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La vie au quotidien
BrĂšve histoire de la langue cubaine
« Ils ont tout emmenĂ©, mais ils nous ont laissĂ© les mots », a Ă©crit le grand poĂšte chilien Pablo Neruda Ă propos des Espagnols. Cette belle phrase doit ĂȘtre nuancĂ©e Ă Cuba. Si la Perle des CaraĂŻbes a Ă©tĂ© le premier pays dâAmĂ©rique colonisĂ© par la couronne dâEspagne et lâun des derniers Ă devenir indĂ©pendant, la langue y est diffĂ©rente du castillan. Ă lâimage de la sociĂ©tĂ© cubaine, le parler de la grande Ăźle est mĂ©tissĂ©. Les habitants ont intĂ©grĂ© des langues autochtones comme lâarawak, la premiĂšre langue parlĂ©e Ă Cuba par les indigĂšnes. Le cubain comporte aussi dâautres spĂ©cificitĂ©s linguistiques, dues Ă lâinfluence dâimmigrants haĂŻtiens au XIXe siĂšcle, mais aussi au brassage avec les esclaves venus dâAfrique jusquâau XIXe siĂšcle. Du dĂ©but de la RĂ©volution jusquâaux annĂ©es 1990, la langue russe a influencĂ© les Cubains, principalement pour ce qui est des prĂ©noms. Les Vladimir, Yirina, Ekaterina sont lĂ©gion dans lâĂźle tropicale. Comme lâĂźle nâĂ©chappe pas Ă lâamĂ©ricanisation des langues, le cubain a aussi ses anglicismes. Ils sont truculents (voir lâencadrĂ© Ă la page suivante).
Quelques « cubanismes »
Acere : mon pote
CarnĂ© : la carte dâidentitĂ© (que tout Cubain doit porter en permanence)
Comemierda : dire des bĂȘtises
Compay : ami
Culua : qui a de grosses fesses
Dios mio : mon Dieu
FrĂo : rĂ©frigĂ©rateur
Guajiro : paysan
Måquina ou almendrone : voiture américaine des années 1950
Mango : une beauté
Mi vida : mon amour
Papi : lâhomme (lorsquâon sâadresse Ă un homme)
Papaya : papaye et organe sexuel féminin
Palestino : pour les Havanais, gens de lâOriente
Pinga : organe sexuel masculin
Socio : copain
Les différences linguistiques
La langue cubaine, comme toutes les langues, a Ă©voluĂ© au fil des siĂšcles; elle demeure toutefois plus proche de lâespagnol parlĂ© en AmĂ©rique latine que de celui dâEspagne. La plus grande Ăźle des Antilles a dĂ©veloppĂ© ses « cubanismes » dans un argot et un langage populaire trĂšs colorĂ©s. Les Cubains utilisent facilement le tutoiement, et le dĂ©bit linguistique dans lâĂźle est passablement plus rapide que partout ailleurs sur la planĂšte hispanique. Les Latino-AmĂ©ricains disent parfois Ă ce propos quâils ont du mal Ă comprendre les Cubains. Parmi les grandes diffĂ©rences avec le castillan, les Cubains ne prononcent pas toutes les terminaisons. Le s Ă la fin dâun mot ne sera pas toujours prononcĂ©. Certaines consonnes sont parfois remplacĂ©es par une autre. Ainsi, un r sera parfois prononcĂ© l. Le beso (le baiser, prononcer « bĂ©so ») devient parfois « betcho ». Les Cubains prononcent moins fortement la jota (le j aspirĂ©) et font peu de cas de la zeta (z devant a, o, u et c devant e, i). Ils prennent plus de libertĂ© avec la grammaire que les Espagnols. La langue cubaine est mĂ©lodieuse, presque chantante. Elle est trĂšs imagĂ©e et elle porte beaucoup sur les caractĂ©ristiques physiques. Les Cubains sâinterpellent dans la rue par des « BeautĂ© (Bonita ou Linda), mon amour (Mi Amor), grosse (Gorda) ou maigrichonne (Flaca) » sans que cela ne choque personne. Le cubain diffĂšre en cela beaucoup du castillan.
Quelques anglicismes Ă Cuba
Boqui-Toqui : walkie-talkie
La Shoppy : Shopping. Câest une Ă©picerie dâĂtat oĂč tout se paie en CUC.
La Yipi : Jeep
Lâargent
Parler dâargent Ă Cuba nâest pas chose simple, parce que le systĂšme monĂ©taire cubain lui-mĂȘme nâest pas simple. Deux monnaies coexistent officiellement. Lâune est faible. Câest le peso cubano (CUP). Lâautre est forte. Câest le peso convertible (CUC). Selon son statut, Ă©tranger ou Cubain, une personne aura accĂšs Ă lâune des deux monnaies, mĂȘme si officiellement tout le monde a droit aux deux. Lors du sixiĂšme congrĂšs du Parti communiste cubain, en avril 2011, le gouvernement a Ă©voquĂ© le retour Ă une seule monnaie, sans Ă©chĂ©ancier bien prĂ©cis. Puis, en octobre 2013, RaĂșl Castro a annoncĂ© lâunification monĂ©taire dâici 18 mois. Ă lâĂ©tĂ© 2016, rien nâavait changĂ©.
Le peso cubano
Le peso cubano (CUP), Ă©galement appelĂ© moneda nacional (MN), donne accĂšs Ă des restaurants aux menus bien dĂ©garnis et Ă des boutiques aux Ă©tals souvent vides des bodegas (magasins payables en CUP). Avec le peso cubano, rien nâest possible, mĂȘme si depuis 2015 on peut payer en CUP dans de nombreuses boutiques autrefois rĂ©servĂ©es aux CUC. « Dinero de mierda » (monnaie de merde), disent frĂ©quemment les Cubains Ă propos du CUP. La trĂšs grande majoritĂ© des Cubains, payĂ©s en CUP, nâont pas de CUC. Ils ne peuvent donc sâoffrir ce qui nâest pourtant que des produits de base en Occident. La plupart des touristes ignorent le peso cubano, avec lequel ils ne peuvent rien acheter, ou presque (le CUP est utile pour payer les transports en commun, acheter le journal, par exemple). Dans les grandes villes, des changeurs Ă la sauvette proposent des taux de change mirobolants aux touristes et leur donnent des CUP au lieu des CUC contre leurs devises. Les faux billets ne sont pas rares. La vigilance est donc de mise. Les billets en CUP sont toujours vieux et imprimĂ©s sur du papier trĂšs fin. Un billet dâun CUP comporte la mention « peso », alors sur celui en CUC est Ă©crit « peso convertible ».
Le peso convertible
Le taux du peso convertible est indexĂ© sur le cours du dollar amĂ©ricain. Ce peso convertible vaut 24 pesos cubanos, un taux qui varie peu. CrĂ©Ă© au dĂ©part pour les touristes, le CUC est le moyen de paiement unique dans les hĂŽtels tout-compris ou les restos touristiques et les magasins de marchandises Ă©trangĂšres. Avec le peso convertible, que les Cubains appellent dâailleurs « dollar » ou divisa (devise), tout est possible. Sâils ont le droit de dĂ©tenir des CUC, dans les faits, les habitants de lâĂźle nâen voient que peu la couleur. Lâimmense majoritĂ© des travailleurs est payĂ©e en pesos cubanos. Pour se procurer des CUC, ils doivent passer de longues heures Ă faire la queue devant la banque oĂč un employĂ© dâĂtat changera leurs pesos cubanos en pesos convertibles... moyennant une commission dâun ou deux CUP par peso convertible.
Le dollar
Les Cubains nâont, pendant longtemps, pas eu le droit de disposer de dollars. Le dollar, symbole du capitalisme dĂ©bridĂ©, nâavait pas la cote dans lâĂźle pendant la guerre froide. En 1993, le gouvernement a autorisĂ© la libre circulation du billet vert. Des millions de dollars que les Cubains recevaient de leurs cousins de Miami, ou quâils possĂ©daient depuis des annĂ©es, sont alors sortis des matelas. Cela a Ă©tĂ© pour les autoritĂ©s un moyen de sâapproprier une bonne partie de cet argent, puisque lâĂtat cubain contrĂŽlait alors encore plus quâaujourdâhui tous les rouages du commerce. Comme les annĂ©es 1990 furent celles de la pire crise Ă©conomique quâait connue lâĂźle, la perĂodo especial ou pĂ©riode spĂ©ciale (voir p. 18), La Havane fit le plein de la prĂ©cieuse devise.
En 2004, prĂ©textant un diffĂ©rend avec les Ătats-Unis, les autoritĂ©s ont de nouveau bloquĂ© la circulation du dollar. Si le billet vert nâest pas interdit, il est dĂ©sormais lourdement taxĂ© lors des opĂ©rations de change (taxe de 11,3%). Il ne peut plus ĂȘtre utilisĂ© comme monnaie dâĂ©change directement dans les commerces comme ce fut le cas pendant 10 ans. Le peso convertible a remplacĂ© complĂštement le billet vert. Au dĂ©but de 2016, le gouvernement a annoncĂ© la suppression progressive de la taxe sur le dollar, sans donner dâĂ©chĂ©ancier. Si, aujourdâhui, les voyageurs utilisent principalement lâeuro et le dollar canadien, la vitamina verde (le billet vert) est toujours trĂšs prĂ©sent dans lâesprit des Cubains pour ce quâil reprĂ©sente : la libertĂ©, la puissance dâachat et le lien avec les cousins restĂ©s aux Ătats-Unis.
Le systÚme de santé
Les systĂšmes de santĂ© et dâĂ©ducation sont les deux vitrines du rĂ©gime. La renommĂ©e de la mĂ©decine cubaine sâĂ©tend bien au-delĂ de Cuba. La qualitĂ© des soins est, en dehors de toute considĂ©ration partisane, excellente. La mĂ©decine cubaine est un modĂšle pour tous les pays sous-dĂ©veloppĂ©s et pour certains pays occidentaux dont le systĂšme de santĂ© ne fonctionne pas ou plus. Dans chaque quartier, les habitants ont accĂšs Ă un mĂ©decin de famille. La grande force du systĂšme repose sur un nombre considĂ©rable de mĂ©decins. LâaccĂšs aux soins est rapide et lâaccĂšs aux mĂ©dicaments est gratuit, mĂȘme si dans les faits, les pharmacies sont souvent dĂ©garnies. Le ministĂšre de la SantĂ© (MINSAP : Ministerio de Salud PĂșblica) est garant du bon fonctionnement des institutions sanitaires Ă lâĂ©chelle nationale. Il est dĂ©centralisĂ© Ă lâĂ©chelle provinciale et municipale. Les rĂ©centes rĂ©formes Ă©conomiques ont toutefois affectĂ© les hĂŽpitaux qui manquent de plus en plus cruellement dâĂ©quipements.
Une sortie chez le dentiste
« Camarade, Ă Cuba, les soins sont gratuits. Il est hors de question que tu paies », lance Myrtha, dentiste dans une clinique dâune bourgade proche de La Havane. Le centre de santĂ© est une polyclinique, avec une branche consacrĂ©e aux soins dentaires. Le rendez-vous se prend le matin pour lâaprĂšs-midi. Lâattente dure ensuite moins de 20 minutes. La consultation peut ĂȘtre dĂ©routante. Tout se dĂ©roule et est fait pour un climat tropical. La clinique est une petite maison de plain-pied avec un jardin de palmiers. La salle dâattente est Ă lâextĂ©rieur. Les malades patientent sur de petits bancs en bois Ă lâombre. DĂšs lâentrĂ©e, une rĂ©ceptionniste puis face, aux piles de dossiers jaunis de la secrĂ©taire, une grande salle de stĂ©rilisation accueille trois jolies filles en blouses blanches et minijupes qui dĂ©sinfectent les instruments. Sur la droite, câest la salle des arracheurs de dents, avec huit siĂšges en parallĂšle. Il fait chaud. Les dentistes parlent de leurs enfants. Les voisins entrent de temps Ă autre pour apporter des nouvelles sur la vie quotidienne du village. Tout le monde rit pour un oui ou pour un non. Myrtha a environ 60 ans, des petits yeux bleus perçants. Elle prend une trentaine de minutes pour faire un nettoyage des dents. Si le systĂšme est trĂšs diffĂ©rent de lâOccident, les conditions dâhygiĂšne et de pratique y sont similaires. Myrtha refuse toujours un dĂ©dommagement, puis elle finit, radieuse, par accepter un billet de 10CUC pour les bonnes Ćuvres des dentistesâŠ
De bons résultats
DĂšs 1959, les frĂšres Castro ont fait de la santĂ© lâune de leurs prioritĂ©s. En 1986, dans un livre dâanthologie, Entretiens sur la religion avec Frei Betto, un prĂȘtre brĂ©silien, Fidel Castro revient sur le dĂ©fi de reconstituer un corps mĂ©dical aprĂšs la RĂ©volution : « Sur les 6 000 mĂ©decins que comptait le pays, 3 000 sont partis. » La mortalitĂ© infantile atteignait un taux de 35 pour 1 000 en 1965. Selon lâOrganisation mondiale de la santĂ© (OMS), cette derniĂšre nâest plus que de 3,9 pour 1 000 (en 2015). Ce taux est Ă©quivalent Ă celui de bien des pays occidentaux. Si la Belgique et la Suisse obtiennent aussi des taux de mortalitĂ© infantile de 3 pour 1 000, celui-ci est de 4 pour 1 000 en France et au Canada. Toujours selon lâOMS et pour lâannĂ©e 2014, lâespĂ©rance de vie cubaine a atteint 81 ans chez les femmes et 77 ans chez les hommes. DĂšs les premiĂšres annĂ©es de la RĂ©volution, des campagnes massives de vaccination ont permis dâĂ©radiquer la poliomyĂ©lite et de nombreux flĂ©aux endĂ©miques qui sĂ©vissaient dans lâĂźle. Cuba est lâun des rares pays de la rĂ©gion Ă ne plus ĂȘtre touchĂ© par le paludisme. Aujourdâhui encore, les Ă©coliers sont systĂ©matiquement vaccinĂ©s contre une douzaine de maladies....