĂ©nagement des locaux : « la mairie nous a donnĂ© une enveloppe de 30 000 euros et on a mis 80 000 de notre poche » explique lâun des fondateurs concernĂ©s.
Du point de vue des institutions publiques, la crĂ©ation de certains ECT rĂ©sultent dâune opportunitĂ© fonciĂšre : un local est disponible et il faut trouver une activitĂ© pour lâoccuper. Un appel Ă projets est alors lancĂ© par la collectivitĂ© en vue de rechercher une structure porteuse rassemblant une communautĂ© dâusagers, quâelle soit prĂ©existante ou non. La structure occupe alors les lieux au moyen dâune convention dâoccupation. LâamĂ©nagement prĂ©alable des locaux et son premier Ă©quipement sont gĂ©nĂ©ralement cofinancĂ©s et rĂ©alisĂ©s par la collectivitĂ©, en concertation avec lâanimateur des lieux qui prend en charge les dĂ©penses de fonctionnement.
Dans cette phase de montage, lâaide publique sâavĂšre essentielle, mĂȘme si elle pose par ailleurs certaines difficultĂ©s : « on ne peut pas faire sans, mais câest compliquĂ© » rĂ©sume le manager dâun ECT. Il tĂ©moigne ainsi : « ça a Ă©tĂ© difficile car je nâavais pas accĂšs aux Ă©lus mais Ă force jâai rĂ©ussi Ă les convaincre de notre utilitĂ© ». Un autre ajoute que « ça a Ă©tĂ© une partie compliquĂ©e, ils ne comprenaient pas ce quâon voulait faire ». Le dialogue laborieux sâexplique par une distance cognitive, culturelle et parfois gĂ©nĂ©rationnelle entre des Ă©lus mĂ©connaissant ces objets Ă©mergents dâune part et dâautre part des porteurs de projet immergĂ©s depuis longtemps dans ces nouvelles pratiques. Certains fondateurs contournent ces obstacles en mettant au point des « stratĂ©gies de contournement ». Pour favoriser la comprĂ©hensio...