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Ă propos de ce livre
Petit manuel critique en cinq étapes, qui propose une critique progressive de la logique qui anime l'univers médiatique. Dans un esprit de vulgarisation et de synthÚse, Simon Tremblay-Pepin mobilise à chaque palier un appareil théorique différent (notamment ceux de Chomsky et Herman, Bourdieu, Gramsci, Freitag).
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Informations
Sous-sujet
PoliticsCHAPITRE 1
LâIDĂAL JOURNALISTIQUE
POUR BIEN SAISIR ce quâest le journalisme aujourdâhui et ĂȘtre en mesure dâen faire la critique, il faut dâabord savoir de quoi il est question quand on nous parle dâĂ©thique journalistique. Pour cela, il faut sâintĂ©resser Ă ce quâon enseigne dans les Ă©coles de journalisme, Ă ce quâon propose dans les livres de rĂ©fĂ©rence au programme des Ă©tudiants en journalisme. Il est indispensable aussi de dĂ©finir le modĂšle dĂ©ontologique que prĂ©tendent dĂ©fendre les associations de journalistes et les organismes de surveillance de la presse. Câest donc le portrait de lâidĂ©al journalistique que ce premier chapitre cherche Ă tracer.
Il ne sâagit pas ici de prĂ©senter la position dâun auteur ou dâune institution en particulier, mais plutĂŽt de reflĂ©ter, dans la mesure du possible, le discours des journalistes quand ils sâexpriment sur ce que serait leur mĂ©tier dans le meilleur des mondes.
LâidĂ©al journalistique est un peu comme cette petite voix intĂ©rieure qui chuchote : « Tu ne devrais pas faire ça » ou encore « Es-tu bien certain de pouvoir affirmer cela ? » On ne parle pas ici de technique (comment citer une source anonyme ou Ă©crire un bon chapeau de texte), mais dâune conscience morale du rĂŽle que le journaliste exerce dans la sociĂ©tĂ©.
Cet idĂ©al nâest certes pas lâunique force qui dirige le quotidien des journalistes (câest dâailleurs ce que tenteront de dĂ©montrer les chapitres suivants). Par contre, il leur donne une assurance non nĂ©gligeable. On le voit bien dans les confĂ©rences de presse : mĂȘme chez les vieux routiers les plus cyniques, il se dĂ©gage une candeur surprenante. Tout le monde est absolument convaincu Ă la fois de sa propre importance, de lâimportance du mĂ©tier quâil exerce et de lâhonnĂȘtetĂ© gĂ©nĂ©rale dans laquelle se dĂ©roule, sauf exception, le processus mĂ©diatique de transmission de lâinformation. Il est assez Ă©tonnant de voir Ă quel point la plupart des journalistes croient tenir, plus ou moins brillamment, le rĂŽle que leur propose lâidĂ©al journalistique.
Pour eux, la façon de faire leur mĂ©tier est dĂ©cisive : ils sont au centre de « ce qui se passe » politiquement et socialement. Non seulement « ce qui se passe » est important, mais les dĂ©cisions quâils doivent prendre exigent une grande justesse : lâinformation qui paraĂźtra dĂ©pend de leurs choix Ă©thiques. Le privilĂšge quâils ont de frĂ©quenter ceux qui exercent le pouvoir les investit en quelque sorte dâune conscience exacerbĂ©e de la nĂ©cessitĂ© dâune grande rigueur professionnelle.
Une vocation
Dans les Ă©coles oĂč on lâenseigne, et de la bouche mĂȘme de ceux qui en exercent le mĂ©tier, le journalisme est souvent prĂ©sentĂ© comme une « vocation ». On fait ce mĂ©tier parce quâon y croit. Cette phrase, qui rĂ©sume bien lâessentiel de ce que beaucoup de journalistes disent de leur fonction, comprend deux propositions.
La premiĂšre affirme que le journaliste exerce un mĂ©tier. Il ne sâagit pas dâun emploi passager, purement alimentaire, mais dâun mĂ©tier dans lequel on sâinvestit corps et Ăąme, et qui exige aussi une pratique, une certaine expĂ©rience, une connaissance technique. Cette affirmation situe dĂ©jĂ le journaliste dans un lieu particulier du monde du travail. Câest un technicien. En se plaçant au niveau des corps de mĂ©tiers techniques, le journaliste se range du cĂŽtĂ© des travailleurs et privilĂ©gie lâaspect « artisanal » de son travail. Toutefois, comment ne pas souligner que cette technique repose dâabord sur un acte de foi ?
Câest ce que sous-entend la seconde partie de la phrase, le « parce quâon y croit ». Sortie de la bouche dâun maçon ou dâun plombier, cette phrase paraĂźtrait grotesque. Le maçon ne croit pas en la validitĂ© de sa technique, il la constate en voyant que son mur ne sâeffondre pas. Ainsi, malgrĂ© son aspect pragmatique, la fonction du journaliste sâapparente davantage aux professions libĂ©rales quâaux mĂ©tiers proprement techniques. Un mĂ©decin, une avocate ou un professeur peuvent tous prĂ©tendre Ă la vocation, affirmer quâils exercent leur mĂ©tier parce quâils croient en la mĂ©decine, en la justice ou en lâĂ©ducation. Le journaliste, lui, croit probablement en la dĂ©mocratie. Il croit quâinformation et dĂ©mocratie sont profondĂ©ment liĂ©es et que participer Ă mieux faire connaĂźtre ce qui se passe dans le monde politique aura, au bout du compte, un effet bĂ©nĂ©fique pour la vie publique et pour la sociĂ©tĂ©.
Pourquoi faut-il des journalistes ?
Voyons de quelle façon les journalistes dĂ©crivent leur rĂŽle dans la sociĂ©tĂ©. Ils auraient dâabord une raison pratique et quotidienne dâexister, celle de transmettre des nouvelles. En effet, en dehors des grandes catastrophes, un certain nombre dâĂ©vĂšnements se produisent sans quâon nâen sache jamais rien. Comment peut-on savoir, quand on nây travaille pas, que tel ministĂšre, qui semble fonctionner normalement, vient de dĂ©cider de raser une forĂȘt ou de mettre Ă pied 200 employĂ©s ? De la mĂȘme maniĂšre, une entreprise peut employer des sans-papiers pour des salaires trĂšs en deçà du salaire minimum alors que le public qui achĂšte ses produits, lui, ignore tout de cette situation. Sauf si quelquâun dĂ©cide de mener une enquĂȘte et de lui transmettre les informations quâil a recueillies.
Le journaliste offre donc un Ă©tat de la situation, il relate « ce qui sâest passĂ© aujourdâhui ». Sans sa voix, chacun serait confinĂ© Ă ses petits Ă©vĂšnements quotidiens sans pouvoir prendre connaissance de ceux qui se produisent au-delĂ de sa rĂ©alitĂ© immĂ©diate. On mesure toute lâimportance de ce rĂŽle quand on essaie dâimaginer ce que serait la sociĂ©tĂ© sans personne pour sâacquitter de cette tĂąche. Que saurait-on, par exemple, de la guerre en Irak si les mĂ©dias nâen avaient jamais parlĂ© ? On peut mĂȘme sâintĂ©resser Ă certaines questions dont on ignorait lâexistence ou lâimportance, tout simplement parce que les mĂ©dias, eux, sây sont intĂ©ressĂ©s. Les journalistes possĂšdent donc la capacitĂ© dâamplifier, voire de crĂ©er, des enjeux sociaux, ou de les garder sous le boisseau.
De cette tĂąche en naĂźt une autre : la crĂ©ation de lâespace public dĂ©mocratique. Pour prendre des dĂ©cisions, on doit, comme citoyens, ĂȘtre tenus informĂ©s. Les mĂ©dias peuvent ainsi donner Ă la population une information solide sur les questions pertinentes quâelle doit se poser. Ils vont aussi lui offrir un forum oĂč les idĂ©es vont pouvoir se dĂ©ployer, oĂč il y aura confrontation. En choisissant de prĂ©senter des positions politiques opposĂ©es, les mĂ©dias donnent les outils indispensables pour prendre des dĂ©cisions Ă©clairĂ©es. Si, par exemple, la gestion des infrastructures routiĂšres devient un enjeu de taille, les journalistes vont filtrer la masse dâinformations disponibles Ă ce sujet pour rendre cette question comprĂ©hensible et accessible Ă tous. Lors dâune Ă©lection, chacun pourra choisir le parti qui lui propose les solutions qui lui semblent les plus appropriĂ©es. Si la responsabilitĂ© du journaliste est utile Ă premiĂšre vue, elle devient surtout primordiale comme condition de lâexistence de lâespace public et de la qualitĂ© du dĂ©bat politique.
On voit toute lâimportance de bien jouer ce rĂŽle dâinformation. Un journaliste mal intentionnĂ©, qui voudrait manipuler lâopinion publique, pourrait trĂšs bien donner Ă des Ă©vĂšnements une importance quâils nâont pas vraiment, ou les traiter de maniĂšre biaisĂ©e, agir pour le compte dâintĂ©rĂȘts particuliers, ou encore, pourquoi pas, crĂ©er de toutes piĂšces certains « Ă©vĂšnements ». Ce serait lĂ une façon trĂšs efficace de nuire au corps social. Il faut donc dĂ©terminer une Ă©thique qui puisse guider les choix journalistiques.
Quelles valeurs guident les journalistes ?
Six principes guident le travail journalistique : la prioritĂ© accordĂ©e aux faits, le souci de lâintĂ©rĂȘt public, lâindĂ©pendance, lâhonnĂȘtetĂ©, lâapproche gĂ©nĂ©raliste et la responsabilitĂ© devant le public.
La prioritĂ© accordĂ©e aux faits est un autre nom pour ce quâil est convenu dâappeler lâobjectivitĂ© journalistique. Je prĂ©fĂšre la premiĂšre formule Ă la seconde, car lâidĂ©e que le journaliste sâintĂ©resse dâabord Ă des faits dĂ©crit bien mieux la rĂ©alitĂ© et porte moins Ă dĂ©bat. En effet, la notion dâobjectivitĂ© fait lâimpasse sur lâinĂ©vitable subjectivitĂ© du travail journalistique. Or, cette subjectivitĂ© ne sâoppose en rien Ă la prioritĂ© quâon doit accorder aux faits tels quâils se prĂ©sentent. Câest le doute, hĂ©ritage de lâĂ©poque des LumiĂšres, qui permet de composer avec ces deux dimensions, car le journaliste doit Ă la fois essayer de restituer le mieux possible la rĂ©alitĂ© et ne pas se laisser guider par des idĂ©es prĂ©conçues. Comme la rĂ©alitĂ© peut ĂȘtre interprĂ©tĂ©e de diverses façons, il est important de montrer les diffĂ©rents points de vue qui sâexpriment sur une mĂȘme situation. Cette mĂ©thodologie ne vise donc pas une transparence objective, mais une volontĂ© subjective de dĂ©crire le mieux possible la situation telle que le journaliste la perçoit et la comprend. Ce ne sont pas les faits qui parlent Ă travers le journaliste. Câest le journaliste qui veut rendre les faits intelligibles au public en lui donnant toute lâinformation quâil peut fournir dans le temps qui lui est imparti et avec les moyens dont il dispose.
Le second principe est celui de lâintĂ©rĂȘt public. « Quâest-il important que les gens sachent sur ce qui sâest passĂ© aujourdâhui ? » doit se demander le chef de pupitre. La question omniprĂ©sente est celle de la pertinence des informations Ă sĂ©lectionner. IdĂ©alement, il sâagit de dĂ©terminer ce qui intĂ©resse le public, mais surtout ce qui doit lâintĂ©resser en raison de sa portĂ©e politique, sociale ou Ă©conomique. LâintĂ©rĂȘt public est en cela diffĂ©rent de lâintĂ©rĂȘt du public : le premier sâintĂ©resse Ă ce que le public doit savoir et le second Ă ce quâil veut savoir. Si les deux concordent, tant mieux. Sinon, lâintĂ©rĂȘt public devrait primer, puisquâil est nĂ©cessaire au fonctionnement dĂ©mocratique de la sociĂ©tĂ©. Câest donc Ă partir dâune connaissance de lâhistoire, du social et du politique, acquise par sa formation et son expĂ©rience, quâun journaliste est en mesure de choisir les informations quâil est pertinent de transmettre au public. Cette Ă©valuation diffĂšre dâun journaliste Ă lâautre, bien sĂ»r, et câest justement pourquoi la pluralitĂ© des mĂ©dias est essentielle. Par leur diversitĂ©, les mĂ©dias rĂ©ussissent Ă compenser les erreurs subjectives de chacun et, dans leurs efforts pour offrir au public ce qui se rapproche le plus de son intĂ©rĂȘt, ils rĂ©ussissent Ă faire ensemble ce quâils ne pourraient rĂ©aliser seuls.
Autre principe fondamental liĂ© directement Ă la dĂ©fense de lâintĂ©rĂȘt public : lâindĂ©pendance. Si lâon tient compte de son rĂŽle dans une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique, un journaliste doit, avant toute autre obligation, dĂ©fendre son indĂ©pendance. Mais, parce quâil est Ă lâemploi dâun mĂ©dia, peut-il vraiment dĂ©sobĂ©ir Ă son patron sâil veut conserver son poste ? Oui, grĂące Ă la pluralitĂ© des mĂ©dias. Le journaliste qui se voit refuser la publication dâun article parce quâil va Ă lâencontre des intĂ©rĂȘts de son employeur peut toujours aller lâoffrir Ă un concurrent. Ă plus forte raison si cet article embarrasse son patron⊠La possibilitĂ© de changer dâemployeur et de lieu de publication permet donc au journaliste, dans un premier temps, de protĂ©ger son indĂ©pendance. Mais cela ne suffit pas.
Dans le cadre de son travail quotidien, un journaliste est appuyĂ© et dĂ©fendu par des associations qui sont lĂ pour le protĂ©ger de toute emprise indue â celle dâun individu, dâun groupe ou dâune organisation. Reconnues et considĂ©rĂ©es par le public, ces associations peuvent dĂ©noncer ouvertement les tactiques malhonnĂȘtes utilisĂ©es contre des journalistes. Elles adoptent gĂ©nĂ©ralement un code de dĂ©ontologie Ă lâusage des journalistes pour les guider dans leur pratique.
En ce sens, le dĂ©veloppement de syndicats de journalistes et dâorganisations professionnelles de journalistes (au QuĂ©bec, la FĂ©dĂ©ration professionnelle des journalistes du QuĂ©bec, la FPJQ, et lâAssociation des journalistes indĂ©pendants du QuĂ©bec, lâAJIQ) a permis de prĂ©server cette indĂ©pendance des journalistes vis-Ă -vis de leurs employeurs et des autres pouvoirs. Ces associations peuvent par exemple appuyer un journaliste Ă qui un rĂ©dacteur en chef aurait imposĂ© une façon de prĂ©senter un Ă©vĂšnement pour que son reportage corresponde mieux aux intĂ©rĂȘts de leur entreprise.
Le jugement du public peut aussi se retourner contre le journaliste. Il lui revient donc de maintenir une rĂ©putation irrĂ©prochable et de mettre en pratique cette valeur indispensable : lâhonnĂȘtetĂ©. On considĂšre comme honnĂȘte le journaliste qui fait tout ce qui a Ă©...
Table des matiĂšres
- Couverture
- Page de demi-titre
- Page titre
- Page de crédits
- DĂ©dicace
- Introduction
- Chapitre 1: LâidĂ©al journalistique
- Chapitre 2: Les critiques déontologiques
- Chapitre 3: Le modĂšle propagandiste de Herman et Chomsky
- Chapitre 4: Les critiques bourdieusiennes
- Chapitre 5: Les critiques gramsciennes
- Chapitre 6: Les critiques freitagiennes
- Conclusion: Le palais des glaces
- Remerciements
- Page de marque