CHAPITRE 1
LES CORRIDORS TRANSASIATIQUES
Une idée ancienne opportunément reprise par la Chine
Frédéric Lasserre
Depuis qu’il est devenu le secrétaire général du Parti communiste chinois en 2012, puis président en 2013, Xi Jinping a lancé une série d’initiatives stratégiques à l’intérieur du pays ainsi qu’à l’étranger. Toutes visent à garantir la stabilité politique et la croissance économique du pays, tout en asseyant la Chine comme un acteur majeur au niveau international. La démarche la plus notable est sans doute la vision stratégique des nouvelles routes de la soie, la Belt and Road Initiative (BRI). Invoquant l’imagerie historique de l’ancienne route de la soie, le projet BRI prévoit la construction d’imposantes infrastructures dans le cadre de grands corridors transcontinentaux reliant la Chine au reste de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique.
Si ces corridors et leurs projets de liaisons ferroviaires sont aujourd’hui communément décrits comme relevant du grand dessein chinois de nouvelles routes de la soie, « Une ceinture, une route »/« One Belt, One Road »/«一 带 一 路», lancé en 2013, renommé Belt and Road Initiative en 2015 (NDRC, 2015), a repris en réalité nombre de projets plus anciens. L’idée de bâtir de grands axes de transport, routiers et surtout ferroviaires, à travers l’Asie n’est pas récente et a connu plusieurs rebondissements. Très tôt, le rail a été privilégié pour ces grands corridors, car il constituait le moyen le plus économique pour le transport terrestre intercontinental (Emerson et Vinokurov, 2009). Mais, reprenant soit de grandes infrastructures nationales comme le Transsibérien et le Baïkal Amour Magistral (BAM), soit des projets internationaux portés dès 1959 par les Nations Unies puis d’autres acteurs institutionnels, les corridors identifiés par la BRI ne sont pas des idées neuves. Ce n’est pas parce que la Chine innove avec la BRI que cette initiative rencontre pour l’heure un tel succès politique. Ce succès est dû en partie à la puissance des moyens financiers de la Chine, qui manquait aux initiatives précédentes, mais bien davantage au fait que plusieurs acteurs économiques et institutionnels avaient déjà jeté les bases logistiques et politiques des conditions favorables permettant aujourd’hui l’expansion de cette stratégie chinoise.
1. UN PROJET INITIALEMENT PORTÉ PAR UNE INSTITUTION INTERNATIONALE, L’ONU
1.1. LE PROJET TRANS-ASIAN RAILWAY
L’idée de développer des infrastructures ferroviaires et routières permettant la connexion entre Europe et Asie remonte à 1959, lorsque la Commission économique et sociale des Nations Unies pour l’Asie et le Pacifique (UNESCAP) et son homologue pour l’Europe, l’UNECE, ont proposé la création d’un « Réseau de chemin de fer transasiatique » (Fedorenko, 2013 ; Perelman, 2015), ou Trans-Asian Railway (TAR). L’idée était de promouvoir un réseau favorisant l’essor du commerce international à une époque où le transport maritime n’était pas aussi développé qu’aujourd’hui et, surtout, alors que l’avènement du conteneur, à partir de la fin des années 1950, n’avait pas encore permis l’essor rapide de ce mode de transport des marchandises générales, manufacturées en particulier (Levinson, 2016).
En avril 1992, lors d’une 48e session plénière à Beijing, et prenant acte des changements politiques majeurs provoqués par la chute de l’URSS, l’UNESCAP a adopté le projet DITTA (Développement de l’infrastructure de transport terrestre en Asie1) qui comportait un volet ferroviaire et se caractérisait par une quasi totale absence de moyens financiers. Des études de faisabilité ont été financées, mais n’ont débouché sur rien. Les objectifs du DITTA étaient ambitieux (transit du fret Europe-Asie du Sud-Est en 23 à 28 jours avec des vitesses moyennes de 45 km/h), mais peu réalistes (Le Roy, 2004).
Le projet TAR prévoyait quatre principaux corridors, étudiés de 1994 à 2001 (Kasuga, 1997 ; ESCAP, 2003) : le corridor nord entre l’Europe et le Pacifique via l’Allemagne, la Biélorussie, la Russie, le Kazakhstan et la Chine jusqu’à la péninsule coréenne ; le corridor sud, entre l’Europe, la Turquie, l’Iran, le Pakistan, l’Inde, le Myanmar, le Thaïlande et Singapour ; le corridor d’Asie du Sud-Est, entre Kunming et Singapour ; et le corridor nord-sud entre la Finlande et le golfe Persique via les pays baltes, la Russie, et deux branches de part et d’autre de la mer Caspienne (figure 1.1).
FIGURE 1.1
Les corridors Trans-Asian Railway, 1959
Source : D’après Nations Unies (s. d.) ; UNESCAP (2003) ; Railway Pro (2016).
En 2002, l’UNECE et l’UNESCAP ont développé un projet plus ambitieux, l’Euro-Asian Transport Links (EATL). Ce projet de liaisons de transport Europe-Asie établit les principaux axes routiers et ferroviaires intercontinentaux dans la région de l’Eurasie au développement desquels l’UNECE et l’UNESCAP encouragent les États membres de coopérer en priorité. Neuf corridors routiers et neuf corridors ferroviaires sont ainsi proposés. Le projet EATL est toujours actif, trois phases se sont succédé pour encourager la coopération entre les États. C’est dans ce contexte que Beijing a exprimé un certain intérêt pour la promotion d’un corridor entre la Chine et l’Europe, en s’appuyant sur la liaison achevée en 1990 avec l’ouverture du point de passage à Alashankou/Dostyk entre la Chine et le Kazakhstan (Fu, 2004 ; Dadabaev, 2018a).
Ces projets, TAR et EATL, sont toujours en vigueur et ont été relancés à plusieurs reprises et sous diverses formes. Ils l’ont été sur le plan politique en 2006 avec l’accord sur le Réseau de chemin de fer transasiatique (Trans-Asian Railway Network Inter-Governmental Agreement), signé le 10 novembre 2006 par 17 États asiatiques, sous l’égide de l’UNESCAP et de l’UNECE, et entré en vigueur le 11 juin 2009. Les derniers États à l’avoir ratifié sont le Népal (6 mars 2012), puis la Corée du Nord (12 octobre 2012) (Collection des traités, 2019), et l’évolution du traité semble figée depuis l’annonce du projet BRI en 2013.
Ces grands projets-cadres n’ont pas abouti concrètement à une mise en œuvre de ces corridors. Les Nations Unies et leurs agences régionales, handicapées par l’absence de ressources d’investissement et par les limitations inhérentes à leur méthode de travail basée sur la concertation des délégations des pays membres, n’ont eu qu’une influence marginale sur le développement des corridors ferroviaires en Asie (Le Roy, 2004). C’est davantage en favorisant la coopération et en encourageant les divers gouvernements à harmoniser leur réglementation douanière et de circulation des convois que l’UNECE et l’UNESCAP ont eu un bilan positif pour le développement des réseaux de transport Europe-Asie, essentiellement ferroviaires (UNECE, 2013). Les projets TAR et EATL ont en revanche donné naissance à plusieurs avatars.
1.2. DES PROJETS DÉRIVÉS CONTEMPORAINS
Mentionnons ainsi le Corridor nord-sud, entre l’Inde et Saint-Pétersbourg via l’Iran et le Caucase, que l’Iran, la Russie et l’Azerbaïdjan ont convenu en 2016 de construire dans les prochaines années (Réseau international, 2016 ; Dayal, 2017 ; Alterman et Hillman, 2017). Dès 2002, la Russie, l’Iran et l’Inde avaient signé un accord destiné à favoriser la construction de ce corridor avec une liaison maritime Inde-Iran, puis une liaison ferroviaire (Spector, 2002 ; Rediff, 2002 ; Mahapatra, 2012). Le projet semble avancer, mais à petits pas : des convois test ont circulé en 2014 et 2017 (Chaudhury, 2017 ; PressTV, 2018 ; Sarma et Menezes, 2018). Par ailleurs, un autre projet de corridor ferroviaire, le Corridor transnational nord-sud entre l’Iran et le Kazakhstan via le Turkménistan, semble procéder de la même démarche conceptuelle. Le chantier a débuté en 2007 et la liaison Uzen (KZ)-Gorgan (Iran) a été complétée en 2014 (Gurt, 2014).
En 2010, le Bangladesh a ratifié l’accord général qu’il avait signé en 2007 visant la construction du corridor sud (Southern Corridor) (The Hindu, 2007), ce qui avait permis de nourrir quelque espoir pour l’avancement de réalisations concrètes ; mais ce projet, intégré depuis au projet Belt and Road chinois dans sa portion Bangladesh-Chine-Inde-Myanmar jusqu’à Calcutta, ne semble pas progresser. L’Iran et le Myanmar n’avaient pas ratifié l’accord. La partie orientale du corridor a cependant été intégrée aux projets de transport poussés notamment par l’ASEAN dans le cadre de la Greater Mekong Subregion (GMS), projet parapluie élaboré dès 1992 (FEER, 1993, 1994 ; Soong, 2016) et financé par la Banque asiatique de développement, qui a largement repris le projet TAR en Asie du Sud-Est avec plusieurs variantes (GMS Secretariat, 2016).
Le corridor d’Asie du Sud-Est proposé par le TAR comportait essentiellement une liaison Kunming – Singapour, une idée largement reprise par la suite par le premier ministre malaisien Mahathir Mohamad au sommet de l’ASEAN de 1995 (Jetin, 2018), puis par la Greater Mekong Subregion en 2010 dans le cadre du ASEAN Master Plan for Connectivity (Asian Development Bank et Greater Mekong Subregion, 2010), puis enfin par le projet Belt and Road chinois en 2013. Un accord portant sur la construction d’un segment de ligne à grande vitesse (LGV) entre Kuala Lumpur et Singapour a été paraphé en 2013 (Reuters, 2013). Ironiquement, le même Mahathir, revenu au pouvoir en 2018, s’est hâté d’annoncer l’annulation du projet de LGV entre Kuala Lumpur et Singapour, segment de ce projet de liaison Kunming-Singapour (Reuters, 2018), puis son report (Azmi, 2018). La construction de la liaison à travers le Laos est en revanche bien avancée (voir chapitre 5).
2. UN AUTRE PROJET DE CORRIDOR TRANSASIATIQUE INSTITUTIONNEL : L’OCDE ET LA CEMT
En partenariat avec l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la Conférence européenne des ministres des Transports (CEMT) a contribué à la réflexion sur les liaisons de transport entre l’Asie et l’Europe. Fondée en 1953, la CEMT constitue un forum de coopération politique au service des ministres européens responsables du secteur des transports, plus précisément des transports terrestres. En 2006, la CEMT et l’OCDE ont publié une étude sur les liaisons de transport entre Europe et Asie (CEMT/OCDE 2006). Prenant acte de la rareté des ressources financières au vu de l’ampleur des investissements à consentir pour améliorer les infrastructures, mais considérant aussi que les infrastructures ne constituent pas la seule clé du succès de l’amélioration du service de transport sur des distances aussi longues, le rapport souligne la pertinence :
- d’un soutien envers le projet TRA promu par l’ESCAP ;
- de déterminer les projets jugés prioritaires en coordination avec les pays membres de la CEMT ;
- d’œuvrer pour l’harmonisation et la simplification des procédures douanières et de passage des frontières ;
- de promouvoir un processus d’intégration des transports euroasiatiques en favorisant la convergence des réglementations nationales ;
- d’accélérer la réforme des compagnies de chemins de fer européennes afin d’accroître leur productivité.
Le rapport établit quatre axes prioritaires :
- le corridor nord, qui correspond au tracé du Transsibérien, déjà existant ;
- le corridor TRACECA, à travers le Caucase et le sud de l’Asie centrale, qui offre plusieurs itinéraires le long de ce qui est l’ancienne route de la soie ;
- une voie transasiatique ferroviaire plus au sud par la Turquie et l’Iran, correspondant au corridor sud du projet TRA ;
- une liaison nord-sud à travers l’Iran vers l’Asie centrale pour favoriser les débouchés maritimes de celle-ci.
Prenant acte que le projet transasiatique proposé dépassait le cadre de la coopération purement européenne, les ministres ont décidé, lors de la session de Dublin en mai 2006, de se fondre dans le Forum international des transports (FIT), qui permet l’adhésion d’un plus grand nombre de pays, au-delà des frontières de l’Europe.
3. L’UNION EUROPÉENNE EN QUÊTE D’INFLUENCE EN ASIE CENTRALE
3.1. L’UNIFICATION DU MARCHÉ DU TRANSPORT EUROPÉEN
L’Union européenne a promu deux initiatives majeures qui ont contribué à l’élaboration des corridors transasiatiques. La première a concerné la réforme du secteur du transport intraeuropéen, notamment par le biais de la définition de corridors paneuropéens. L’origine de cette initiative réside dans le diagnostic, par les économies d’Europe occidentale, d’un urgent besoin d’améliorer les infrastructures de transport pour pouvoir traiter une importante augmentation de trafic (Emerson et Vinokurov, 2009). En 1994, les conférences paneuropéennes sur le transport ont permis de déterminer dix axes de transport prioritaires. En 1996, l’Union européenne a lancé une réflexion pour une politique ferroviaire européenne commune, RTET – Réseau transeuropéen de transport. Le projet avait pour ambitions de faciliter le développement des échanges, en particulier par l’interopérabi...