chapitre seizième
16 août 1963
Mon homme m’attendait à la gare avant-hier, les enfants l’ont accaparé pour tout lui raconter pêle-mêle: les grands boulevards, le curé noir et le mistral qui nous avait dépassés en chemin. De toute la journée d’hier, j’ai évité de parler de ma course aux éditeurs. Il m’a tout de même demandé à midi:
«Alors, mon écrivain, ça va? J’ai été faire un tour à Cannes avec des copains, j’ai vu tous les gens du livre et du cinéma se dorant sur les plages! Tu aurais mieux fait d’aller sur la côte chercher un éditeur!
— Ah oui, tu sais, bien sûr, tout est fermé là-haut!»
J’étais presque contente que toutes les maisons aient été fermées: ainsi, je ne lui disais pas qu’on m’avait refusé mon texte, car il aurait tout de suite répliqué: «Tu vois, j’avais raison!»
Eh bien oui! il a raison, Carolina! Solange a raison! Mais maintenant que j’ai ma marotte, allez donc m’en défaire! J’arrive à l’oublier pendant que je dépoussière les tapis des dames, et puis, malgré moi, je vais dénicher un vieux cahier pour y coucher des mots. Pour l’instant, pas question: la machine à laver est pleine à craquer, mon mari m’a avoué ne pas savoir s’en servir! Il y a un rangement inouï à faire dans les placards et de la poussière entassée dans tous les recoins. Les pommes que j’avais laissées dans un cageot ont germé et le frigidaire est tout collé de givre. Il faut se fatiguer pour partir et se fatiguer pour reprendre le cours normal de la vie. Le soleil est toujours aussi chaud et les cigales chantent éperdument!
Tout de même, j’ai bien envie de savoir ce qu’il a été faire à Cannes, alors que je le croyais s’ennuyant beaucoup de sa tribu. Il va falloir que je lui tire les vers du nez, mais en attendant, que de choses à faire dans la maison! Pourtant, les enfants en ébullition échafaudent déjà le projet de se rendre à la plage. Avec la bourse ramollie que nous possédons après notre voyage, il va falloir attendre la fin du mois pour aborder la plus petite calanque.
18 août 1963
Un drôle de gars est venu demander mon mari, il portait un pantalon de toile blanche et une chemise rose! J’ai appris qu’il était de la Guadeloupe et qu’il venait d’arriver à Marseille, il n’a pas voulu s’expliquer plus longuement avec moi, il a bien attendu deux heures devant la porte, car je n’ai pu le convaincre de s’asseoir. Les enfants tout aussi intrigués que moi faisaient le va-et-vient autour de lui et cela le gênait prodigieusement.
Enfin je l’ai vu s’en aller à grandes enjambées; il avait aperçu mon mari au loin, il n’avait pas la patience de l’attendre plus longtemps. Mon mari l’a littéralement poussé dans l’appartement. Le jeune homme regardait obstinément ses sandales de cuir. J’ai dit: «Mais qu’est-ce qu’il a, le monsieur?»
Mon mari pince-sans-rire a répliqué:
«C’est un clandestin qu’on a trouvé à Cannes.
— On l’a trouvé, qui, “on”?»
Tout à coup, j’ai compris les airs mystérieux qu’il prenait depuis mon retour, car il a enchaîné:
«Eh bien oui! Tu te rappelles, je t’ai dit que j’ai été à Cannes. C’était pour débarquer une famille de Martiniquais qui arrivait: une femme de postier et quatre enfants, la femme du collègue qui m’a emmené...
— Alors?
— Alors, ce gars est arrivé clandestinement sur l’Irpina! Je me trouvais au quai quand je l’ai aperçu avec un groupe de militaires, qui eux aussi avaient sauté de la vedette, l’un d’eux nous a mis au courant de la fausse situation de ce garçon. C’était pas drôle, il y avait la Sûreté qui visitait les passeports à 100 mètres et les douaniers. Les soldats ont dit aux collègues et à moi qu’ils l’avaient nourri, habillé, par jeu sur le bateau. Ils étaient même parvenus à le faire descendre dans la vedette, maintenant qu’ils étaient en France, ils pensaient que le jeu avait assez duré. Le clandestin s’est approché de nous et nous a demandé de franchir le quai en notre compagnie. Il a pris par la main un des enfants de mon camarade et sans se hâter s’est dirigé vers le débarcadère. Je lui ai dit que s’il arrivait à s’en tirer, tant mieux, mais de ne pas nous mettre dans le pétrin. Je l’enguirlandais assez fort, et les gens regardaient, heureusement que je parlais en patois. Tu penses bien que depuis 8 heures du matin que nous étions là, les douaniers nous avaient déjà vus, les gars de la Sûreté avaient probablement remarqué les gens venus attendre les passagers, avec sa chemise rose je croyais qu’il n’irait pas bien loin. Mon copain avait enlevé son gilet gris, il faisait trop chaud, il était déjà 11 heures quand l’Irpina est arrivé...
— Alors, qu’est-ce qui s’est passé, papa?»
Les enfants s’étaient approchés, ils dévisageaient le garçon qui obstinément fixait des yeux ses sandales. Je lui avais apporté une tasse de café et une tartine, il mangeait sans nous voir. Il revivait sûrement la scène, un lacet de sueur garnissait son front. Un passager clandestin! Les garçons n’en croyaient pas leurs oreilles!... Un héros de roman d’aventures vivant, et sous leur toit. Je sentais qu’ils avaient envie de l’interroger, ce serait une indiscrétion et peut-être un calvaire pour cet homme. Je fis évacuer la marmaille et mon homme poursuivit: «Un soldat qui était déjà passé par la douane a crié: “Monsieur! Monsieur! Prêtez votre gilet à ce sucre d’orge, autrement il sera tout juste bon pour le poste de police.” Le collègue lui a passé son gilet, il ne s’est pas fait prier, il l’a endossé et il a fait le signe de la croix!...»
Maintenant je comprenais l’air embarrassé de ce grand bonhomme en chemise rose, il était ému, il avait déposé la tasse et sa langue était déliée, il releva le front et dit: «J’étais résigné, le plus dur était de sortir du débarcadère, les enfants de la dame étaient près de moi, j’en ai pris un dans mes bras et je lui ai parlé; en passant près des gendarmes, je disais: “Alors, tu n’as pas eu le mal de mer?” Les soldats au loin me regardaient franchir la barrière, les parents de l’enfant étaient avec les douaniers qui mettaient des marques sur les valises déjà visitées, j’ai déposé le gosse et je suis sorti sur le trottoir, je ne savais où aller. J’ai demandé à votre mari le chemin de Fréjus, j’ai, ou plutôt j’avais, un frère au camp Robert, les militaires m’ont emmené casser la croûte près de la gare de Cannes et votre mari m’a donné un billet de train pour me rendre à Fréjus, et il a été gentil de me laisser son adresse en me disant d’aller le voir un jour.»
Je pensais que le jour était vite arrivé, je demandai: «Et votre frère?...»
Le garçon tira de sa poche un bout de papier et reprit: «Il est à Bourges; quand je suis arrivé au camp Robert, on me l’a dit. Est-ce loin, Bourges?»
Il était déroutant; je voulus savoir pourquoi il avait osé partir illégalement sans billet de passage, sans valises, sans projet peut-être...
Il répliqua:
«Je voulais être militaire, mais on m’a envoyé en congé budgétaire, alors je n’ai pu partir ailleurs. L’usine où je travaillais a réduit son personnel, j’ai fait une demande pour aller dans un centre d’apprentissage accéléré, mais j’ai échoué à l’examen, on m’avait dit qu’en France, c’était moins difficile, les examens. Alors, j’ai tenté ma chance!
— Votre chance! Mais vous ne vous rendez pas compte des difficultés que vous aurez pour vous mettre dans le bain, vous n’avez pas d’argent, et Bourges n’est pas à côté! Même si c’était le village près d’ici, croyez-vous que votre frère non averti de votre arrivée pourrait faire quelque chose pour vous, immédiatement?»
Ma vieille Carolina, quand on est dans la débine, c’est l’immédiat qui compte: la perspective d’une vie en rose ne saurait adoucir l’heure où l’on a immédiatement besoin d’aide.
Mon mari m’avait rejointe à la cuisine, il ne savait que me dire; j’étais plus ennuyée que fâchée, il me dit en se grattant la tête:
«Quelle histoire! Je ne pensais plus jamais le revoir, et voilà: qu’est-ce qu’on en fait?
— On lui donne une chemise propre et un pantalon aussi, le sien a sûrement été blanc, mais maintenant! On le fait manger et pendant ce temps-là tu réfléchiras!»
Mon homme paraissait ravi, la partie était gagnée avec moi.
** *
De Fréjus, les militaires avaient donné au garçon une adresse pour le Harlem: après avoir mangé, il voulut s’y rendre. C’était l’endroit le plus sûr pour un contrôle de police, tout le Marseille trouble y allait et venait. Le clandestin semblait l’ignorer, il avait une carte d’identité, mais pas de certificat de domicile et il était censé habiter la rue Frébault à Pointe-à-Pitre; je ne pouvais tout de même pas l’adopter, j’avais déjà assez avec ma famille et ma fin de mois déjà mangée!... Je ne pouvais pas non plus, en mon âme et conscience, le laisser partir dans le Harlem: il n’avait pas une tête de voyou.
Pendant que je réfléchissais, je le vis émerger du cabinet de toilette où mon mari l’avait entraîné, bien rasé et bien coiffé, il avait même un peu plus d’assurance que l’instant d’avant; il dit: «Vous faites comme ma mère, Dieu vous le rendra!» Sa mère! Euh! Euh! Dieu avait inspiré mon homme, quant à moi, je restais contrariée! Mon mari le savait, il me dit en présence du garçon: «Je vais chercher l’adresse d’un asile de nuit, je le descends en ville, et on verra...»
Le garçon m’a remerciée encore et a sauté derrière le vélomoteur que mon mari conduisait. Un des gamins qui guettait par la fenêtre cria: «Ça y est, il est parti, le clandestin de papa!»
J’ai attendu le retour de mon mari assez tard dans la soirée, il a pu faire héberger le garçon à la chemise rose dans un asile: il ne pourra qu’y coucher le soir et déguerpir au point du jour pour aller à la main-d’œuvre se faire inscrire. J’ai poussé un soupir de soulagement en sachant le gars à l’abri pour la nuit. Chaque jour portant son grain aux oiseaux, je souhaite sincèrement que celui-là ne soit pas oublié par la Providence.
** *
Cécile a des espérances, elle écrit et raconte son bonheur d’attendre un fils, car ce sera un fils, prétend-elle. Elle veut aussi savoir si j’ai déniché un éditeur. Cela devient gênant, une pareille histoire. J’aimerais définitivement oublier. Mais ce que je ne peux oublier c’est qu’il va falloir que je pense à la rentrée des classes et à ce que cela coûte. Déjà, je songe à trouver un job, car j’aimerais que tous les gosses aient les fameux tabliers de nylon qu’ils convoitent tant.
20 août 1963
Le clandestin est revenu cet après-midi nous demander un certificat de domicile afin d’aller s’inscrire à la main-d’œuvre. Il nous a aussi priés de lui faire une demande pour qu’il rentre dans un centre d’apprentissage accéléré, il ne l’a pas répété deux fois, nous étions trop heureux de lui trouver d’honnêtes dispositions. Le garçon a aussi écrit à son frère: il trouve dur de coucher à l’asile de nuit, c’est moins bien que sur le bateau. Il paraît que deux clients de l’établissement se sont battus juste près de son lit, la police a dû venir y mettre de l’ordre. Il est à une si rude école que déjà il regrette son pays natal. Il a franchi à pied les dix kilomètres qui nous séparent de la ville, il n’a plus d’argent. Et même s’il en avait, il a avoué ne pas savoir comment utiliser les tickets d’autobus. Bien entendu, il n’a pas pris de raccourci; tout le long du chemin, il demandait aux gens: «Le neuf passe par ici?» et il suivait tous les méandres du neuf; il dit qu’il commence à en prendre l’habitude: la première fois, il était venu à pied aussi. Je ne savais pas ce détail et le garçon me parut intéressant, il aurait pu en arrivant à Marseille se mêler à la pègre. Il avait préféré suivre une ligne d’autobus ayant à son terminus une famille qui ressemblait à la sienne et qui pouvait lui donner quelques conseils. Quand il nous eut raconté tout cela, il vit à notre sourire qu’il était devenu des nôtres. Alors, ma vieille Carolina, j’ai fait ce que j’aimerais qu’on fasse un jour pour un de mes gamins. Je lui ai proposé de le conduire demain à la main-d’œuvre. Mon mari n’aurait pu l’y emmener avant une semaine, il faut bien qu’il gagne notre pain. Je ne sais pas si le garçon oserait faire les démarches tout seul; j’ai idée qu’il pourrait faire le tour des bureaux sans jamais oser y pénétrer, par timidité, par crainte: c’est son premier contact direct avec les Européens. Il y avait, bien sûr, beaucoup de gendarmes en Guadeloupe, mais avec eux on n’a pas de relations amicales, même s’ils sont vos voisins de palier. Il y avait aussi deux prêtres blancs dans son quartier, mais il croit qu’ils sont canadiens. Il raconte aussi que là-bas, l’Européen d’après-guerre est devenu très embêtant, quelque peu raciste et arrogant. Ceux d’avant la bourrasque de 1939 qui venaient en colonie étaient plus compréhensifs et même protecteurs. Quand le garçon ne se sent pas observé, il parle sans contrainte; surtout, je me garde de l’interroger, si je le fais, il regarde ses pieds et sa langue se lie; je vais et viens d’une pièce à l’autre, pendant qu’il parle, cela le met plus à l’aise. Je l’ai mis à la page en lui expliquant qu’heureusement en France, un employé de bureau, c’est un employé de bureau, un peu dolent à Marseille, c’est vrai, mais enfin ce n’est pas l’ «Européen de tel guichet» qui se trouve chez nous et qui croit descendre en droite ligne de l’Olympe. Il n’ose pas encore le croire. Donc, demain j’ai décidé de l’emmener.
22 août 1963
Quand je suis rentrée à midi, mon benjamin m’a dit triomphalement que le receveur de l’EDF était passé, il lui a expliqué que maman était partie à la rencontre du clandestin de papa. Il a fallu que je mette un frein à ce terme, car le garçon ne l’est ...