Errico Malatesta
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Errico Malatesta

Vie extraordinaire du révolutionnaire le plus craint par tous les gouvernements

  1. 238 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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Errico Malatesta

Vie extraordinaire du révolutionnaire le plus craint par tous les gouvernements

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À propos de ce livre

Rome, 10 novembre 1931. CondamnĂ© aux arrĂȘts domiciliaires, une bonbonne d'oxygĂšne en guise de boulet et surveillĂ© en permanence par deux sbires de Mussolini, Errico Malatesta, octogĂ©naire et malade, se remĂ©more sa vie, sans nostalgie ni regrets. Au cours d'une journĂ©e ponctuĂ©e par le tic tac de l'horloge, celui qu'on a surnommĂ© bien malgrĂ© lui le «LĂ©nine d'Italie» se souvient: la rencontre avec Bakounine dans le Jura, l'insurrection manquĂ©e du Matese, l'exil Ă  Paris puis Ă  Londres, l'aventure en Argentine, les soulĂšvements massifs du biennio rosso. Soixante ans d'anarchie entremĂȘlĂ©s Ă  l'histoire d'Italie et Ă  celle du mouvement ouvrier international.Jusqu'ici racontĂ©e exclusivement dans les rapports des policiers qui l'ont toujours traquĂ©, la vie de Malatesta, internationaliste et partisan de la propagande par le fait, est relatĂ©e en ces pages dans les mots de celui qui l'a vĂ©cue, tel que l'imagine Giacopini aprĂšs avoir Ă©tudiĂ© de prĂšs la correspondance et l'Ɠuvre de celui qu'il surnomme l'«Ulysse de l'anarchie».

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Informations

Éditeur
Lux Éditeur
Année
2018
ISBN
9782895967347

LE «LÉNINE D’ITALIE»

Maintenant qu’il Ă©tait devenu l’archiviste de lui-mĂȘme, un ruminant, il rĂ©ussissait encore Ă  s’étonner des blagues du destin, jamais cohĂ©rent, et des duperies de l’histoire, de ses farces. Ne pouvant faire autre chose, il se souvenait. Ne rĂ©ussissant pas Ă  faire autre chose, il lambinait. Dans la paix de la rue Andrea-Doria, le temps inquiet formait un grumeau de mĂ©moire, peu fiable; le sable d’une clepsydre qui se vide. Il ne voulait pas rĂ©capituler, il rĂȘvait; il n’entendait pas prĂ©ciser: il voulait comprendre.
«La lĂ©gende est plus vraie que l’histoire, plus intĂ©ressante.» Il l’avait Ă©crit des annĂ©es auparavant, et il souscrivait. Comprendre ce qu’on a Ă©tĂ©, sa «lĂ©gende»; dĂ©mĂȘler l’écheveau des souvenirs, dĂ©nouer les fils. Aucun nƓud gordien dans son passĂ©. Mais des malentendus, des mĂ©prises, des masques, des incidents. Qu’est-ce que tu Ă©tais, qu’entendais-tu vraiment, que voulais-tu? Et – enfin – qu’est-ce que tu Ă©tais pour les autres, pour qui te prenaient-ils? Recompose cet Ă©cart, essaie de l’ajuster. Plus facile Ă  dire qu’à faire, ça va sans dire*. Il y avait eu des jours et des jours comme ça, vains et faux. Des moments de forte Ă©motion et de gĂȘne. Ça arrive Ă  tout le monde ou ça peut arriver Ă  tout le monde, c’est tout Ă  fait normal. Ça lui Ă©tait arrivĂ© aussi, rien Ă  dire. L’existence et l’essence, constamment sĂ©parĂ©es et diffĂ©rentes, embrouillĂ©es. L’existence et l’essence: inconciliables. Nous sommes ce que nous sommes et nous ne sommes rien, nous sommes... autre chose. Un prĂ©texte, un symbole ou une figure, un simulacre.
Ne jamais se fier au verdict des miroirs. La plupart du temps, c’est une farce, juste un rĂ©bus. Rien ne coĂŻncide. Le visage sous le masque ou la pose (le rictus secret et impĂ©nĂ©trable; ou le sourire sous les moustaches, pour le dire vite). Lui aussi avait Ă©tĂ© comme ça: un vantard. Mais en parfaite bonne foi. En pleine conscience. Si on l’avait pris pour l’avatar d’un messie, pour l’homme du jour, ce n’est pas qu’il l’avait cherchĂ©, c’était arrivĂ© comme ça. Tu trompes sans tromper; tu deviens monde. Pas grand-chose Ă  regretter et, encore une fois, rien Ă  dire. C’est inĂ©vitable. Et puis l’histoire ne compte pas: nous sommes lĂ©gende.
Et ainsi le vieux dĂ©blatĂ©rait, sans dire un mot; et ainsi trompait-il le temps, rue Andrea-Doria. Nous sommes lĂ©gende! Il le pensait un peu comme ça, avec ironie, mais pas tout Ă  fait sans raison, finalement. L’aprĂšs-guerre – ces annĂ©es d’espĂ©rances renouvelĂ©es, d’insurrections, de misĂšre dans les campagnes, de luttes dans les usines (et de grippe espagnole, il faut bien le dire) –, il l’avait vĂ©cu se surprenant lui-mĂȘme et surpris par le destin, dans un Ă©tonnant climat de mĂ©lodrame. Les vieilles paroles de Marx, pensait-il, avaient Ă©tĂ© soumises Ă  l’électrochoc et maintenant, farce et tragĂ©die, tragĂ©die et farce s’entrelaçaient, furieusement, et il n’y avait pas d’avant ni d’aprĂšs, pas de sĂ©quence. Farce, tragĂ©die, farce, encore une farce... des tragĂ©dies sans issue, Ă©videmment; des farces qui n’avaient jamais Ă©tĂ© si ridicules, farfelues. Quant Ă  y comprendre quelque chose, c’était peine perdue, bien sĂ»r. De son point de vue, ce n’était mĂȘme pas mal: il fallait improviser, expĂ©rimenter. Un travail d’anarchistes (et de fous). Ce n’était pas le moment de faire appel aux ingĂ©nieurs du soleil radieux de l’avenir, aux institutrices.
Durant ces heures de pĂ©nible oisivetĂ©, rue Andrea-Doria, il ne faisait pas de bilans: il rĂ©capitulait. La premiĂšre farce – parce que, pour tout dire, c’était vraiment une farce – Ă©tait l’histoire, embrouillĂ©e et curieuse, de son retour. Car il l’avait dĂ©cidĂ©: il devait rentrer. Au «nul n’est prophĂšte en son pays» de certains camarades, il opposait son impatience, le sentiment de culpabilitĂ©. Il Ă©tait dans l’urgence de faire advenir quelque chose, de la susciter. Ce qui le liait Ă  Londres c’était, au plus, de tristes souvenirs. Quelques pierres tombales au cimetiĂšre; trĂšs peu d’amis. Et puis il devait rentrer, il le sentait. Certainement pas par nostalgie: c’était un devoir. De plus, on l’implorait Ă  distance, il Ă©tait Ă©voquĂ©, il n’y avait pas une assemblĂ©e ou un meeting qui l’ignorait. Viens; reviens. Montre que tu es le chef, donne-nous la ligne. Toujours la mĂȘme rengaine, pas mĂȘme mĂ©chante. Il y avait mĂȘme de quoi ĂȘtre flattĂ©, de quoi ĂȘtre fier. «Il n’y a pas une seule de nos rĂ©unions – Ă©crivait un camarade italien, un certain Biamino – oĂč on ne parlait pas de lui, pas un journal qui l’oubliait dans un seul de ses numĂ©ros.»
Revenir, il voulait revenir Ă  tout prix, mais ce n’était pas si facile. Ce qui l’attendait (Ă  part les anarchistes), c’était les procĂ©dures judiciaires, les papiers timbrĂ©s, les Ă©chĂ©ances d’un procĂšs, une condamnation. Il Ă©tait mĂȘme prĂȘt Ă  ça, il n’hĂ©sitait pas, et puis l’amnistie Ă©tait en jeu, il pouvait le faire. Mais le gouvernement tergiversait, il prenait son temps. Il y avait toujours une fichue argutie juridique, un obstacle quelconque. Les caprices des bureaucrates l’exaspĂ©raient. Il Ă©tait toujours plus impatient, rongeait son frein. Il se sentait pris au piĂšge, «prisonnier»:
Je suis toujours prisonnier ici, anxieux de rentrer. [...] Mais je suis dans l’impossibilitĂ© de le faire faute de passeport. Je crois pourtant qu’ils ne pourront pas m’interdire longtemps le droit d’aller me faire juger.
Une hypothĂšse comme une autre, un augure mĂȘme. Le cabinet de Nitti ne le voulait pas. Qu’il reste en exil, qu’il se tienne tranquille. Ici – ils voulaient dire en Italie, bien sĂ»r –, il ferait seulement du tort, tout un bordel, peut-ĂȘtre mĂȘme sans le vouloir, par hasard. Ce ne serait mĂȘme pas vraiment une faute intentionnelle. À l’époque, il ne le comprenait pas, il ne s’en rendait pas compte: il Ă©tait en train de devenir un «mythe», une... «lĂ©gende».
À l’automne 1919, le nom de Malatesta Ă©tait dĂ©jĂ  un mantra, et le gouvernement – archi-prudent – s’en inquiĂ©tait. Ailleurs, les plĂ©bĂ©iens organisaient la rĂ©volte, ils voulaient les soviets (en Allemagne et en Hongrie, entre ombre et lumiĂšre; et mĂȘme en Irlande, mĂȘme en Égypte). Ici on jouait avec le feu, pour le moment en tout cas, mais le climat n’était ni lĂ©ger ni serein. L’expĂ©dition de Fiume, D’Annunzio, L’Ordine nuovo de Gramsci, le premier «faisceau»; les bolchĂ©viques, les blancs... un grand bazar. Il ne manquerait plus que Malatesta, pensait Nitti. Il ne manquerait plus qu’eux, les subversifs. Mais, justement, il Ă©tait devenu un mantra ou une ritournelle; un nom Ă  invoquer, rĂ©vĂ©rer: Malatesta, Malatesta... Au Parlement, il y en avait qui posaient des questions; presque tout se passait dans la rue, sans Ă©meutes. Rassemblements, cortĂšges, rĂ©unions, discours! Pour le moment, pas d’émeutes – pour le moment. Ensuite, c’était arrivĂ© comme ça, une sorte de farce. PoussĂ© dans ses retranchements, Nitti avait jouĂ© au parfait imbĂ©cile, il avait tout niĂ©. Dans le souvenir de Malatesta, la plaisanterie s’était terminĂ©e Ă  l’italienne, et bien le bonjour:
Lorsque Nitti vit qu’il n’était plus possible de me refuser lĂ©galement de venir en Italie, il fit Ă©crire dans le Giornale d’Italia: «Mais pourquoi vous agitez-vous? Malatesta est libre de venir.» Deux jours aprĂšs cette publication, le consul de Londres me tĂ©lĂ©phona pour que je rĂ©cupĂšre mon passeport.
Restait la complication du voyage, une aventure. Il Ă©tat «libre de venir»: des mots! La France ne l’aurait pas laissĂ© passer, il le savait, et les frontiĂšres de la Belgique et de l’Allemagne Ă©taient fermĂ©es (Ă  cause des consĂ©quences de la guerre, les soulĂšvements). Il ne restait plus que la mer: un terrain minĂ© (parce que, noterait Malatesta Ă  postĂ©riori, «par voie de mer il y avait la police anglaise qui, pour ĂȘtre gentille avec notre gouvernement, faisait en sorte qu’aucun capitaine, que ce soit par amour ou pour l’argent, ne veuille m’emmener en Italie»). En somme, Nitti trichait, il tergiversait. Il donnait son accord en paroles; par dessous, il mettait des bĂątons dans les roues.
À bien y repenser, ça avait mĂȘme Ă©tĂ© amusant. Pendant des jours et des jours, dĂ©guisĂ© en Ă©migrant, en voyageur, le vieux s’était retrouvĂ© dans les bistrots des ports, les auberges, Ă  chercher un navire pour passer. Des litres et des litres de biĂšre, du tabac brun; de pĂ©nibles parties de mourre, de scala 40. Il avait l’impression de vivre dans un roman de Stevenson ou de Conrad, de Salgari. Il cherchait son Long John Silver. Un malfrat ou un vaurien prĂȘt Ă  tout (pour l’argent Ă©videmment, par intĂ©rĂȘt). Mais les dĂ©s Ă©taient pipĂ©s, c’était toute une affaire. L’accord semblait passĂ©, ferme, et puis chaque fois le retournement de situation, la douche froide. Tant de biĂšres gaspillĂ©es et de temps perdu:
Je m’adressai Ă  des capitaines de toutes les nationalitĂ©s et donnai Ă  beaucoup d’entre eux largement plus que le prix du transport, mais lorsque je m’apprĂȘtais Ă  embarquer, on me rendait l’argent et quelqu’un me disait: «Vous savez, la police nous a dit que l’on aurait de sĂ©rieux ennuis si on vous transportait.»
Et enfin, le coup de thĂ©Ăątre* final, encore une farce: la rencontre Ă  laquelle on ne s’attend pas, la surprise. Quand on cherche, on trouve, pensait le vieux, mais parfois on trouve ce qu’on trouve; et ce n’est pas un problĂšme. Pourvu qu’il quittĂąt Londres, l’Angleterre, il aurait mĂȘme signĂ© un pacte avec le diable. Et c’est ainsi que le sobre subversif, le libertaire, le pĂ©nitent ascĂšte, l’électricien, se retrouva embarquĂ©, en clandestin, sur le bateau d’un vaurien, d’un admirateur de D’Annunzio, d’un ami de Mussolini, des fascistes (et ça lui allait, il ne protestait pas). On trouve ce qu’on trouve, un point c’est tout. Ça aurait Ă©tĂ© un flic qu’il y serait allĂ© quand mĂȘme:
En somme, je ne trouvais pas de moyen de venir en Italie jusqu’à ce que, avec l’aide de quelqu’un qui ne partage pas mes idĂ©es, qui est trĂšs loin de partager mes idĂ©es, mais qui est en mĂȘme temps Ă©pris de justice et de libertĂ©, je rĂ©ussisse Ă  venir en Italie, en cachette.
Ce «quelqu’un» Ă©tait un certain capitaine Giulietti, un personnage ambigu; Ă©trange loup de mer, drĂŽle de type. Pour sĂ»r un aventurier, un meneur. Un idĂ©aliste sans idĂ©aux. Un amoureux de libertĂ© et de justice, mais... Ă  sa maniĂšre. Armando Borghi[37], qui l’avait connu (et dĂ©testĂ©), le dĂ©crivit ainsi:
C’était un homme aux qualitĂ©s peu communes, bizarre et fort dans son genre. Il avait rĂ©ussi Ă  entasser dans sa fĂ©dĂ©ration des travailleurs de la mer tout le personnel de la marine marchande, et pour faire cohabiter une masse aussi hĂ©tĂ©rogĂšne, il devait adorer Dieu et le diable. Il avait Ă©tĂ© interventionniste et maintenant il faisait la cour Ă  Avanti![38]. Il soutenait D’Annunzio Ă  Fiume et enlevait Malatesta Ă  Londres. Il ne renonçait ni aux bĂ©nĂ©fices du nationalisme ni Ă  ceux de l’internationalisme.
«Enlevé» ou libĂ©rĂ©, pour Malatesta ça revenait vraiment au mĂȘme. Les diatribes idiotes ne l’intĂ©ressaient pas. Sans intĂ©rĂȘt: la lecture «politique» de son voyage de retour Ă©tait tout simplement insignifiante. L’important Ă©tait de lever l’ancre, partir, tourner le dos Ă  l’Angleterre.
En ce glacial mois de dĂ©cembre, sur le pont du bateau Ă  vapeur, frissonnant, l’anarchiste avait vu le port de Cardiff disparaĂźtre au loin, rapetisser, se dissolvant dans une brume d’hiver mouchetĂ©e de petites lueurs, flocons de lumiĂšres, lampes jaunĂątres incertaines, intermittentes, et il avait eu l’intuition que ce paysage Ă  la Turner, Ă  la maniĂšre de, Ă©tait aussi un adieu, une derniĂšre fois. Devant lui, dans le peu ou le trop de temps qui lui restait, maintenant il avait seulement l’Italie, son pays (pour autant qu’un «cosmopolite» convaincu puisse parler de «son pays», bien entendu). Ce n’était pas le moment de chercher midi Ă  quatorze heures, de trop se creuser la cervelle. En Italie comme ailleurs, partout, la rĂ©volution, pensait-il, Ă©tait maintenant inĂ©vitable, obligĂ©e. L’Europe Ă©puisĂ©e par la guerre, appauvrie et abattue par les fiĂšvres et la grippe espagnole, se trouvait prise dans un Ă©tau. Les empires Ă©taient tombĂ©s, partis en fumĂ©e, et les rĂ©gimes libĂ©raux – tachĂ©s de honte et d’impuissance – ne pouvaient qu’ĂȘtre balayĂ©s ou, avec un (improbable) sens de la grandeur, se retirer. RĂ©volution ou barbarie, disait Engels, et ça n’avait jamais Ă©tĂ© aussi vrai. De ce massacre pouvait naĂźtre un futur libĂ©rĂ© ou une phase de peur, la rĂ©action, l’oppression totale et un nouvel esclavage, pour tout dire. Pour la premiĂšre fois, Malatesta pensait «maintenant ou jamais plus», pour la premiĂšre fois il Ă©tait pĂ©remptoire.
Comme le capitaine Giulietti (et comme beaucoup), mĂȘme Malatesta, Ă  cette Ă©poque, Ă©tait prĂȘt Ă  «adorer Dieu et le diable», Ă  tout oser. Dans ce climat, dans cette atmosphĂšre, il fallait risquer, franchir le pas. RĂ©trospectivement (mais l’aprĂšs-coup est l’arme des lĂąches, des pharisiens), en repensant Ă  ces annĂ©es, Ă  ces instants («deux ans» rouges d’illusions et de luttes, d’espĂ©rances), le vieux se sentait en paix avec lui-mĂȘme. Ni fier ni orgueilleux, mais serein. Il fallait tenter, et il avait tentĂ©. On pouvait aussi Ă©chouer, et... il avait Ă©chouĂ©.
Bien sĂ»r, ça avait Ă©tĂ© Ă©trange, trĂšs curieux. Il y avait eu un moment – transitoire – pendant lequel l’anarchiste impĂ©nitent, le grand rebelle, s’était mĂȘme retrouvĂ© Ă  flirter avec ce sĂ©pulcre blanchi de D’Annunzio. L’esthĂšte, le poĂšte, le bouffon, le vaniteux. Et pourquoi pas, finalement? Qu’est-ce qu’il y avait de mal? L’intermĂ©diaire, faut-il le prĂ©ciser, fut Giulietti. L’argument (commun), l’insurrection. Les fins – ça va de soi – restaient opposĂ©es, mais Ă©tait-ce si important, dĂ©cisif? L’un voulait Fiume, l’Italie encore sous domination Ă©trangĂšre; l’autre se serait contentĂ© de la... rĂ©volution! Mais pour un bout de chemin, un petit bout... peut-ĂȘtre que ça pouvait se faire, on pouvait essayer. «Le chardon bolchĂ©vique – jacassait dans le vide le poĂšte, le commandant – se change ici en rose italienne.» Aussi peu sensible aux vers ailĂ©s et inspirĂ©s qu’à la botanique, plus concret ou, si on veut, plus politique, Malatesta pensait en revanche seulement: «Attendons de voir.» D’une chose naĂźt une autre (parfois, bien sĂ»r; parfois, il ne naĂźt vraiment rien et ce n’est pas plus mal).
Le reclus de la rue Andrea-Doria revenait Ă  ces folles journĂ©es et s’en dĂ©lectait. Ça avait Ă©tĂ© un tourbillon de rĂȘves extravagants, de projets avortĂ©s et fous, de conspirations. Les deux – l’anarchiste d’un certain Ăąge et le charlatan – ne se rencontrĂšrent jamais, ça, c’était exclu, mais Giulietti manigançait, il tissait des fils (et Ă  l’un, il chantait les louanges de l’autre et vice versa, mettant tout dans le mĂȘme sac... Ă  sa façon). Que Fiume ait Ă©tĂ© ou pas le premier mouvement, l’engagement Ă©tait plus ambitieux, plus radical. Se libĂ©rer de la monarchie et des Savoie[39], sans histoires. Faire sauter les assises crapuleuses du capital. Ils se voyaient comme la pointe d’une lance, comme l’avant-garde (ensuite, c’est sĂ»r, il faudrait convaincre les... socialistes; mais allez rĂ©veiller ces bradypes, essayez de les secouer!). Parmi les vieux papiers, les feuilles, les pamphlets, le vieux conservait une note du poĂšte, le soi-disant «plan»: un vrai dĂ©lire. MĂȘme condensĂ© en points, tĂ©lĂ©graphique, l’habituel style ampoulĂ© et imagĂ©:
1. Rebond sur Rome en partant de Fiume; 2. rĂ©solution du problĂšme adriatique y compris l’annexion de Fiume; 3. instauration d’un nouvel ordre qui rĂ©sout le problĂšme social.
Sottises! Mais s’il y avait un moyen de s’introduire et d’agir, pourquoi ne pas essayer? L’aĂšde, le poĂšte, le commandant, pouvait rĂȘver tant qu’il voulait, mais si un grand mouvement s’amorçait, ça valait la peine de risquer (le «point 3», pensait Malatesta intimement, il y aurait pensĂ© ensuite, c’est certain).
Évidemment, il n’en ressortit rien, on l’imagine bien, on en resta Ă  un bavardage trĂšs gĂ©nĂ©rique, pour parler*. Ils ne pouvaient pas s’entendre et, comme de juste, ils ne s’entendirent jamais. Le cĂ©lĂšbre «accord» entre D’Annunzio et Malatesta, c’est quelqu’un qui avait d’autres intĂ©rĂȘts, de tout autres plans, qui en parla. Rien moins que Mussolini, l’interventionniste, dĂ©sormais chef des fascistes, l’adversaire, qui le dĂ©molit avec malice (et en parfaite mauvaise foi, en opportuniste). Dans Popolo d’Italia, son journal, l’ex-socialiste ne fut avare ni d’ironie ni de sarcasme: «L’opĂ©rette dans l’épopĂ©e. Comment devait Ă©clater la rĂ©volution», intitula-t-il son article pour salir les anarchistes (et D’Annunzio). Les camarades socialistes, les rĂ©publicains Ă©taient sur la mĂȘme ligne (qui avait les mauvais alliĂ©s? les bons amis?). Malatesta, qui aurait voulu ignorer, laisser courir, fut obligĂ© de lui river son clou. Ignorant Mussolini, sans le citer, il rĂ©pondit aux socialistes, glacial. Vous voulez vraiment qu’on vous traite de flic et d’espion? Faites-vous plaisir:
Depuis un moment, certains socialistes, Ă©videmment parmi les plus inconscients et les moins responsables, insinuent dans toute l’Italie l’existence de je ne sais quel complot entre moi, D’Annunzio, Giulietti, etc., mais aussi celle d’une Ă©trange union entre a...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Faux-titre
  3. Page de titre
  4. Crédits
  5. Note de l’auteur
  6. Rue Andrea-Doria
  7. Parmi les loups
  8. AnnĂ©es de vagabondage, Ă©preuves d’exil
  9. Les bicyclettes de Bava Beccaris
  10. À Londres
  11. Tandis que dure le massacre
  12. Le «LĂ©nine d’Italie»
  13. À Rome
  14. Remarques sur un roman qui n’est pas un roman
  15. Bibliographie
  16. Table
  17. QuatriĂšme de couverture