LE «LĂNINE DâITALIE»
Maintenant quâil Ă©tait devenu lâarchiviste de lui-mĂȘme, un ruminant, il rĂ©ussissait encore Ă sâĂ©tonner des blagues du destin, jamais cohĂ©rent, et des duperies de lâhistoire, de ses farces. Ne pouvant faire autre chose, il se souvenait. Ne rĂ©ussissant pas Ă faire autre chose, il lambinait. Dans la paix de la rue Andrea-Doria, le temps inquiet formait un grumeau de mĂ©moire, peu fiable; le sable dâune clepsydre qui se vide. Il ne voulait pas rĂ©capituler, il rĂȘvait; il nâentendait pas prĂ©ciser: il voulait comprendre.
«La lĂ©gende est plus vraie que lâhistoire, plus intĂ©ressante.» Il lâavait Ă©crit des annĂ©es auparavant, et il souscrivait. Comprendre ce quâon a Ă©tĂ©, sa «lĂ©gende»; dĂ©mĂȘler lâĂ©cheveau des souvenirs, dĂ©nouer les fils. Aucun nĆud gordien dans son passĂ©. Mais des malentendus, des mĂ©prises, des masques, des incidents. Quâest-ce que tu Ă©tais, quâentendais-tu vraiment, que voulais-tu? Et â enfin â quâest-ce que tu Ă©tais pour les autres, pour qui te prenaient-ils? Recompose cet Ă©cart, essaie de lâajuster. Plus facile Ă dire quâĂ faire, ça va sans dire*. Il y avait eu des jours et des jours comme ça, vains et faux. Des moments de forte Ă©motion et de gĂȘne. Ăa arrive Ă tout le monde ou ça peut arriver Ă tout le monde, câest tout Ă fait normal. Ăa lui Ă©tait arrivĂ© aussi, rien Ă dire. Lâexistence et lâessence, constamment sĂ©parĂ©es et diffĂ©rentes, embrouillĂ©es. Lâexistence et lâessence: inconciliables. Nous sommes ce que nous sommes et nous ne sommes rien, nous sommes... autre chose. Un prĂ©texte, un symbole ou une figure, un simulacre.
Ne jamais se fier au verdict des miroirs. La plupart du temps, câest une farce, juste un rĂ©bus. Rien ne coĂŻncide. Le visage sous le masque ou la pose (le rictus secret et impĂ©nĂ©trable; ou le sourire sous les moustaches, pour le dire vite). Lui aussi avait Ă©tĂ© comme ça: un vantard. Mais en parfaite bonne foi. En pleine conscience. Si on lâavait pris pour lâavatar dâun messie, pour lâhomme du jour, ce nâest pas quâil lâavait cherchĂ©, câĂ©tait arrivĂ© comme ça. Tu trompes sans tromper; tu deviens monde. Pas grand-chose Ă regretter et, encore une fois, rien Ă dire. Câest inĂ©vitable. Et puis lâhistoire ne compte pas: nous sommes lĂ©gende.
Et ainsi le vieux dĂ©blatĂ©rait, sans dire un mot; et ainsi trompait-il le temps, rue Andrea-Doria. Nous sommes lĂ©gende! Il le pensait un peu comme ça, avec ironie, mais pas tout Ă fait sans raison, finalement. LâaprĂšs-guerre â ces annĂ©es dâespĂ©rances renouvelĂ©es, dâinsurrections, de misĂšre dans les campagnes, de luttes dans les usines (et de grippe espagnole, il faut bien le dire) â, il lâavait vĂ©cu se surprenant lui-mĂȘme et surpris par le destin, dans un Ă©tonnant climat de mĂ©lodrame. Les vieilles paroles de Marx, pensait-il, avaient Ă©tĂ© soumises Ă lâĂ©lectrochoc et maintenant, farce et tragĂ©die, tragĂ©die et farce sâentrelaçaient, furieusement, et il nây avait pas dâavant ni dâaprĂšs, pas de sĂ©quence. Farce, tragĂ©die, farce, encore une farce... des tragĂ©dies sans issue, Ă©videmment; des farces qui nâavaient jamais Ă©tĂ© si ridicules, farfelues. Quant Ă y comprendre quelque chose, câĂ©tait peine perdue, bien sĂ»r. De son point de vue, ce nâĂ©tait mĂȘme pas mal: il fallait improviser, expĂ©rimenter. Un travail dâanarchistes (et de fous). Ce nâĂ©tait pas le moment de faire appel aux ingĂ©nieurs du soleil radieux de lâavenir, aux institutrices.
Durant ces heures de pĂ©nible oisivetĂ©, rue Andrea-Doria, il ne faisait pas de bilans: il rĂ©capitulait. La premiĂšre farce â parce que, pour tout dire, câĂ©tait vraiment une farce â Ă©tait lâhistoire, embrouillĂ©e et curieuse, de son retour. Car il lâavait dĂ©cidĂ©: il devait rentrer. Au «nul nâest prophĂšte en son pays» de certains camarades, il opposait son impatience, le sentiment de culpabilitĂ©. Il Ă©tait dans lâurgence de faire advenir quelque chose, de la susciter. Ce qui le liait Ă Londres câĂ©tait, au plus, de tristes souvenirs. Quelques pierres tombales au cimetiĂšre; trĂšs peu dâamis. Et puis il devait rentrer, il le sentait. Certainement pas par nostalgie: câĂ©tait un devoir. De plus, on lâimplorait Ă distance, il Ă©tait Ă©voquĂ©, il nây avait pas une assemblĂ©e ou un meeting qui lâignorait. Viens; reviens. Montre que tu es le chef, donne-nous la ligne. Toujours la mĂȘme rengaine, pas mĂȘme mĂ©chante. Il y avait mĂȘme de quoi ĂȘtre flattĂ©, de quoi ĂȘtre fier. «Il nây a pas une seule de nos rĂ©unions â Ă©crivait un camarade italien, un certain Biamino â oĂč on ne parlait pas de lui, pas un journal qui lâoubliait dans un seul de ses numĂ©ros.»
Revenir, il voulait revenir Ă tout prix, mais ce nâĂ©tait pas si facile. Ce qui lâattendait (Ă part les anarchistes), câĂ©tait les procĂ©dures judiciaires, les papiers timbrĂ©s, les Ă©chĂ©ances dâun procĂšs, une condamnation. Il Ă©tait mĂȘme prĂȘt à ça, il nâhĂ©sitait pas, et puis lâamnistie Ă©tait en jeu, il pouvait le faire. Mais le gouvernement tergiversait, il prenait son temps. Il y avait toujours une fichue argutie juridique, un obstacle quelconque. Les caprices des bureaucrates lâexaspĂ©raient. Il Ă©tait toujours plus impatient, rongeait son frein. Il se sentait pris au piĂšge, «prisonnier»:
Je suis toujours prisonnier ici, anxieux de rentrer. [...] Mais je suis dans lâimpossibilitĂ© de le faire faute de passeport. Je crois pourtant quâils ne pourront pas mâinterdire longtemps le droit dâaller me faire juger.
Une hypothĂšse comme une autre, un augure mĂȘme. Le cabinet de Nitti ne le voulait pas. Quâil reste en exil, quâil se tienne tranquille. Ici â ils voulaient dire en Italie, bien sĂ»r â, il ferait seulement du tort, tout un bordel, peut-ĂȘtre mĂȘme sans le vouloir, par hasard. Ce ne serait mĂȘme pas vraiment une faute intentionnelle. Ă lâĂ©poque, il ne le comprenait pas, il ne sâen rendait pas compte: il Ă©tait en train de devenir un «mythe», une... «lĂ©gende».
Ă lâautomne 1919, le nom de Malatesta Ă©tait dĂ©jĂ un mantra, et le gouvernement â archi-prudent â sâen inquiĂ©tait. Ailleurs, les plĂ©bĂ©iens organisaient la rĂ©volte, ils voulaient les soviets (en Allemagne et en Hongrie, entre ombre et lumiĂšre; et mĂȘme en Irlande, mĂȘme en Ăgypte). Ici on jouait avec le feu, pour le moment en tout cas, mais le climat nâĂ©tait ni lĂ©ger ni serein. LâexpĂ©dition de Fiume, DâAnnunzio, LâOrdine nuovo de Gramsci, le premier «faisceau»; les bolchĂ©viques, les blancs... un grand bazar. Il ne manquerait plus que Malatesta, pensait Nitti. Il ne manquerait plus quâeux, les subversifs. Mais, justement, il Ă©tait devenu un mantra ou une ritournelle; un nom Ă invoquer, rĂ©vĂ©rer: Malatesta, Malatesta... Au Parlement, il y en avait qui posaient des questions; presque tout se passait dans la rue, sans Ă©meutes. Rassemblements, cortĂšges, rĂ©unions, discours! Pour le moment, pas dâĂ©meutes â pour le moment. Ensuite, câĂ©tait arrivĂ© comme ça, une sorte de farce. PoussĂ© dans ses retranchements, Nitti avait jouĂ© au parfait imbĂ©cile, il avait tout niĂ©. Dans le souvenir de Malatesta, la plaisanterie sâĂ©tait terminĂ©e Ă lâitalienne, et bien le bonjour:
Lorsque Nitti vit quâil nâĂ©tait plus possible de me refuser lĂ©galement de venir en Italie, il fit Ă©crire dans le Giornale dâItalia: «Mais pourquoi vous agitez-vous? Malatesta est libre de venir.» Deux jours aprĂšs cette publication, le consul de Londres me tĂ©lĂ©phona pour que je rĂ©cupĂšre mon passeport.
Restait la complication du voyage, une aventure. Il Ă©tat «libre de venir»: des mots! La France ne lâaurait pas laissĂ© passer, il le savait, et les frontiĂšres de la Belgique et de lâAllemagne Ă©taient fermĂ©es (Ă cause des consĂ©quences de la guerre, les soulĂšvements). Il ne restait plus que la mer: un terrain minĂ© (parce que, noterait Malatesta Ă postĂ©riori, «par voie de mer il y avait la police anglaise qui, pour ĂȘtre gentille avec notre gouvernement, faisait en sorte quâaucun capitaine, que ce soit par amour ou pour lâargent, ne veuille mâemmener en Italie»). En somme, Nitti trichait, il tergiversait. Il donnait son accord en paroles; par dessous, il mettait des bĂątons dans les roues.
Ă bien y repenser, ça avait mĂȘme Ă©tĂ© amusant. Pendant des jours et des jours, dĂ©guisĂ© en Ă©migrant, en voyageur, le vieux sâĂ©tait retrouvĂ© dans les bistrots des ports, les auberges, Ă chercher un navire pour passer. Des litres et des litres de biĂšre, du tabac brun; de pĂ©nibles parties de mourre, de scala 40. Il avait lâimpression de vivre dans un roman de Stevenson ou de Conrad, de Salgari. Il cherchait son Long John Silver. Un malfrat ou un vaurien prĂȘt Ă tout (pour lâargent Ă©videmment, par intĂ©rĂȘt). Mais les dĂ©s Ă©taient pipĂ©s, câĂ©tait toute une affaire. Lâaccord semblait passĂ©, ferme, et puis chaque fois le retournement de situation, la douche froide. Tant de biĂšres gaspillĂ©es et de temps perdu:
Je mâadressai Ă des capitaines de toutes les nationalitĂ©s et donnai Ă beaucoup dâentre eux largement plus que le prix du transport, mais lorsque je mâapprĂȘtais Ă embarquer, on me rendait lâargent et quelquâun me disait: «Vous savez, la police nous a dit que lâon aurait de sĂ©rieux ennuis si on vous transportait.»
Et enfin, le coup de thĂ©Ăątre* final, encore une farce: la rencontre Ă laquelle on ne sâattend pas, la surprise. Quand on cherche, on trouve, pensait le vieux, mais parfois on trouve ce quâon trouve; et ce nâest pas un problĂšme. Pourvu quâil quittĂąt Londres, lâAngleterre, il aurait mĂȘme signĂ© un pacte avec le diable. Et câest ainsi que le sobre subversif, le libertaire, le pĂ©nitent ascĂšte, lâĂ©lectricien, se retrouva embarquĂ©, en clandestin, sur le bateau dâun vaurien, dâun admirateur de DâAnnunzio, dâun ami de Mussolini, des fascistes (et ça lui allait, il ne protestait pas). On trouve ce quâon trouve, un point câest tout. Ăa aurait Ă©tĂ© un flic quâil y serait allĂ© quand mĂȘme:
En somme, je ne trouvais pas de moyen de venir en Italie jusquâĂ ce que, avec lâaide de quelquâun qui ne partage pas mes idĂ©es, qui est trĂšs loin de partager mes idĂ©es, mais qui est en mĂȘme temps Ă©pris de justice et de libertĂ©, je rĂ©ussisse Ă venir en Italie, en cachette.
Ce «quelquâun» Ă©tait un certain capitaine Giulietti, un personnage ambigu; Ă©trange loup de mer, drĂŽle de type. Pour sĂ»r un aventurier, un meneur. Un idĂ©aliste sans idĂ©aux. Un amoureux de libertĂ© et de justice, mais... Ă sa maniĂšre. Armando Borghi, qui lâavait connu (et dĂ©testĂ©), le dĂ©crivit ainsi:
CâĂ©tait un homme aux qualitĂ©s peu communes, bizarre et fort dans son genre. Il avait rĂ©ussi Ă entasser dans sa fĂ©dĂ©ration des travailleurs de la mer tout le personnel de la marine marchande, et pour faire cohabiter une masse aussi hĂ©tĂ©rogĂšne, il devait adorer Dieu et le diable. Il avait Ă©tĂ© interventionniste et maintenant il faisait la cour Ă Avanti!. Il soutenait DâAnnunzio Ă Fiume et enlevait Malatesta Ă Londres. Il ne renonçait ni aux bĂ©nĂ©fices du nationalisme ni Ă ceux de lâinternationalisme.
«Enlevé» ou libĂ©rĂ©, pour Malatesta ça revenait vraiment au mĂȘme. Les diatribes idiotes ne lâintĂ©ressaient pas. Sans intĂ©rĂȘt: la lecture «politique» de son voyage de retour Ă©tait tout simplement insignifiante. Lâimportant Ă©tait de lever lâancre, partir, tourner le dos Ă lâAngleterre.
En ce glacial mois de dĂ©cembre, sur le pont du bateau Ă vapeur, frissonnant, lâanarchiste avait vu le port de Cardiff disparaĂźtre au loin, rapetisser, se dissolvant dans une brume dâhiver mouchetĂ©e de petites lueurs, flocons de lumiĂšres, lampes jaunĂątres incertaines, intermittentes, et il avait eu lâintuition que ce paysage Ă la Turner, Ă la maniĂšre de, Ă©tait aussi un adieu, une derniĂšre fois. Devant lui, dans le peu ou le trop de temps qui lui restait, maintenant il avait seulement lâItalie, son pays (pour autant quâun «cosmopolite» convaincu puisse parler de «son pays», bien entendu). Ce nâĂ©tait pas le moment de chercher midi Ă quatorze heures, de trop se creuser la cervelle. En Italie comme ailleurs, partout, la rĂ©volution, pensait-il, Ă©tait maintenant inĂ©vitable, obligĂ©e. LâEurope Ă©puisĂ©e par la guerre, appauvrie et abattue par les fiĂšvres et la grippe espagnole, se trouvait prise dans un Ă©tau. Les empires Ă©taient tombĂ©s, partis en fumĂ©e, et les rĂ©gimes libĂ©raux â tachĂ©s de honte et dâimpuissance â ne pouvaient quâĂȘtre balayĂ©s ou, avec un (improbable) sens de la grandeur, se retirer. RĂ©volution ou barbarie, disait Engels, et ça nâavait jamais Ă©tĂ© aussi vrai. De ce massacre pouvait naĂźtre un futur libĂ©rĂ© ou une phase de peur, la rĂ©action, lâoppression totale et un nouvel esclavage, pour tout dire. Pour la premiĂšre fois, Malatesta pensait «maintenant ou jamais plus», pour la premiĂšre fois il Ă©tait pĂ©remptoire.
Comme le capitaine Giulietti (et comme beaucoup), mĂȘme Malatesta, Ă cette Ă©poque, Ă©tait prĂȘt à «adorer Dieu et le diable», Ă tout oser. Dans ce climat, dans cette atmosphĂšre, il fallait risquer, franchir le pas. RĂ©trospectivement (mais lâaprĂšs-coup est lâarme des lĂąches, des pharisiens), en repensant Ă ces annĂ©es, Ă ces instants («deux ans» rouges dâillusions et de luttes, dâespĂ©rances), le vieux se sentait en paix avec lui-mĂȘme. Ni fier ni orgueilleux, mais serein. Il fallait tenter, et il avait tentĂ©. On pouvait aussi Ă©chouer, et... il avait Ă©chouĂ©.
Bien sĂ»r, ça avait Ă©tĂ© Ă©trange, trĂšs curieux. Il y avait eu un moment â transitoire â pendant lequel lâanarchiste impĂ©nitent, le grand rebelle, sâĂ©tait mĂȘme retrouvĂ© Ă flirter avec ce sĂ©pulcre blanchi de DâAnnunzio. LâesthĂšte, le poĂšte, le bouffon, le vaniteux. Et pourquoi pas, finalement? Quâest-ce quâil y avait de mal? LâintermĂ©diaire, faut-il le prĂ©ciser, fut Giulietti. Lâargument (commun), lâinsurrection. Les fins â ça va de soi â restaient opposĂ©es, mais Ă©tait-ce si important, dĂ©cisif? Lâun voulait Fiume, lâItalie encore sous domination Ă©trangĂšre; lâautre se serait contentĂ© de la... rĂ©volution! Mais pour un bout de chemin, un petit bout... peut-ĂȘtre que ça pouvait se faire, on pouvait essayer. «Le chardon bolchĂ©vique â jacassait dans le vide le poĂšte, le commandant â se change ici en rose italienne.» Aussi peu sensible aux vers ailĂ©s et inspirĂ©s quâĂ la botanique, plus concret ou, si on veut, plus politique, Malatesta pensait en revanche seulement: «Attendons de voir.» Dâune chose naĂźt une autre (parfois, bien sĂ»r; parfois, il ne naĂźt vraiment rien et ce nâest pas plus mal).
Le reclus de la rue Andrea-Doria revenait Ă ces folles journĂ©es et sâen dĂ©lectait. Ăa avait Ă©tĂ© un tourbillon de rĂȘves extravagants, de projets avortĂ©s et fous, de conspirations. Les deux â lâanarchiste dâun certain Ăąge et le charlatan â ne se rencontrĂšrent jamais, ça, câĂ©tait exclu, mais Giulietti manigançait, il tissait des fils (et Ă lâun, il chantait les louanges de lâautre et vice versa, mettant tout dans le mĂȘme sac... Ă sa façon). Que Fiume ait Ă©tĂ© ou pas le premier mouvement, lâengagement Ă©tait plus ambitieux, plus radical. Se libĂ©rer de la monarchie et des Savoie, sans histoires. Faire sauter les assises crapuleuses du capital. Ils se voyaient comme la pointe dâune lance, comme lâavant-garde (ensuite, câest sĂ»r, il faudrait convaincre les... socialistes; mais allez rĂ©veiller ces bradypes, essayez de les secouer!). Parmi les vieux papiers, les feuilles, les pamphlets, le vieux conservait une note du poĂšte, le soi-disant «plan»: un vrai dĂ©lire. MĂȘme condensĂ© en points, tĂ©lĂ©graphique, lâhabituel style ampoulĂ© et imagĂ©:
1. Rebond sur Rome en partant de Fiume; 2. rĂ©solution du problĂšme adriatique y compris lâannexion de Fiume; 3. instauration dâun nouvel ordre qui rĂ©sout le problĂšme social.
Sottises! Mais sâil y avait un moyen de sâintroduire et dâagir, pourquoi ne pas essayer? LâaĂšde, le poĂšte, le commandant, pouvait rĂȘver tant quâil voulait, mais si un grand mouvement sâamorçait, ça valait la peine de risquer (le «point 3», pensait Malatesta intimement, il y aurait pensĂ© ensuite, câest certain).
Ăvidemment, il nâen ressortit rien, on lâimagine bien, on en resta Ă un bavardage trĂšs gĂ©nĂ©rique, pour parler*. Ils ne pouvaient pas sâentendre et, comme de juste, ils ne sâentendirent jamais. Le cĂ©lĂšbre «accord» entre DâAnnunzio et Malatesta, câest quelquâun qui avait dâautres intĂ©rĂȘts, de tout autres plans, qui en parla. Rien moins que Mussolini, lâinterventionniste, dĂ©sormais chef des fascistes, lâadversaire, qui le dĂ©molit avec malice (et en parfaite mauvaise foi, en opportuniste). Dans Popolo dâItalia, son journal, lâex-socialiste ne fut avare ni dâironie ni de sarcasme: «LâopĂ©rette dans lâĂ©popĂ©e. Comment devait Ă©clater la rĂ©volution», intitula-t-il son article pour salir les anarchistes (et DâAnnunzio). Les camarades socialistes, les rĂ©publicains Ă©taient sur la mĂȘme ligne (qui avait les mauvais alliĂ©s? les bons amis?). Malatesta, qui aurait voulu ignorer, laisser courir, fut obligĂ© de lui river son clou. Ignorant Mussolini, sans le citer, il rĂ©pondit aux socialistes, glacial. Vous voulez vraiment quâon vous traite de flic et dâespion? Faites-vous plaisir:
Depuis un moment, certains socialistes, Ă©videmment parmi les plus inconscients et les moins responsables, insinuent dans toute lâItalie lâexistence de je ne sais quel complot entre moi, DâAnnunzio, Giulietti, etc., mais aussi celle dâune Ă©trange union entre a...