Anarcho-
indigénisme
Invitation à l’écoute et à la complicité
Francis Dupuis-Déri et Benjamin Pillet
L’ANARCHO-INDIGÉNISME est un appel. Surtout pour qui se dit anarchiste. Un appel à prendre au sérieux, d’un point de vue politique, économique, social et culturel, l’histoire et l’actualité politique des communautés autochtones. L’anarcho-indigénisme n’est pas tant un mouvement ou un courant politique qu’un projet de rencontre, voire de solidarité et de complicité, entre les anarchistes et les communautés autochtones en lutte décoloniale.
C’est dans cet esprit que la notion d’ « anarcho-indigénisme » a originellement été développée dans le livre Wasáse: Indigenous Pathways of Action and Freedom (2005), par le militant et politologue mohawk Gerald Taiaiake Alfred, puis en 2009 lors d’ateliers de réflexion à l’Université de Victoria, en Colombie-Britannique. Cette réflexion a été entreprise par des Autochtones et des allochtones, individuellement ou collectivement, dont Glen Coulthard, Leanne Betasamosake Simpson, Erica M. Lagalisse, Richard Day, Alex Khasnabish, Jackie Lasky et Adam Grey Lewis. Elle a aussi été popularisée dans un dossier spécial sur le sujet, dans la revue Affinities, en 2011.
Cette démarche faisait écho, d’une certaine manière, à la récupération quelque peu superficielle de symboles associés aux peuples autochtones par les autonomes et les anarchistes, au moins depuis les années 1970. Ainsi, les anarcho-punks à Londres, New York et ailleurs ont adopté le « mohawk » ou la crête iroquoise, pour souligner leur caractère rebelle, ingouvernable (à noter que des Autochtones ont aussi participé au mouvement punk, comme le rappelle Gord Hill). En 1977 à Bologne, le groupe anti-étatiste et anticapitaliste Metropolitan Indians a réuni des dizaines de milliers de personnes dans ses manifestations de rue. Dans les années 1980 et 1990, l’une des voix les plus fortes du mouvement autonome à Berlin se cachait sous le pseudonyme Geronimo (auteur des livres Feuer und Flamme [Feu et flamme] et Glut und Asche [Braise et cendre]). Voilà qui rappelle l’anarchiste italien Sante Geronimo Caserio, qui a assassiné le président français Sadi Carnot en 1894 (mais dont le vrai prénom était sans doute Ieronimo, un surnom du Piemont). Du côté des antifascistes en France, les mobilisations et actions clandestines contre le Front national portaient des noms évocateurs, comme les Sections carrément anti-Le Pen (SCALP), dont l’iconographie représentait un Autochtone torse nu et brandissant une hache de guerre. D’ailleurs, dans sa bande dessinée sur l’antifascisme, Gord Hill fait référence aux SCALP et célèbre la mémoire des Navajos, un groupe antifasciste qui militait contre les nazis, en Allemagne.
L’anarcho-indigénisme a aussi pris la forme de collaborations notables (quoique imparfaites) entre activistes anarchistes et autochtones, comme à l’occasion de la résistance aux Jeux olympiques d’hiver de Vancouver (voir l’entretien de Gord Hill) ou du Sommet du G20 de Toronto en 2010. Des collaborations qui vont à leur tour entraîner de plus amples débats quant aux paramètres devant régir les relations de solidarité entre activistes autochtones et allochtones, comme en font foi les zines Accomplices Not Allies (Indigenous Action Media, 2014), Everyone Calls Themselves an Ally Until It Is Time To Do Some Real Ally Shit (Ancestral Pride, 2014) et When Being an Ally Turns Into Being an Appropriator (Ancestral Pride, 2015). Ces trois interventions ont pour ambition commune d’offrir un point de vue autochtone sur la question des rapports entre activistes autochtones et non autochtones dans le cadre des luttes anticoloniales. Il s’agit de proposer des conseils et des balises aux allochtones dans le but de freiner des comportements douteux, dont les déclarations gratuites de solidarité sans prise de risque, l’invisibilisation des personnes autochtones ou la récupération de leur voix, le recours à des Autochtones « de service », l’imposition de choix tactiques et stratégiques, ou encore une attitude générale d’autoculpabilisation pour se donner bonne conscience.
C’est dans ce contexte de reconfiguration des luttes anticoloniales et de débats entourant les notions d’appropriation culturelle, de privilège, de colonialisme, d’alliance, de réciprocité et de complicité, entre autres, que s’inscrit ce recueil d’entretiens. Il se veut une modeste contribution pour encourager activement l’écoute, voire le dialogue, dans une démarche qui ne peut qu’être complexe, difficile et parfois marquée par des malentendus entre deux mondes qui s’entrechoquent (souvent très violemment).
Nous avons réalisé ces entretiens en tant que non-Autochtones de sensibilité anarchiste désireux de recueillir et transmettre la parole d’une demi-douzaine d’Autochtones ou de Métis qui éclaire la notion d’« anarcho-indigénisme ». L’objectif était de leur offrir une tribune pour que leur parole soit plus accessible et mieux entendue par les anarchistes et, possiblement, dans les communautés autochtones, et ainsi de créer un espace de rencontre. Ce projet ne propose pas de réponses définitives, mais plutôt une multiplicité de voix qui éclairent des expériences et des perspectives variées. Parmi celles-ci, certaines sont militantes, universitaires, artistiques ou tout cela à la fois, plusieurs évoquent des rencontres avec d’autres peuples autochtones, la plupart réfléchissent à l’histoire précoloniale et coloniale et insistent pour souligner l’importance des femmes dans les luttes autochtones, et certaines abordent la délicate question de la spiritualité, qui peut paraître problématique pour des anarchistes athées. Nous espérons que ce livre saura susciter des réflexions et surtout d’autres échanges, d’autres rencontres, d’autres complicités. Enfin, précisons que des non-Autochtones ont effectué la plus grande part du travail, par exemple les retranscriptions, les traductions, la révision du manuscrit, la mise en page et le travail d’édition, et que les droits d’auteur seront versés à une organisation autochtone populaire.
Une démarche inscrite dans l’histoire longue
Ce n’est pas d’hier qu’on voit chez les communautés autochtones des sources d’inspiration pour l’anarchisme, que ce soit sa critique des diverses formes de domination ou son projet de société idéale. Dès le début de la conquête des Amériques, les autorités coloniales anglaises, espagnoles, françaises ou portugaises reconnaissaient que plusieurs communautés autochtones pouvaient représenter une source d’inspiration et d’attraction menaçant le maintien de la loi et de l’ordre. Les autorités coloniales les considéraient même comme « sans foi, sans roi, sans loi », une expression dénigrante annonçant en quelque sorte la maxime positive « Ni Dieu ni maître » des anarchistes du XIXe siècle. Les observations de voyageurs, y compris des missionnaires, avaient de quoi inquiéter les autorités coloniales. Ainsi, le père Le Jeune, un jésuite en poste à Québec de 1632 à 1639, rapportait que les « Sauvages […] n’ont ni police, ni charges, ni dignités, ni commandement aucun, car ils n’obéissent que par bienveillance à leur capitaine ». Pour sa part, le voyageur John Long racontait, quelque cent cinquante ans plus tard : « Les Iroquois rient quand vous leur parlez d’obéissance à des rois : ils ne peuvent concilier l’idée de soumission avec la dignité d’homme. Chaque individu, parmi eux, est souverain dans son opinion : et comme il ne fait découler sa liberté que du Grand Esprit seulement, jamais on ne pourrait l’amener à ne reconnaître aucun autre pouvoir. » Sans compter que plusieurs communautés autochtones ne distinguaient pas « le mien et le tien », c’est-à-dire qu’il n’y avait pas de propriété privée, et que les relations entre les hommes et les femmes et entre les parents et les enfants y étaient – en général – beaucoup plus libres, égalitaires et flexibles qu’en Europe (c’est, par exemple, la thèse de l’historien wendat Georges Sioui, dans son ouvrage Pour une autohistoire amérindienne. Essai sur les fondements d’une morale sociale).
Cela explique, en partie, l’interdiction maintes fois répétée de contacts entre les Autochtones d’Amérique et les populations fraîchement débarquées d’Europe, sans oublier les esclaves en provenance d’Afrique qui tentaient de se sauver pour vivre en liberté chez les Autochtones.
Entre les XVIe et XVIIIe siècles, l’Europe a vécu des transformations profondes qui se sont traduites par une accentuation des mesures autoritaires, disciplinaires et punitives. L’État moderne en formation pratiquait l’enrôlement de force dans les troupes royales et coloniales, le « nouvel ordre patriarcal » resserrait de plus en plus son emprise sur les femmes, le capitalisme émergeant clôturait les terres communales maintenant privatisées, provoquant une misère qui déplaçait les masses vers les villes et le salariat. Les plus réfractaires étaient torturé-e-s ou assassiné-e-s par l’État, sous prétexte de lutter contre la sorcellerie, le vagabondage et la mendicité.
Les autorités européennes coloniales craignaient donc les défections ou l’« ensauvagement », un terme qui évoquait la vie animale des bois, la bestialité, une manière dénigrante de reléguer les Autochtones à l’animalité, voire la forêt. Le « sauvage » est alors au « Nouveau Monde » ce que le « barbare » est à l’« Ancien Monde » : une menace à craindre et à vaincre, à assimiler ou à exterminer. Mais ce que l’autorité percevait comme une menace apparaissait comme une promesse pour les subalternes. « S’ensauvager » signifiait alors s’émanciper, se retrouver dans des rapports libres, égaux, solidaires et sécuritaires. L’historien Richard White rapporte cette anecdote au sujet de l’officier du roi de France, le Marquis de La Salle, revenu vers un fortin qu’il avait établi avant de partir en expédition, et où il avait posté une partie de ses effectifs : « À son retour dans l’Illinois en 1680, La Salle découvrit que ses hommes avaient non seulement déserté, mais aussi détruit son fortin, volé ses marchandises, et il lût, gravée de la main d’un homme qu’il identifia comme Le Parisien, une inscription d’adieu : “Nous som...