PARTIE 1
LA CPI CONTRE L’AFRIQUE
ABJECTIONS ET OBJECTIONS
CHAPITRE 1
LEUCHOPHILIE OU NÉGROPHOBIE ?
L’Afrique à la croisée de la raison et de la « déraison »
Alphonse Zozime Tamekamta1
RÉSUMÉ
La Cour pénale internationale (CPI), première juridiction pénale internationale, a été créée le 17 juillet 1998 et son Statut, lui, a été adopté à l’issue de la conférence diplomatique et plénipotentiaire des Nations unies à Rome. Elle est compétente pour juger les personnes coupables des infractions de portée internationale telles que les crimes d’agression, le génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité (articles 5, 8, 7 et 8 du Statut de Rome). En 2004, huit États, tous africains (Ouganda, Soudan, République démocratique du Congo [RDC], République centrafricaine [RCA], Kenya, Libye, Côte-Ivoire et Mali), étaient concernés par des procédures ouvertes à la CPI. Après un mandat d’arrêt émis contre les présidents soudanais et kényan, et malgré l’arrêt des poursuites contre ce dernier, des voix s’élèvent de plus en plus pour crier au complot contre l’Afrique. De nombreux intellectuels africains voient également dans le rapport CPI-Afrique une interaction insidieuse entre le narcissisme de l’Occident (« leuchophilie ») et la haine contre l’Afrique (« négrophobie »). Or, il suffit d’interroger l’Afrique dans son fonctionnement et sa gouvernementalité pour y déceler des infractions graves. Ainsi, plutôt que de conspuer la CPI, cette contribution ressuscite la réflexion sur l’Afrique et sa propre perception, sur la perception que l’Afrique a de ses rapports au monde, sur l’Afrique et ses propres prévisions/provisions stratégiques.
Mots clés : Afrique, amour, déraison, haine, raison.
DEPUIS QUELQUES ANNÉES, L’AFRIQUE S’EST ÉTONNAMMENT découvert une nouvelle identité, faite de construction décloisonnée entre des valeurs tropicales à respecter et le refus de subir la prédation culturelle de l’Occident. Elle se glorifie de sa gouvernance précoloniale que les mécaniques actuelles tardent à formaliser et à reproduire. Elle s’inscrit dans la mondialisation, fait usage de ses bienfaits, mais refuse de se rapprocher des standards internationaux. La violation des droits fondamentaux des Africains par les présidents éternitaires semble peu préoccuper les victimes, au point où certains rusent avec le syndrome de Stockholm dont seraient atteints durablement les Africains. Bien que la violation des droits de l’homme ne soit pas seulement l’apanage des dirigeants africains, les proportions semblent y être dénotées par la présence ubiquitaire des dirigeants au cœur de tous les leviers de l’État et jouant avec la violence légitime.
Le néopanafricanisme médiatique et scientifique de jeunes intellectuels africains, réclamant une « démocratie » africaine à théoriser et excluant l’alternance au pouvoir, fait encore débat. Le recul nécessaire et la masse critique pourraient, dans ce cas, être présentés comme les outils manquants de l’appareillage scientifique et de leur démarche épistémologique. Ainsi, l’inversion des valeurs et le nivellement se sont accomplis au contact du clientélisme ambiant au point où le quotient de virilité du grand nombre d’intellectuels est la pensée paresseuse, c’est-à-dire que les logiques gouvernantes, sévères hypothèques de l’avenir des millions de jeunes, se rapprochent plus de la médiocratie qu’elles ne s’en écartent. Quelle est ainsi l’efficience des débats larmoyants des Africains ? Quelle est la part capitalisée et théorisée des valeurs traditionnelles africaines susceptibles d’être injectées dans le continuum civilisationnel de la mondialisation ? La CPI est-elle à conspuer dans une Afrique présentée comme le « tombeau » des droits de l’homme ?
En harmonie avec l’approche toute nouvelle, mais finalement en progrès, de la déconstruction, cette contribution se veut un prologue à une réflexion menée par de jeunes intellectuels africains, non moins acrimonieux que leurs devanciers. Il s’agit donc de susciter le rebours d’une tendance, finalement militante, qui inspire les Africains du dedans et du dehors et en fait des petites gloires marchandes ou épiques.
LEUCHOPHILIE OU NÉGROPHOBIE : CE QUE L’HISTOIRE NOUS ENSEIGNE
Le tollé soulevé par l’opinion africaine après la mise en accusation des présidents du Soudan et du Kenya et l’exaltation du protonationalisme au sein de l’Union africaine entretiennent un vieux débat construit sur la base des agrégats spirituels de maître à esclave. En effet, le souvenir de la colonisation hante encore le sommeil des Africains et les contraint à passer des semaines entières, effarés dans leurs lits, ruminant péniblement un passé qui leur a tout hypothéqué : leur présent, leur avenir, leur capacité de concevoir des modèles de développement, leur rationalité, etc. De même, les Africains semblent toujours minorer les grands enjeux internationaux et les rapports de force qui déterminent la politique internationale, au point de ne voir dans leur rapport à l’universalité que les extrêmes affectifs : l’amour et la haine.
La leuchophilie, première épithète structurelle de cet ouvrage, renvoie à un enfermement affectif de l’Occident dans les négociations avec les pays du Sud. De la sorte, le Statut de Rome, comme les autres conventions internationales élaborées par les pays du Nord, relèverait d’un narcissisme démesuré. À l’inverse (chez les Africains), la leuchophilie renvoie à la tendance démentielle des Africains à justifier leurs retards et faiblesses par l’extrême chauvinisme de leurs interlocuteurs ou partenaires (Occidentaux). Pourtant, l’Afrique est bien plus heureuse de recevoir l’aide publique au développement de l’Occident, de dupliquer malaisément les modèles de développement de l’Occident, d’admettre inopportunément les accords de partenariat économique (APE), sans sourciller face au rebours inefficient et sans convoquer une saine complicité entre ses dirigeants et les Occidentaux. Plutôt, l’Afrique se consacre à énoncer une pseudo-haine dont elle serait victime, exprimée sous forme de « négrophobie », au lieu de tirer des leçons de la « négrologie » de Stephen Smith (2003). Les tribulations endogènes de l’Afrique à se constituer en un bloc souverain et viril, capable de construire une vision et de porter un idéal universel, ramènent le continent à la précolonie et à la prémodernité. En conséquence, elle chemine de façon complexée dans un monde régi par les lois du plus fort auxquelles elle s’identifie et construit les bases de son émancipation internationale. C’est dans ce sillage qu’intervient le droit international, entendu comme ensemble des règles juridiques internationales qui régissent les relations entre plusieurs États ou comme ensemble des textes juridiques ratifiés par plusieurs États ou personnes.
De façon totale, la polémique construite autour de la prétendue conspiration de la Cour pénale internationale contre l’Afrique pose le problème de la capacité des Africains à s’approprier les contenus et les procédures du droit international au contact des législations nationales. Car, l’Afrique des oligarques domine encore et celle des chefferies se perpétue. Ainsi, que faire des instruments internationaux et universels des droits de l’homme dont les pays africains sont signataires triomphants ? Il s’agit, outre le Statut de Rome, de :
la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, adoptée, ouverte à la signature, à la ratification et à l’adhésion par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa Résolution 34/180 du 18 décembre 1979, entrée en vigueur le 3 septembre 1981 ;
la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée, ouverte à la signature, à la ratification et à l’adhésion par l’Assemblée générale dans sa Résolution 39/46 du 10 décembre 1984, entrée en vigueur le 26 juin 1987 ;
la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées ;
la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, adoptée par la Conférence diplomatique pour l’élaboration des conventions internationales destinées à protéger les victimes de la guerre, adoptée le 12 août 1949 ;
la Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre ;
la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des armes contre l’humanité, adoptée, ouverte à la signature, à la ratification et à l’adhésion par l’Assemblée générale dans sa Résolution 2391 (XXIII) du 26 novembre 1968 ;
la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée, ouverte à la signature, à la ratification et à l’adhésion par l’Assemblée générale dans sa Résolution 26 A (III) du 9 décembre 1948 ;
la Convention sur le consentement au mariage, l’âge minimum du mariage et l’enregistrement des mariages, ouverte à la signature et à la ratification par l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) dans sa Résolution 1763 A (XVII) du 7 novembre 1962 ;
la Convention sur les pires formes de travail des enfants, adoptée en 1999 par la Conférence générale de l’Organisation internationale du travail ;
la Convention internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’instruction de mercenaires, adoptée et ouverte à la signature, à la ratification ou à l’adhésion par l’Assemblée générale de l’ONU le 4 décembre 1989.
À celles-ci, on peut ajouter des normes juridiques régionales, notamment la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples2 et la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant3.
La polémique larmoyante des Africains au sujet de la CPI permet au moins de théoriser un mythe : la dyade entre Africains du haut (dirigeants) et ceux du bas (citoyens). Les Africains du haut, présidents en exercice/ anciens présidents des États africains, enfermés dans un enclos impénétrable, sont des surhommes que la justice ne peut nullement inquiéter, quelles que soit les infractions commises. Quant aux Africains du bas, ils constituent la masse silencieuse, justiciables impénitents. Ceux-ci, exécutants, peuvent comparaître devant les juridictions nationales et internationales, alors que les donneurs d’ordre ne le peuvent pas.
Il revient donc à l’Afrique d’inventer et d’imposer ses propres mécanismes de (re)production de ses valeurs et d’en faire le levain de son identité et de sa souveraineté. Le prix de la Fondation Mo Ibrahim de gouvernance, sans lauréat depuis plusieurs années, invite la conscience 3 parties et en 68 articles, cette Charte stipule, en son article 2, que « toute personne a droit à la jouissance des droits et libertés reconnus et garantis dans la présente Charte sans distinction aucune, notamment de race, d’ethnie, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation ». Ainsi, « tout être humain a droit au respect de sa vie et à l’intégrité physique et morale de sa personne ». africaine à la réalité existentielle. L’évocation des épopées africaines dans le système-monde n’est certes pas anodine, mais il faut les capitaliser et en faire un substrat de progrès. Car, il ne suffit plus d’évoquer les exploits antérieurs de l’Afrique dans les domaines de l’agriculture, de la culture, de l’art ou de l’économie pour conforter un capital théorique et rééquilibrer les forces. En effet, les espoirs charriés par l’euphorie des indépendances africaines n’ont pas su entretenir le rêve des masses populaires. L’extrême rajeunissement de la population africaine, sans avoir été une préoccupation majeure des premiers dirigeants et des chefs d’État actuels, décline chaque jour son lot d’exigences. Mises à part les urgences coloniales d’hier, l’Afrique déchante sur les ruines de la monocratie, vendant aux enchères les énergies verbales et pratiques de sa jeunesse. En permanent conflit avec elle-même, subissant l’oppression du système politique, assouplie ou enraidie par l’armature de l’État, la jeunesse africaine, par exemple, brise le mythe par l’envie de l’ailleurs. Ceuta, Melilla, Lampedusa, les gouvernements perpétuels africains, l’aridité du développement, etc. meublent l’histoire et méritent une meilleure attention.
QUELQUES AFRICAINS ENTRE PARANOÏA ET AMNÉSIE : QUI PEUT ALLER À LA CPI ET POURQUOI ?
L’éthique du pouvoir politique africain est discutable. Les dernières décennies de gestion cheffale des États africains (principalement en Afrique centrale) donnent du crédit aux analyses antérieures faites par Jean-François Médard (1991) et Jean-François Bayart (1991). Pris dans l’étau de la paranoïa et de l’amnésie, plusieurs Africains ont finalement oublié que l’Afrique est cofondatrice de la Cour pénale internationale, et qu’elle (l’Afrique) a animé la fraction gagnante à la conférence de Rome, opposée à la vision américaine d’une cour inféodée au Conseil de sécurité des Nations unies. Ce sont encore les dirigeants africains, une fois le Statut de Rome adopté, qui s’auréolaient d’être parvenus à rompre les constellations de la traditionnelle opposition entre les blocs Nord/Sud et Est/Ouest.
Bien plus, les données statistiques, plus ou moins concordantes, fournies par les agences intergouvernementales (ONU, OUA/Union africaine [UA]) et les organisations internationales non gouvernementales agréées (International Crises Group,etc.) ont sonné l’alarme au sujet de l’Afrique, il y a plusieurs décennies. En effet, depuis 1970, l’Afrique a été le théâtre de plus de 95 crises et conflits, dont une grande majorité était des conflits internes, ayant fait 17 millions de réfugiés et des centaines de milliers de morts. D’ailleurs, pour 11 pays africains en conflit durant les années 1990 (Soudan, Éthiopie, Ouganda, Mozambique, Angola, Liberia, Sierra Leone, Burundi, Rwanda, ex-Zaïre, Congo),...