Tout savoir
Même les meilleurs d’entre nous sont incapables de saisir et de comprendre l’ensemble des phénomènes terrestres qui se produisent actuellement ou qui se sont produits dans un passé plus ou moins lointain. La matière est si vaste qu’il est difficile, sinon impossible, d’être au courant de tout et de tout savoir par le détail.
On ne saisit à la fois qu’une partie infime de la réalité passée et présente, quelle que soit la forme sous laquelle elle apparaît. La facilité avec laquelle on peut saisir cette fraction de la réalité dépend d’un grand nombre de facteurs. Par exemple, elle dépend du lieu où l’on vit dans le temps présent et du moment où elle apparaît sur la ligne continue du temps.
On entend souvent dire que, dans les grandes villes, comme celle de Paris ou de Londres, des gens passent leur vie entière sans sortir de la banlieue où ils sont nés, sans s’aventurer dans d’autres quartiers, sans jamais quitter la ville elle-même. En revanche, ils connaissent par cœur les points d’intérêt de leur faubourg, comme les deux restaurants rivaux, les lampadaires au coin des rues, la boutique du boulanger, l’édifice de la mairie, les bancs du parc et même les fentes du trottoir.
Le malheur, c’est que cette vie en vase clos a des effets limitatifs et stérilisants sur l’individu qui, pour toutes sortes de bonnes et de mauvaises raisons, s’y astreint ou est contraint de l’accepter.
Ces citadins casaniers sont pourtant des cas exceptionnels, car la plupart du temps les gens voyagent dans d’autres quartiers, dans d’autres villes et dans d’autres pays. Et comme les voyages sont formateurs, ces gens acquièrent des connaissances abondantes et diversifiées. Leur esprit s’expose à des idées nouvelles et complexes. Leur culture s’en trouve augmentée et enrichie.
Ils vivent à un niveau plus élevé et plus prometteur que celui qui s’en tient aux limites de son quartier. Par exemple, ils savent que l’hiver est rude au Canada, que les Everglades sont les plus grandes terres humides des États-Unis, que les plages du Mexique sont parmi les plus belles au monde, que la famine menace souvent les populations africaines et que la guerre sévit toujours quelque part au Moyen-Orient.
D’autres en arrivent à un développement encore plus avancé. Ils affichent une compréhension plus complète des principaux jalons qui marquent non seulement la dimension spatiale de la planète, mais aussi sa dimension temporelle. Ils ont une vue d’ensemble des grands événements qui forment l’histoire de l’humanité.
Ils parlent volontiers du « Big Bang » qui aurait créé le monde, de la dérive des continents, de la course elliptique de la Terre, de la maîtrise du feu par les humains, de la formation des ouragans, du retour périodique de la comète Halley ou, enfin, de l’origine des aurores boréales.
D’autres ont une connaissance plus intime de l’histoire des hommes eux-mêmes, des événements qui ont marqué la société au cours des siècles. Ils vous parlent avec assurance de la disparition de l’homme de Néandertal, des guerres entreprises par Jules César et par Hannibal Barca, des pièces de théâtre de Shakespeare, de la Révolution française, de la découverte du radium par Marie Curie, des horreurs du règne d’Hitler, de la mise au point de la pénicilline par Fleming ou de l’explosion atomique sur Hiroshima.
Le malheur, si c’en est un, c’est que personne n’arrive à saisir ni à comprendre la totalité des manifestations qui se présentent ou qui s’expriment dans le temps. Soit que l’esprit humain est trop petit ou trop faible pour les contenir et les embrasser dans leur ensemble. Soit que le temps ou l’occasion lui manque pour les aborder tous. Soit encore que ces manifestations sont si nombreuses que même le plus puissant des ordinateurs n’arriverait pas à les entreposer ni à les cataloguer toutes, de la plus importante à la plus insignifiante.
Ce qui fait que même les gens les plus brillants et les plus avertis ne saisissent qu’une infime partie de la réalité. Ils ne saisissent en fait que cette partie de la réalité que le hasard leur a assignée et à laquelle ils ont un accès direct, facile et fréquent. Le reste leur échappe.
Faute de mieux, la plupart des gens acquièrent une « culture » qui est toute en surface et qui ne plonge que rarement dans les profondeurs d’une discipline ou d’une spécialité quelconque. Ils s’en tiennent à des connaissances générales et disparates dont ils parsèment leur conversation et qui laissent croire à un savoir étendu et poussé. Non pas que ces gens soient malhonnêtes ou prétentieux, mais plutôt que les circonstances de leur vie et le temps dont ils disposent les contraignent à s’en tenir à l’essentiel, c’est-à-dire à ces phénomènes qui sont plus près d’eux, de leur quotidien, de leurs préoccupations familières.
Souvent, ils renoncent à regret à des projets ambitieux ou même irréalistes dont ils rêvent depuis longtemps. Par exemple, acheter une pourvoirie dans le Nord québécois, construire leur maison de rêve quelque part dans les Mille-Îles, écrire un article critique sur les théories de Stephen Hawking, collaborer à un dictionnaire scientifique sur le génome ou aller faire des fouilles archéologiques dans les Territoires du Nord-Ouest.
Ce sont là des projets parfois chimériques qui, si ces rêveurs arrivaient à les réaliser un jour, n’ajouteraient probablement rien d’absolument essentiel au savoir que les humains ont accumulé jusqu’à présent. Sauf l’exception occasionnelle, comme la multiplication des drones qui encombrent maintenant le ciel, l’alunissage des Chinois sur la face cachée de notre satellite ou la faune inconnue découverte dans les profondeurs des océans. Nous avons déjà emmagasiné une quantité incalculable d’information dans les réservoirs que sont, entre autres, Internet, les bibliothèques, les archives et les musées.
Au fur et à mesure que le temps passe, l’histoire de l’humanité continue de s’écrire et de rendre de moins en moins probable qu’un jour quelqu’un puisse en saisir toute l’amplitude, toute la profondeur, toute la signification. La plupart d’entre nous sont condamnés à regarder le monde à travers notre toute petite fenêtre personnelle, celle par laquelle nous avons accès à la réalité, à une partie minuscule de la réalité. Nous ne savons presque rien, nous ignorons presque tout.
Mais nous compensons en évitant de réfléchir à l’état précaire dans lequel nous nous trouvons. Nous ignorons la grande majorité des différents phénomènes qui nous entourent. En fait, le plus souvent, nous n’en sommes même pas conscients.
Comment expliquer et prévoir El Niño et La Niña? Quel est le volume du fleuve Urubamba, au Pérou ? Combien d’eau tombe chaque jour dans les chutes du Niagara et dans celles d’Iguazu ? Pourquoi la Pangée s’est-elle disloquée ? Quelle distance y a-t-il entre la Terre et le nouveau satellite naturel d’Oumuamua ? L’intelligence artificielle mènera-t-elle à l’autodétermination chez les robots ?
Nous venons tous au monde sans rien savoir. Nous n’avons au départ que des besoins vitaux et instinctifs, c’està-dire surtout ceux qui amènent le cri, l’appétit et le pipi. Pourtant, notre apprentissage commence dès que nous nous mettons à respirer ou même quand nous flottons encore dans le liquide amniotique. Rapidement, nous reconnaissons le goût du lait, nous distinguons la voix de notre mère, nous aimons saisir des objets colorés, nous découvrons nos mains, nous émettons quelques diphtongues, nous faisons quelques pas.
Ces premiers progrès se multiplient de manière exponentielle et nous acquérons des connaissances à un rythme accéléré. Nos automatismes même s’accumulent : nous marchons sans y penser, nous mastiquons sans nous en rendre compte, nous rions sans le vouloir expressément. Cela durera des années. Cela se continuera en fait jusque dans la vieillesse.
Que nous soyons encore des bébés ou que nous soyons devenus des adultes, une montagne monstrueuse se dresse devant nous. C’est le monde et son extraordinaire complexité, que nous mettrons toute une vie à découvrir et à apprivoiser, dans l’espoir d’en tirer des miettes de savoir et des fragments de connaissance.
Quelques-uns d’entre nous sont favorisés par leur ADN et apprennent plus rapidement que d’autres qui, eux, sont plus lents. Nous y arrivons tous ou presque, mais toujours très imparfaitement, étant donné l’énormité de la tâche et les faibles moyens dont nous disposons. Étant donné aussi les limites mêmes du corps et du cerveau dont la nature nous a affublés.
Nous vivons en société en faisant la démonstration de ce que nous avons acquis jusqu’à tel moment de notre vie. Plus nos connaissances sont nombreuses et importantes, meilleures sont nos chances d’accéder à un haut rang social et à un train de vie supérieur. Bien sûr, ce n’est pas le seul moyen d’y parvenir, mais c’en est un de taille.
La réalité que nous appréhendons n’est pas la même que celle du voisin. Mais il y a souvent des similarités et des emprunts dus à la proximité de nos existences. Ce qui fait que des connaissances identiques ou semblables se manifestent chez plusieurs personnes à la fois ou même dans toute une population donnée.
Au Canada, le hockey et le sirop d’érable sont si connus et si valorisés qu’ils sont presque devenus des cultes. Ailleurs, c’est autre chose. En France, c’est le vélo et le camembert; en Allemagne, l’automobile et la saucisse (Wurst); en Italie, le marbre et l’huile d’olive ; en Grèce, le Parthénon et la moussaka ; en Australie, la barrière de corail et le barbecue ; en Turquie, les derviches et le kebab.
Certaines de ces spécialités, comme le vélo, l’huile d’olive et le barbecue, tendent à s’internationaliser. D’autres, au contraire, demeurent des produits locaux et ne s’exportent que très peu ou pas du tout. C’est le cas du bortch russe, du haggis écossais ou de la farine de grillon africaine.
Selon le lieu où le hasard nous a fait naître, nous participons tous à certaines traditions bien établies. Nous connaissons nos principaux monuments historiques, nous dégustons nos mets préférés, nous enseignons à nos enfants nos comptines traditionnelles. Mais en même temps, nous aimons bien dépasser les frontières de notre ville, de notre province, de notre pays.
Nous nous aventurons chez les voisins, nous apprenons ce que sont leurs traditions, leurs monuments préférés, leurs plats quotidiens. Il arrive même assez souvent que nous leur empruntions ce que nous n’avons pas et le fassions nôtre. Nous goûtons à ce salami hongrois et, du bout des lèvres, à cette friture de sauterelles africaines. Nous admirons le château mythique de Neuschwanstein, en Bavière, et les tours jumelles de Petronas, en Malaisie. Nous assistons à la danse à claquettes irlandaise et même au jeu afghan de la chèvre décapitée.
Avec le temps, tous ces éléments et bien d’autres encore s’accumulent en nous. Aussi bien ceux dont nous sommes conscients que ceux qui nous habitent à notre insu. Et tout cela finit par constituer une culture qui emprunte à gauche et à droite, selon nos lectures, nos voyages, nos intérêts, notre milieu, notre cercle d’amis et d’amies.
Nous continuons à grignoter avec appétit la montagne monstrueuse qui se dresse devant nous et qui n’est autre que le monde entier, dans toute sa complexité. Nous ne savons pas encore tout, bien entendu, mais nous savons un peu de tout. Bien plus, nous admettons volontiers que nous ne saurons jamais tout, que notre savoir sera toujours tronqué, incomplet, insuffisant.
Qu’à cela ne tienne ! Nous tenons fermement ce que nous avons acquis, ce dont nous sommes d’ailleurs passablement fiers. Nous ne laissons passer aucune occasion de nous exprimer, de faire la démonstration de notre savoir.
Sommes-nous professeurs d’histoire ancienne ? Voilà une magnifique occasion d’épater nos étudiants. Nous leur parlons de la célèbre retraite des Dix-mille, ces mercenaires qui, vers l’an 401, rentrèrent de la Perse jusqu’en Grèce ; de l’armée romaine qui, en 321 av. J.-C., fut vaincue par les Samnites et dut subir l’humiliation suprême de passer sous les Fourches caudines ; du génie d’Hannibal Barca, ce général carthaginois qui, en 218 av. J.-C., franchit les Alpes à dos d’éléphant et vainquit la puissante armée romaine sur son propre terrain.
Sommes-nous plutôt portés vers les sciences ? Voilà une merveilleuse occasion de rappeler à l’interlocuteur éventuel que c’est Archimède qui, en criant « Eureka », découvrit que tout objet immergé subit une poussée verticale égale au poids de l’eau déplacée ; que c’est l’Autrichien Mendel qui, en étudiant la reproduction de petits pois vers 1850, constata et énonça les lois de l’hérédité biologique ; que c’est Alexander Fleming qui, en étudiant un champignon appelé Penicillium, créa en 1928 le premier antibiotique.
L’histoire ancienne et les sciences ne sont pas les seules à contribuer au vernis culturel que nous entretenons soigneusement et auquel nous faisons allusion le plus souvent possible. Il y a aussi la musique ! Parlons donc de la symphonie pour orgue de Camille Saint-Saëns, du mariage d’Elvis Presley et des tatouages d’Amy Winehouse. Il y a aussi la littérature ! Avez-vous lu Les Chants de Maldoror d’Isidore Ducasse ? Et The Handmaid’s Tale de Margaret Atwood ? Il y a même le tourisme ! Êtes-vous allé aux Îles Turquoises ? Avez-vous navigué dans les Fjords norvégiens ? Savez-vous que le célèbre pont naturel d’Aruba s’est écroulé ?
Vous vous promenez fièrement avec votre petit bagage culturel, que vous exhibez dès qu’une occasion se présente. De temps en temps, vous l’enrichissez en y ajoutant un nouveau détail : les œufs Fabergé du musée de Saint-Pétersbourg, une randonnée en mer à bord du Bluenose, des babouches achetées au grand bazar d’Istanbul, un masque mortuaire en céramique longuement négocié à Playa del Carmen.
Vous savez tout ! Enfin, presque tout ! C’est-à-dire tout ce que vous avez réussi à accumuler jusqu’à présent dans votre tête. Si vous continuez et que vous vivez assez longtemps, vous finirez par savoir non pas tout, bien sûr, mais vous arriverez à arracher quelques autres fragments minuscules de savoir à l’immensité de l’univers.
Puis vous mourrez.