NUMĂRO 1
17 SEPTEMBRE 1868
AUX LECTEURS
JE PUBLIE CETTE LANTERNE sans crainte quâelle soit supprimĂ©e. Je nâai pas, Dieu merci, Ă redouter des ministres absolus, comme mon confrĂšre Rochefort. Si je suis supprimĂ©, ce sera grĂące Ă vous, et surtout grĂące Ă moi-mĂȘme qui nâaurai pas su montrer autant dâesprit que jâen ai positivement.
Câest lĂ quâest le danger. Si je mâen tire, je jure de changer mes habitudes de vieux garçon et de chercher Ă plaire aux femmes, ce qui est encore plus difficile que de plaire Ă des lecteurs.
Jâentre en guerre ouverte avec toutes les stupiditĂ©s, toutes les hypocrisies, toutes les infamies; câest-Ă -dire que je me mets sur le dos les trois quarts des hommes, ce qui est lourd. Resteront bien quelques femmes par-ci par-lĂ , mais elles sont si lĂ©gĂšres!
Et du reste, je ne crois pas que les femmes aient des vices. Je ne leur crois que des caprices; câest bien pis! Pourvu quâelles aient celui de me lire.
Tous les imbĂ©ciles ne sont pas mes ennemis personnels; lâapparition de cette Lanterne les dĂ©cidera. Je ne parle point du Courrier du Canada, du Courrier de Saint-Hyacinthe, du Journal des Trois-RiviĂšres, de LâUnion des Cantons de lâEst, etc., je parle des imbĂ©ciles qui ont des noms dâhomme et qui se comptent par centaines de mille, ici comme ailleurs.
Il y a deux catĂ©gories dâimbĂ©ciles, ceux qui le savent et ceux qui ne le savent pas. Ceux-ci sont les pires; ils font des comptes-rendus dans La Minerve; les premiers se consolent par la perspective du royaume des cieux. â Ă propos, il est bon de dire que le royaume des cieux doit ĂȘtre dĂ©mesurĂ©ment grand.
Il y a deux grandes sociĂ©tĂ©s dans notre ville, la SociĂ©tĂ© Saint-Jean-Baptiste et lâAssociation pacifique pour lâindĂ©pendance du Canada. La premiĂšre compte cinquante membres, dont quatre Ă cheval (les chevaux ne comptent pas); la seconde en compte trente-deux qui vont Ă pied, guidĂ©s par un chef dont la principale fonction pacifique est de coller des affiches non imprimĂ©es.
Ce chef, est-il besoin de le nommer? Lâunivers le connaĂźt; câest Lanctot, Lanctot, vous dis-je, et câest assez. Si lâunivers ne le connaĂźt pas, ce nâest pas la faute de Lanctot. Moi, je suis obligĂ© de le connaĂźtre: tant pis pour lui!
VoilĂ un homme qui a beaucoup de langue et pas du tout de langage. Il dit quâil veut jouer en Canada le rĂŽle de Wendell Phillips aux Ătats-Unis. Câest comme si lâon voulait faire exĂ©cuter une charge de cavalerie par un bataillon de sauterelles.
Lanctot ne croit pas seulement quâil joue un rĂŽle; il croit encore quâon est jaloux de lui et que câest pour cela quâil ne crĂ©e pas lâimmense sensation quâil est en droit dâespĂ©rer. Nous sommes ingrats de ne pas aider cet homme Ă jouer son rĂŽle aux dĂ©pens du bon sens. AprĂšs tout, ne sommes-nous pas le mĂȘme peuple qui a Ă©levĂ© sur les trĂ©teaux M. Cartier?
Ces deux rivaux se sont combattus. Ce qui prouve leur Ă©galitĂ© de mĂ©rite, câest que la victoire fut longtemps indĂ©cise et dut ĂȘtre chĂšrement achetĂ©e. Cartier paya, Lanctot ne paya point. Il est vrai quâil avait des mines, câest-Ă -dire des carriĂšres; mais on ne sĂ©duit pas un Ă©lecteur avec des pavĂ©s.
Un jour Lanctot, se croyant assez fort, fit la guerre au Parti libĂ©ral sans lequel il nâĂ©tait rien. Il nâeut jamais dâautre rĂȘve que celui de son ambition personnelle, beaucoup trop grande pour lui. Il sâest Ă©puisĂ© Ă se hisser, croyant que le nombre de ses dupes, mises les unes sur les autres, serait assez grand pour lui faire escalader les nues. AprĂšs avoir montĂ© sur quelques dizaines dâĂ©paules, il est tombĂ© sur la place Chaboillez avec des Ćufs pourris dans les oreilles. Chute qui ne fut pas Ă©clatante, mais qui fait voir combien parfois les grandes choses sont dĂ©faites par les plus petits moyens.
Maintenant il sâoccupe Ă faire souscrire pour lâindĂ©pendance pacifique. Quand il aura cinquante piastres, nous proposerons un marchĂ© Ă lâAngleterre, qui, entre parenthĂšses, sera bien sotte de ne pas nous vendre pour ce prix-lĂ .
Les NĂ©o-Ăcossais donnent des preuves dâune Ă©nergie et dâune volontĂ© frappantes. VoilĂ des gaillards qui veulent mettre en pratique ce quâils dĂ©clarent: ce dont les journaux torys sont furieux; ils sâimaginent que le suprĂȘme de la sagesse pour les NĂ©o-Ăcossais serait de faire le contraire de ce quâils disent ou de ne pas faire ce quâils disent quâils feront.
Les NĂ©os sont dĂ©cidĂ©s Ă ne plus faire partie de la confĂ©dĂ©ration et si lâAngleterre refuse de faire justice Ă leur nouvelle requĂȘte, ils dĂ©clarent quâils se feront justice Ă eux-mĂȘmes. Alors, que verra-t-on? M. Cartier prendra son bill de milice avec les hommes quâil y a dedans, il mettra sa tuque bleue, prendra le sabre de son pĂšre (un tire-bouchon) et, accompagnĂ© de la Grande Duchesse, Mademoiselle C..., il se rendra Ă cinquante-quatre milles des cĂŽtes de la Nouvelle-Ăcosse.
LĂ , il fera une sommation respectueuse aux rebelles de ce pays dâavoir Ă se jeter dans ses bras. AussitĂŽt quâil aura eu le temps de ne pas recevoir de rĂ©ponse, il dĂ©ploiera le drapeau britannique, le drapeau loyal, chantera Vive Ottawa, la capitale des Canadas (et des maringouins) et cinglera en toute hĂąte vers le port de QuĂ©bec, oĂč lâattendra M. Cauchon qui veut exterminer les NĂ©o-Ăcossais.
Le lendemain on lira dans La Minerve lâĂ©tourdissant bulletin suivant:
Grande victoire militaire de lâhonorable sir George-Ătienne Cartier. Ce grand homme dont on ne connaissait pas encore le gĂ©nie guerrier, vient de mettre le sceau Ă sa gloire. Il nâa fait que paraĂźtre devant les insurgĂ©s de la Nouvelle-Ăcosse et tous se sont tus. Ce triomphe mĂ©morable, unique, Ă jamais illustre, a Ă©tĂ© obtenu sans effusion de sang, tant il est vrai de dire que lâhonorable sir George-Ătienne Cartier joint une Ăąme magnanime et tendre Ă une profondeur politique sans exemple.
Maintenant, on peut ĂȘtre certain que la Nouvelle-Ăcosse est pacifiĂ©e et va rentrer dans le giron de la ConfĂ©dĂ©ration, cette arche sainte qui est le salut de notre peuple.
Il y aura promenade aux flambeaux, concerts, speechs, illumination et le lendemain, une dĂ©pĂȘche tĂ©lĂ©graphique annoncera que Mr. Wilkins, procureur gĂ©nĂ©ral de la Nouvelle-Ăcosse, a demandĂ© purement et simplement lâannexion aux Ătats-Unis.
Alors, ce sera au tour de M. Cauchon qui, lui, est un fameux lutteur et ne se cache pas derriĂšre les rideaux pour se battre. M. Cauchon prendra la voie de terre (par habitude) et, arrivĂ© Ă dix lieues des frontiĂšres de la Nouvelle-Ăcosse, avec sa brochure contre la ConfĂ©dĂ©ration dâune main et sa brochure pour la ConfĂ©dĂ©ration dans lâautre main, il fera un tel vacarme en les tapant lâune contre lâautre quâil y aura autour de lui un attroupement de gamins curieux: «Tas de marmots, leur criera-t-il, ĂȘtes-vous pour la ConfĂ©dĂ©ration ou contre la ConfĂ©dĂ©ration?» Et comme ils nâauront pas lâair de le comprendre, M. Cauchon, aprĂšs trois ou quatre «baptĂȘme», sâen reviendra au Journal de QuĂ©bec, oĂč il dĂ©clarera que les NĂ©o-Ăcossais sont un peuple dâenfants qui ne savent pas ce quâils veulent et ne comprennent mĂȘme pas quand on leur parle.
Et la question sera dĂ©cidĂ©e. Mais, par exemple, si nous achevons les fortifications de la Pointe-LĂ©vis et si nous construisons celles de MontrĂ©al, il est Ă©vident que les NĂ©o-Ăcossais ne pourront jamais sâaffranchir.
Quand jâĂ©tais rĂ©dacteur du Pays, il nây a pas longtemps, je disais nous. CâĂ©tait solennel, je me gaudissais, je me prenais Ă me carrer dans ce nous, et je trouvais admirable de voir au pluriel un ĂȘtre singulier comme moi. Aujourd...