| LE DÉPISTAGE DES PROBLÈMES D’ADAPTATION STRATÉGIES ET INSTRUMENTS 1 MARC LE BLANC Université de Montréal JULIEN MORIZOT Université de Montréal |
Résumé
Lorsque les préventionnistes désirent implanter un programme de prévention ciblée, une des questions primordiales qu’ils doivent considérer est la sélection des individus qui y participeront. Il ressort de la recension de la littérature qu’une stratégie séquentielle comportant plusieurs informateurs, contextes et méthodes de collecte de données semble la plus adéquate. Cette stratégie est efficace pour trois raisons : elle permet d’augmenter le taux de base des individus à risque dans l’échantillon ciblé, limitant ainsi le nombre de cas positifs non valides ; elle permet de repérer les enfants les plus à risque en évaluant les individus dans plusieurs contextes ; elle permet d’augmenter la fidélité du dépistage par l’utilisation de plusieurs informateurs. Par la suite, un certain nombre d’instruments de dépistage sont inventoriés. Des recommandations pour la mise au point d’un instrument de dépistage sont également proposées ; la sélection des variables de référence et prédictives, la démonstration de leur fidélité, l’assemblage des facteurs prédictifs et la mesure de l’efficacité prédictive sont discutés. Enfin, des questions légales, éthiques, stratégiques et pratiques liées au dépistage sont discutées.
L’implantation d’un programme de prévention de type ciblé2 implique la sélection des individus à qui il sera offert ; il s’agit d’une démarche cruciale à laquelle les chercheurs et les praticiens doivent accorder une attention spéciale. Dans ce contexte, plusieurs questions doivent être posées. Le dépistage des enfants et des adolescents à risque d’inadaptation psychosociale est-il aujourd’hui possible ? Est-ce que les praticiens désireux d’implanter un programme de prévention disposent d’une stratégie reconnue pour dépister les individus à risque ? Des instruments brefs, simples d’utilisation et qui présentent des propriétés psychométriques adéquates existent-ils ?
Les réponses à ces questions sont complexes. Comme nous le verrons, les sciences humaines disposent des connaissances techniques nécessaires pour mettre au point une stratégie et un instrument de dépistage des enfants et des adolescents à risque de problèmes d’adaptation. Mais, nous verrons aussi qu’aucun instrument existant n’est pleinement satisfaisant sur le plan scientifique. Après avoir précisé le but du dépistage, nous présenterons certaines stratégies et analyserons certains instruments. Beaucoup d’exemples proviendront du champ de la conduite délinquante parce qu’il s’agit du type de problème d’adaptation pour lequel la tradition est la plus longue et la plus riche dans le domaine de la prédiction, tant sur le plan de la méthodologie que sur celui de l’identification empirique des facteurs de risque. Cette démarche exposera les critères méthodologiques servant à l’évaluation et à la conception d’instruments de dépistage. Pour terminer, nous relèverons plusieurs questions légales, éthiques, politiques et pratiques que le dépistage pose aux experts et aux citoyens. L’objectif de ce chapitre est d’aider les praticiens à choisir une stratégie de dépistage et à mettre au point un instrument fiable et efficace pour identifier les enfants et les adolescents risquant d’éprouver des problèmes d’adaptation.
LA RAISON D’ÊTRE DU DÉPISTAGE
Le dépistage peut cibler différents problèmes d’adaptation. En effet, un instrument peut tenter de détecter les personnes qui éprouveront des problèmes de délinquance, de consommation de psychotropes, de décrochage scolaire ou encore de dépression. Pour chacune de ces catégories de problèmes, des sous-catégories peuvent devenir le point de mire. Par exemple, un instrument peut tenter de détecter les délinquants chroniques ou les consommateurs abusifs de psychotropes. En outre, la cible du programme de prévention a des implications importantes pour la stratégie de dépistage à adopter et le choix d’un instrument. Ainsi, le dépistage des délinquants potentiels nécessitera possiblement des mesures et des sources d’informations différentes de celles requises pour le dépistage de la dépression.
La question de la cible du programme de prévention est fondamentale certes, mais il y a deux autres questions tout aussi importantes. Premièrement, sur quels critères les préventionnistes vont-ils s’appuyer pour effectuer le dépistage ? Par exemple, ces derniers peuvent discriminer le comportement délinquant à partir de critères comme le nombre ou la nature des délits, le patron de spécialisation des délits, la conduite délinquante officielle ou en utilisant des mesures de la conduite délinquante autorévélée. Les chercheurs peuvent également faire le dépistage des délinquants potentiels en se basant sur leur personnalité : des traits de la personnalité antisociale, le contrôle de soi faible, la psychopathie, etc. En outre, les préventionnistes peuvent choisir de discriminer les délinquants en considérant leurs expériences sociales, comme vivre dans un foyer brisé, le statut socioéconomique, la fréquentation de pairs délinquants, la performance scolaire, etc. Enfin, ils peuvent choisir une combinaison de plusieurs catégories de critères. Deuxièmement, est-ce que le dépistage est vraiment nécessaire ? En effet, une stratégie ou un instrument de dépistage est moins utile dans le cas d’un programme universel de prévention puisqu’il est appliqué à l’ensemble des individus d’une population. Hormis ces questions importantes, le dépistage exige toujours une évaluation des risques et des besoins et il s’agit forcément d’une prédiction à propos d’un comportement futur ; cette prédiction repose sur les caractéristiques des individus ou de leur environnement sociofamilial.
En dépit de limites inhérentes au dépistage (voir Offord, Kraemer, Kazdin, Jensen et Harrington, 1998), le dépistage des personnes à risque d’inadaptation est relativement fiable pour deux raisons. Premièrement, les facteurs de risque associés au développement des problèmes d’adaptation sont de mieux en mieux connus (voir les recensions dans les autres chapitres de cet ouvrage). Deuxièmement, il existe un certain consensus dans la littérature scientifique au sujet de certaines caractéristiques associées aux problèmes d’adaptation, par exemple les troubles du comportement précoce, et sur leur relative stabilité dans le temps (Caspi, Elder et Herbener, 1990 ; Farrington, 1991 ; Loeber, 1982, 1991 ; Olweus, 1979 ; Robins, 1966). Néanmoins, le dépistage peut se révéler difficile en raison de la prévalence élevée de certains symptômes dans la population (Offord, Boyle et Racine, 1991) ; il peut alors être difficile de faire la distinction entre un problème d’adaptation sérieux et une difficulté transitoire.
Par ailleurs, la question du dépistage revêt une importance nouvelle étant donné la dialectique entre les programmes de prévention universelle et les programmes ciblés de prévention, comme l’illustrent d’autres chapitres de cet ouvrage. L’identification précoce des individus susceptibles de présenter des problèmes d’adaptation est donc une étape essentielle pour que les interventions préventives soient utiles et efficaces, en conjonction ou non avec les efforts de prévention universelle. Ces programmes peuvent être appliqués à un grand nombre de personnes. Cependant, étant donné le taux de base faible de la plupart des problèmes d’adaptation, plusieurs individus peuvent participer aux programmes de prévention sans en avoir vraiment besoin, car ils ne développeront pas de problème de toute façon. L’inverse est également possible et probablement plus grave : des individus qui ne semblent pas à risque, selon les variables et les critères utilisés, éprouveront néanmoins un ou des problèmes d’adaptation. Afin d’éviter ces erreurs coûteuses sur les plans économique et humain, des stratégies de dépistage sont mises en œuvre pour réduire le nombre de personnes qui participeront à l’intervention préventive sans en avoir réellement besoin (c’est-à-dire les cas positifs non valides) et pour réduire le nombre de personnes qui ne feront pas l’objet d’intervention faute d’un dépistage adéquat (c’est-à-dire les cas négatifs non valides). Le dépistage est alors la recherche systématique de ce qui n’est pas apparent chez un individu, ou l’est peu. Contrairement à une évaluation complète des forces et déficits de l’enfant qui peut se révéler une procédure longue et coûteuse (Sattler, 1992), le dépistage se veut une procédure simple et rapide (Durlak, 1995).
Le dépistage peut reposer sur différentes caractéristiques (Offord et al., 1998) et différents types de facteurs de risque (Kraemer et al., 1997). Il peut viser les caractéristiques individuelles (prévention ciblée indiquée), par exemple l’agressivité ou l’hyperactivité, ou les caractéristiques de l’environnement sociofamilial (prévention ciblée sélective), par exemple celles d’une famille monoparentale dirigée par la mère ou d’une école d’un quartier défavorisé. Il est également possible de cibler à la fois des caractéristiques individuelles et socioenvironnementales (prévention ciblée mixte). De plus, quatre types de facteurs de risque peuvent servir de cible à une procédure de dépistage selon Kraemer et al. (1997). Il y a, d’abord, les facteurs de risque variables qui peuvent changer spontanément chez un individu, par exemple l’âge et le poids, ou qui peuvent changer à la suite d’une intervention psychosociale ou d’une médication. Il y a, ensuite, les marqueurs fixes qui ne peuvent être changés ou modifiés comme le sexe, l’ethnicité, etc. Il y a, en plus, les facteurs de risque causaux, c’est-à-dire les facteurs qui peuvent être manipulés et changer le niveau de risque, à la hausse ou à la baisse, de la variable de référence ; les habiletés parentales déficientes ou les troubles du comportement sont des exemples de facteurs de risque causaux. Enfin, il faut tenir compte des facteurs qui peuvent être manipulés, mais qui n’ont pas démontré leur capacité de changer le niveau de risque relativement à la variable de référence : ce sont des marqueurs variables. Il est évident que les études empiriques, surtout les études longitudinales prospectives, doivent avoir démontré que ces différents types de facteurs de risque sont présents avant l’apparition de la variable de référence d’intérêt pour le programme de prévention, sinon ces facteurs sont appelés des corrélats ou des facteurs concomitants.
Quel que soit le type de facteurs de risque, une stratégie et un ou plusieurs instruments sont nécessaires pour détecter les individus ou les groupes à risque. Par ailleurs, indépendamment de la stratégie ou des instruments utilisés, ceux-ci peuvent varier selon le niveau de prévention, le groupe d’âge ou d’autres caractéristiques. Ces stratégies ou instruments doivent parfois être plus spécifiques, par exemple lorsqu’il s’agit de ci...