LE TOURISME: ENTRE VALORISATION ET CONFLITS DANS LES NOUVEAUX LIEUX TOURISTIQUES
Antoine Delmas
RÉSUMÉ
Aux limites de l’écoumène terrestre, 10 millions de visiteurs découvrent annuellement les espaces polaires, soit moins de 1% des touristes internationaux (Delmas, 2014, p. 70). En périphérie de ces marges, le Groenland accueille 100 000 touristes principalement au cours de la saison estivale, qui s’étend de la mi-juin à la mi-août (Statistics Greenland, 2015a, 2015b). Cette faible fréquentation à l’échelle mondiale représente toutefois près du double du nombre d’habitants, qui s’élevait à 56 000 en 2015 (Statistics Greenland, 2015c). Dans cette île, les visiteurs satisfont leur cryotropisme, ce désir de découvrir les paysages de glace. La ville d’Ilulissat, symbole de cet attrait, est devenue la principale destination de l’île. Depuis les années 1970, la conversion touristique est en marche, la filière se structure. Une transformation que confirme la diffusion du tourisme par l’établissement de fronts pionniers perpétuellement repoussés.
Les icebergs, la figure de l’explorateur dano-groenlandais Knud Rasmussen ou les écrits de Paul-Émile Victor fascinent les touristes polaires. Tout en construisant une représentation de ces espaces, ces réalités façonnent leur voyage. À la poursuite de ces images, ce sont quelque 100 000 touristes intérieurs et étrangers (Statistics Greenland, 2015a, 2015b) qui découvrent annuellement le Groenland. Une faible fréquentation qui en fait une destination à l’écart des flux de visiteurs internationaux estimés à plus de un milliard en 2014 (United Nations World Tourism Organization – UNTWO, 2015, p. 4). Marginalisé à l’échelle mondiale, le Groenland l’est tout autant à l’échelle des mondes polaires qui accueillent annuellement un peu plus de 10 millions de visiteurs (Delmas, 2014, p. 70). Toutefois, ce statut de destination en dehors des sentiers battus ne doit pas occulter la croissance du tourisme au Groenland. Entre 2004 et 2014, le nombre de visiteurs a augmenté de près de 20% (Statistics Greenland, 2015a, 2015b). Cette hausse confère au tourisme une importance économique et politique grandissante et induit des transformations géographiques majeures dans les hauts-lieux du tourisme comme Ilulissat (figure 1.1). Située sur la côte ouest du Groenland, cette ville accueille annuellement 25 000 visiteurs, soit cinq fois plus que ses 4500 habitants, selon les données de 2015 (Statistics Greenland, 2015c). Ce succès touristique repose sur l’esthétisme des paysages offerts par le fjord glacé d’Ilulissat, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2004.
Immersion au pays des glaces, ce chapitre dessine les contours de l’expérience touristique au Groenland et les processus d’émergence d’une nouvelle destination. Quels sont les principaux attraits de l’île? Quels sont les mécanismes structurels induits par l’arrivée de visiteurs en si grand nombre? Quelles logiques géographiques contribuent à la mise en tourisme d’une destination sortant des sentiers battus comme le Groenland?
Pour répondre à ces questions, l’auteur s’appuie sur un travail de terrain réalisé dans le cadre d’une recherche doctorale lors des étés 2011 et 2012. Sur place, trois méthodes d’investigation différentes ont été menées conjointement. La première s’appuie sur 36 entretiens réalisés auprès de professionnels du tourisme afin de recueillir leur regard sur leur secteur d’activité. La deuxième désigne la compréhension des formes de l’expérience touristique acquise par la passation de 84 questionnaires auprès des visiteurs et une série de quelques entretiens d’approfondissement. La troisième englobe les temps d’observation nécessaires pour comprendre le tourisme de l’intérieur, que ce soit par la participation à des activités collectives ou la présence à bord de navires de croisière.
Figure 1.1 – ILULISSAT: UNE DESTINATION AU NORD DU CERCLE POLAIRE ARCTIQUE
Source: Delmas, 2014.
En utilisant cette expérience de terrain, ce chapitre évoque en premier les contours du cryotropisme: cet attrait pour les paysages de glace constituant le principal motif de la venue des visiteurs. Il détaille ensuite les signes de conversion touristique qui ont fait d’Ilulissat la principale destination de l’île. Il observe pour finir les mécanismes de diffusion du tourisme qui ont positionné la ville à la tête d’un réseau touristique réparti dans un territoire plus vaste, celui de la baie de Disko.
1. LE CRYOTROPISME, L’ATTRAIT PRINCIPAL DE L’ÎLE
Le cryotropisme est de loin l’attrait numéro un du Groenland. Ce néologisme fondé sur le même principe que l’héliotropisme, l’attrait pour le soleil et la chaleur, désigne son pendant polaire.
1.1. La sacralisation de l’attrait pour les glaces
Au cœur de la notion de cryotropisme se situe le désir de découvrir les paysages de glace. L’Office touristique national groenlandais, Visit Greenland, a d’ailleurs fait des paysages de glace l’un des éléments constitutifs du Big Arctic Five aux côtés des aurores boréales, des baleines, du traîneau à chiens et de la population. Calqué sur le Big Five africain – ces cinq grands mammifères à chasser ou à observer: le lion, l’éléphant d’Afrique, le buffle d’Afrique, le léopard et le rhinocéros noir –, le Big Artic Five dessine l’identité touristique du Groenland. Dans cette stratégie de marketing territorial, les paysages de glace sont ce que le lion est au Big Five africain, un emblème. Les professionnels du tourisme les érigent ainsi comme un symbole de l’exotisme polaire. Cette valorisation rappelle la théorie de sacralisation des attraits touristiques décrite par Dean MacCannell (1999, p. 43-45). Par cette expression liturgique, ce géographe américain désigne les différentes étapes selon lesquelles un lieu ou un objet devient touristique. Après une phase de reconnaissance, les attraits sont élevés à un statut d’icône pour être ensuite consacrés dans les guides de voyage ou comme objets souvenirs. Le fjord glacé d’Ilulissat a suivi cette trajectoire: déjà considéré comme l’emblème de la ville, son inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO a renforcé ses singularités et son caractère unique à l’échelle du monde. Identifié par les guides, dévoilé lors des excursions proposées aux touristes et griffé sur la plupart des objets souvenirs, le fjord incarne aujourd’hui un site immanquable de l’île.
Comme une confirmation de cette importance, les brochures des agences de voyage sur le Groenland esthétisent les paysages de glace. Dans les pages consacrées à l’île, ils sont élevés au rang d’icônes. Les photographies ouvrent sur de grands espaces. La nature y est sauvage, immaculée, vierge de toute empreinte humaine. Que ce soit un randonneur, un kayakiste ou un navire de croisière de plus d’une centaine de mètres de long, l’angle de vue submerge l’humain dans la nature sauvage. Les paysages de glace engloutissent les êtres humains et leurs artefacts.
1.2. L’expérience de l’aventure
Plus que le seul attrait pour les paysages de glace, le cryotropisme consacre une manière de vivre à son séjour dans l’île, il sacralise l’aventure. Vécue par les premiers explorateurs et scientifiques dès le XVIIIe siècle, poursuivie par les conquérants polaires contemporains, elle accompagne désormais les touristes d’aujourd’hui. «Mythologie occidentale», selon les propos de David Le Breton (1996, p. 13), l’aventure «célèbre surtout la rencontre entre l’Homme et l’imprévu» (Le Breton, 1996, p. 9). Le sociologue canadien et spécialiste du tourisme polaire Alain Grenier (2009, p. 16), considère l’histoire de l’aventure et de l’exploration comme des marqueurs indissociables de l’expérience polaire. Au Groenland, quel que soit le degré d’engagement de leur voyage, des croisières les plus luxueuses au tourisme sportif, les visiteurs se plaisent à s’immerger dans une nature perçue comme inhospitalière et hostile. Pour mieux conforter cette représentation sauvage et non maîtrisée, les visiteurs veulent faire l’expérience physique et sensuelle de cet environnement au cours de leur voyage.
Une analyse détaillée des textes figurant dans les brochures proposées par les principaux voyagistes polaires démontre la multiplication des références faites à l’histoire de l’exploration comme pour mieux évoquer l’aventure. Ces écrits qui citent de grands noms de la conquête polaire tentent d’établir une filiation entre les pionniers d’hier et les lecteurs d’aujourd’hui, de potentiels touristes. Cette immersion provoquée lors de la période précédant le voyage conditionne les visiteurs à ne pas simplement faire une excursion polaire, mais à vivre leur séjour sur les traces d’illustres prédécesseurs. Fidèle à cette stratégie commerciale, la compagnie de croisière norvégienne Hurtigruten (2013) rappelle dans sa brochure ses contributions à l’exploration polaire. Au début de ses documents promotionnels, dans une double page aux allures de frise chronologique, sont tour à tour évoqués Fridtjof Nansen, l’explorateur polaire norvégien et Prix Nobel de la paix en 1922 ou Harald Sverdrup, l’océanographe ayant laissé son nom à l’unité de mesure des courants. Autant de scientifiques que la compagnie a accompagnés lors de leurs expéditions polaires.
Sans pouvoir invoquer cet héritage, d’autres acteurs touristiques inscrivent sciemment leur communication dans cette tradition de l’exploration. La Compagnie du Ponant, reconnue pour ses croisières où s’entremêlent luxe et expédition ou encore l’agence de voyage Grand Nord Grand Large, spécialisée dans les destinations polaires, se réapproprient la figure de scientifiques polaires. Les portraits ou les textes du chef des explorations polaires françaises du début du XXe siècle, Jean-Baptiste Charcot, ou ceux du médiatique Paul-Émile Victor illustrent leurs brochures de voyage (Compagnie du Ponant, 2013; Grand Nord Grand Large, 2013a). Invoquer ce passé, c’est faire ressentir l’émotion et les sensations vécues par ces pionniers. Valoriser ces figures héroïques, c’est faire de leurs clients des héritiers des explorateurs d’antan.
Présente lors de l’avant-voyage, l’aventure est un élément constitutif de tout séjour. À bord des navires de croisière, des rites de passage marquent le début du séjour. Dès leur embarquement, les passagers de la Compagnie du Ponant se voient offrir une parka rouge portant le logo Polar Expedition. Un terme qui ne laisse planer aucun doute sur le sens donné par le croisiériste à son produit: plus qu’un simple séjour touristique, il s’agit d’une aventure. Une fois qu’ils ont revêtu leur veste, les passagers forment un groupe. Tous semblables, ils partagent une même aspiration: vivre l’aventure. Comme le dénote Pierre Bourdieu (1982), cette cérémonie distingue un avant et un après; de simples touristes, les visiteurs deviennent des aventuriers. La Compagnie du Ponant n’est pas la seule à instituer un tel rite, Hurtigruten remet également aux touristes une parka. Le message inscrit ne fait pas appel à la notion d’expédition, mais joue sur la multiplicité des destinations possibles: Groenland, Antarctique ou île de Spitzberg en Norvège. Plus qu’une évocation de terres polaires, cette liste résonne comme une invitation au voyage pour les touristes qui les portent.
Comme pour renforcer la filiation entre les scientifiques pionniers d’hier et les touristes d’aujourd’hui, les acteurs touristiques proposent de visiter les vestiges du passé. Cette découverte possible en Antarctique (Roura, 2009) existe aussi au Groenland, où les visiteurs font escale à Port Victor, situé à quelques heures de navigation au nord d’Ilulissat. Situé en face du glacier Eqi, ce site doit son nom à l’explorateur français Paul-Émile Victor qui le choisit comme camp de base lors de ses explorations de l’inlandsis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Devenu le Camp Eqi, la beauté du front du glacier et les vestiges laissés par les équipes scientifiques attirent les touristes qui viennent s’imprégner de l’ambiance et de l’engagement physique des campagnes d’exploration. Conditionnés à éprouver les émotions des pionniers d’autrefois, les touristes ne marchent pas dans le sillage des autres visiteurs, mais dans celui de Paul-Émile Victor en personne.
Ainsi, au lieu de différencier les expériences touristiques, l’aventure les rapproche; toutes les prestations proposées en sont pétries. Mais si cette aspiration est unanime, tous les visiteurs ne souhaitent pas l’expérimenter de la même manière. La distinction s’opère alors sur des seuils d’aventure, qui distinguent des engagements différents. Si les touristes sportifs comme certains routards n’ont foi qu’en l’engagement et les risques (Elsrud, 2001; Larsen, Øgaard et Wibecke, 2011, p. 693-694), pour d’autres, l’aventure se vit dans un cocon luxueux. Des formes de voyage bien différentes qui soulignent tant la singularité des aspirations individuelles que le fil conducteur joué par l’aventure à travers toutes les expériences de voyage.
1.3. Le cryotropisme, un attrait chargé de valeurs
Attrait pour les paysages de glace, statut de dénominateur commun joué par l’aventure, le cryotropisme se charge égal...