L’ABC de l’apprentissage de l’écrit pour mieux en prévenir les difficultés
Pascal Lefebvre
CIBLES
•Connaître l’importance des faibles niveaux de littératie par rapport à celle des dyslexies-dysorthographies.
•Comprendre l’importance de s’informer des percées scientifiques récentes en lecture et en écriture pour la prévention des difficultés.
•Identifier et définir les principales habiletés en lecture et en écriture.
•Connaître les grandes lignes du développement des principales habiletés en lecture et en écriture.
•Connaître les pratiques éducatives éprouvées pour favoriser l’apprentissage des habiletés en lecture et en écriture.
•Amorcer une réflexion critique sur les pratiques éducatives actuelles en littératie.
QUESTIONS CLÉS
•Quelles sont les conséquences à long terme des difficultés en lecture et en écriture?
•Pourquoi la prévalence des difficultés de lecture et d’écriture est-elle si élevée?
•Quels sont les principaux mécanismes en jeu lors de la lecture et l’écriture?
•Quelles attentes sont réalistes concernant les performances des enfants lors de leur apprentissage de l’écriture?
•Comment prévenir les difficultés de lecture et d’écriture, et ce, dès le début de la scolarisation?
1. L’importance de la prévention
Dans le domaine de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, la prévention est incontournable. En fait, les mesures pour prévenir de façon précoce l’apparition des difficultés de lecture et d’écriture permettent d’éviter des situations encore plus graves.
ENCADRÉ 1.1
Kevin est issu d’un quartier défavorisé. Lors de son entrée au préscolaire, il est le plus jeune de sa classe et est perçu par son enseignante comme un garçon agité et immature. Celle-ci remarque qu’il ne s’intéresse pas aux activités liées à la littératie, comme les lectures d’histoire en groupe ou les ateliers d’exploration de l’écriture. Mettant ces observations sur le compte du jeune âge de Kevin, l’enseignante réduit ses attentes envers lui lors des activités d’apprentissage du nom des lettres, de la conscience phonologique et de calligraphie afin qu’il conserve le plaisir de venir à l’école.
Dès le début de sa 1re (CP) année du primaire, apprendre à lire et à écrire constitue un défi de taille pour Kevin. Son nouvel enseignant suit un manuel scolaire qui encourage la lecture globale des mots dès l’entrée en 1re année afin de permettre aux élèves de lire rapidement des phrases et des textes. Cependant, il doit accorder beaucoup de temps de récupération pour soutenir Kevin qui éprouve de la difficulté à mémoriser tous ces mots. Malheureusement, ces mesures d’aide se révèlent insuffisantes. Après le congé des Fêtes de Noël, l’enseignant discute de ses inquiétudes avec l’orthopédagogue (enseignante-spécialisée) de l’école. Occupée par les besoins des élèves plus âgés, cette dernière prodigue quelques conseils à l’enseignant. Ce dernier fait de son mieux, mais le nombre d’élèves dans sa classe ne lui permet pas de les mettre en application aussi souvent qu’il le souhaite.
Kevin entre tout de même en 2e (CE1) année du primaire, étant donné la politique de l’école qui n’encourage pas le redoublement. L’écart entre lui et ses pairs s’étant creusé pendant l’été, sa nouvelle enseignante va rencontrer la direction d’école afin d’obtenir des services d’orthopédagogie le plus rapidement possible. Vers le mois de novembre, Kevin rencontre finalement l’orthopédagogue qui constate l’ampleur des retards en français. Les difficultés qu’elle note lui laissent suspecter la présence de troubles d’apprentissage chez Kevin. Une référence est immédiatement faite pour une évaluation en orthophonie et en psychologie afin de confirmer son hypothèse. Entre temps, Kevin commence vraiment à se décourager et à douter de ses compétences. Il commence alors à être plus turbulent en classe et les devoirs deviennent pour lui une corvée insurmontable pendant laquelle sa mère se met souvent en colère contre lui. Vers la fin de la 2e année, ses performances en lecture et surtout en écriture demeurent très faibles. Les évaluations en orthophonie et en psychologie confirment la présence de retards importants d’apprentissage, ce qui mène à l’établissement d’un plan d’intervention. Un redoublement est recommandé et Kevin doit refaire sa 2e année.
Avec une aide plus soutenue en orthopédagogie, Kevin réussit finalement à passer en 3e (CE2) et en 4e (CM1) année, mais ses performances scolaires demeurent nettement sous la moyenne. Il éprouve de plus en plus de difficulté à comprendre ce qu’il lit, ce qui mine complètement son intérêt pour la lecture. Ses productions de textes restent minimales et ne répondent pas aux exigences du programme scolaire. Son intérêt pour l’école est en chute libre et son comportement en classe dérange de plus en plus. Il reçoit donc l’aide d’un psychoéducateur afin de mieux gérer ses comportements à l’école.
Kevin termine sa 6e année du primaire avec une réputation de voyou. À l’école secondaire, les choses ne s’arrangent pas pour lui. Il fréquente une classe à effectif réduit pour des élèves en troubles d’apprentissage. Son taux d’absentéisme aux cours est très élevé et il est même suspendu pour intimidation. Très rapidement, il décroche et quitte le foyer familial. Sans qualification, il est incapable de se trouver un emploi. Il se tourne vers la vente de stupéfiants pour une organisation criminelle active dans son quartier afin de s’assurer d’un revenu. Ayant été reconnu coupable d’actes criminels, Kevin purge aujourd’hui une peine derrière les barreaux. Est-ce que Kevin est dyslexique-dysorthographique? Non.
Cette histoire peut sembler alarmiste, mais elle reflète une réalité trop souvent oubliée. Les données de la recherche démontrent qu’environ le tiers des adultes faisant partie de la population carcérale ont des difficultés d’apprentissage (Mottram, 2007; Mottram et Lancaster, 2006). Rack (2005) et Herrington (2005) rapportent même qu’environ la moitié des prisonniers possèdent des niveaux de littératie inférieurs à ce qu’on attend des enfants du primaire. Fait important à noter, seule une partie d’entre eux sont dyslexiques-dysorthographiques.
Selon le Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes (Statistique Canada, 2013), les données canadiennes en matière de littératie ne sont guère reluisantes: 48,5% des individus de 16 à 65 ans démontrent de faibles habiletés en littératie qui les empêchent d’être pleinement compétents pour la plupart des emplois à combler dans notre économie moderne. Les données sur les francophones sont encore plus inquiétantes. Le Québec figure parmi les provinces et territoires qui contiennent les plus grandes proportions d’adultes ayant de faibles habiletés en littératie (53,3%) comparativement à la moyenne nationale. Il est aussi important de souligner que les francophones, non seulement ceux qui vivent en situation minoritaire au Nouveau-Brunswick, en Ontario et au Manitoba, mais aussi ceux qui vivent en situation majoritaire au Québec, possèdent des habiletés de littératie plus faibles que les anglophones de leur province respective. Le même phénomène est observé chez les élèves québécois; les résultats obtenus par le Programme international de recherche en lecture scolaire de 2011 (Conseil des ministres de l’Éducation, 2012) révèlent que les performances des élèves de 10 ans sont inférieures à la moyenne nationale. Plus alarmant encore, cette tendance persiste depuis plusieurs années, et ce, malgré le fait que les élèves en difficulté n’ont jamais eu autant accès aux divers services d’aide à l’école.
Le Québec figure parmi les provinces et territoires qui contiennent les plus grandes proportions d’adultes ayant de faibles habiletés en littératie (53,3%) comparativement à la moyenne nationale.
La prévalence des troubles spécifiques de l’apprentissage qui touchent la lecture et l’écriture, comme les dyslexies-dysorthographies développementales, ne peut expliquer à elle seule les faibles niveaux de littératie observés actuellement.
Comment se fait-il qu’autant d’enfants et d’adultes au Canada éprouvent de la difficulté à lire et à écrire? La prévalence des troubles spécifiques de l’apprentissage qui touchent la lecture et l’écriture, comme les dyslexies-dysorthographies développementales, ne peut expliquer à elle seule les faibles niveaux de littératie observés actuellement. Clay (1987) ainsi que Vellutino et ses collègues (1996) soutiennent que la très grande majorité des difficultés de lecture et d’écriture des élèves sont plutôt liées à des lacunes expérientielles et éducatives. Il ne fait plus aucun doute que la prévention des difficultés de lecture et d’écriture demeure la clé pour dénouer cette impasse, et que le rehaussement des pratiques éducatives au préscolaire et au primaire est un passage obligé et prioritaire pour que cette prévention soit efficace. Cependant, la prévention ne se limite souvent qu’au discours. En effet, depuis de nombreuses années, on en fait la promotion, on affirme que c’est important, mais, malheureusement, peu de mesures concrètes sont réellement mises de l’avant.
La très grande majorité des difficultés de lecture et d’écriture des élèves sont liées à des lacunes expérientielles et éducatives.
L’un des facteurs qui contribuent à cette inertie est la lenteur que mettent les découvertes scientifiques récentes dans le domaine de l’éducation à se transformer en actions concrètes dans les milieux éducatifs. Ceci est particulièrement vrai dans les milieux francophones, la vaste majorité des écrits scientifiques étant publiée dans la langue de Shakespeare. L’enseignement du français écrit s’inscrit dans une longue tradition transmise depuis des générations entre les enseignants. Des pratiques se sont donc perpétuées dans les écoles, parfois sans que personne ne les remette en question. Les découvertes scientifiques réalisées depuis déjà quelques décennies sont venues jeter un éclairage important sur le développement des apprentis lecteurs et scripteurs ainsi que sur les activités éducatives qui permettent de prévenir efficacement les difficultés. Une bonne compréhension des différentes habiletés impliquées dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture est essentielle aux intervenants du monde de l’éducation pour soutenir leurs pratiques réflexives en matière de prévention. Les études récentes sur la formation initiale des enseignants et des éducateurs en petite enfance révèlent des lacunes importantes à ce sujet (Cunningham, Zibulsky et Callahan, 2009; Moats, 2009). Ces lacunes ne sont pas à prendre à la légère, d’autant que le niveau d’expertise des enseignants concernant le développement et le fonctionnement typiques de la lecture et de l’écriture influence le degré de réussite de leurs élèves dans ce domaine, surtout au début du primaire (Carlisle, Kelcey, Rowan et Phelps, 2011). De plus, l’influence de leurs pratiques éducatives va bien au-delà du succès scolaire; en contribuant au succès précoce de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture chez les enfants, elles influencent positivement la santé, la participation citoyenne ainsi que l’employabilité future des jeunes (ABC Life Literacy Canada, 2014). Les éducatrices et les éducateurs en petite enfance ainsi que les enseignantes et enseignants du préscolaire et du primaire sont donc des acteurs clés pouvant faire une différence dans la vie des jeunes. L’objectif de ce chapitre est de rendre accessibles ces nouvelles connaissances aux milieux éducatifs francophones afin d’en influencer les pratiques. Les sections qui suivent visent à définir les principales habiletés qu’utilisent les apprentis lecteurs et scripteurs, et à signaler les grandes lignes de leur développement et de leur fonctionnement.
Les découvertes scientifiques réalisées depuis déjà quelques décennies sont venues jeter un éclairage important sur le développement des apprentis lecteurs et scripteurs ainsi que sur les activités éducatives qui permettent de prévenir efficacement les difficultés. Une bonne compréhension des différentes habiletés impliquées dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture est essentielle aux intervenants du monde de l’éducation pour soutenir leurs pratiques réflexives en matière de prévention.
Les éducatrices et les éducateurs en petite enfance ainsi que les enseignantes et enseignants du préscolaire et du primaire sont donc des acteurs clés pouvant faire une différence dans la vie des jeunes.
2. Les habiletés principales de la lecture et de l’écriture
Deux théories ont grandement influencé la façon de concevoir la lecture et l’écriture; il s’agit de la vision simplifiée de la lecture proposée par Gough et Tunmer (1986) ainsi que la vision simplifiée de l’écriture proposée par Berninger (2000), Berninger et al. (2002) et Berninger et Graham (1998). Selon ces deux théories, la lecture et l’écriture sont composées d’habiletés de base sur lesquelles reposent en partie des habiletés de haut niveau. Les habiletés de base permettent d’accéder au code de l’écrit, tandis que ...