HYPOCONDRIES «JâAI PEUR QUE JE MEURE»
Un samedi soir Ă lâurgence, le Canadien joue contre Boston, la soirĂ©e est donc plutĂŽt tranquille. Une femme Ă peine sortie de lâadolescence consulte pour des palpitations. Je lâĂ©value rapidement, puisquâil nây a pas dâautre patient. Son ami reste dans la salle dâattente pour Ă©couter le match.
Ma patiente est en bonne santĂ©, ne prend aucun mĂ©dicament et nâa pas de maladie connue. Ses traits tendus, ses lĂšvres tremblantes et ses yeux hypermobiles trahissent toutefois une certaine dĂ©tresse. De plus, elle a mal dormi, parce que son cĆur donne des coups de temps en temps. Je lâĂ©coute attentivement.
Les mots sont la matiĂšre premiĂšre du mĂ©decin dâurgence. Mon mĂ©tier est dâen retrouver le sens cachĂ©, pour porter un diagnostic, bien entendu, mais câest aussi une sorte de poĂ©sie brute, pas banale, que jâaime entendre et mĂ©diter.
La jeune femme nâa pas dâautre symptĂŽme, aucune douleur, pas dâessoufflement ni de perte de connaissance. Juste des coups au cĆur, brefs et rarement rĂ©pĂ©tĂ©s. Puis, de temps en temps, comme une petite pause; elle prend une grande inspiration et tout se replace. Mais elle nâen peut plus.
Ce tableau est limpide, il sâagit dâextrasystoles, un phĂ©nomĂšne courant. La systole Ă©tant la contraction normale du cĆur; lâextrasystole, câest simplement une systole de plus. Je lui explique le mĂ©canisme: chacune des milliards de cellules cardiaques peut envoyer un signal Ă©lectrique imprĂ©vu; le muscle dâenviron 250 grammes propage lâimpulsion par son rĂ©seau Ă©lectrique spĂ©cialisĂ©, obligeant une contraction supplĂ©mentaire, dâoĂč ce coup dans la poitrine, souvent dĂ©sagrĂ©able, mais parfaitement bĂ©nin.
â Des systoles? Câest comme un hoquet du cĆur?
â Oui, quelque chose comme ça.
La jeune femme rit, sans ĂȘtre vraiment rassurĂ©e. Je lâexamine consciencieusement. La thyroĂŻde, le cĆur, les poumons, lâabdomen, les jambes, tout est normal. Mais aprĂšs un moment, ses lĂšvres tremblent de nouveau. Câest que je nâai pas encore posĂ© la question centrale, la clef de voĂ»te:
â Dites-moi, de quoi vous avez peur, exactement?
â Jâai peur que...
Elle sâinterrompt, puis se met Ă sangloter.
â Jâai peur que je meure.
Elle pleure franchement, tout en sâefforçant de sourire. Je lui tends un mouchoir.
â Je mâexcuse. Câest juste que...
â Vous nâavez pas Ă vous excuser.
Câest souvent comme ça. On vient Ă lâurgence pour des palpitations ou un autre symptĂŽme un peu banal, mais on Ă©prouve au fond une angoisse fondamentale: que le cĆur ne reparte pas, quâil interrompe lĂ son fabuleux travail. Câest lâangoisse de la mort.
Pourtant la mort nâarrivera pas â du moins, pas tout de suite. Sauf que la peur est rĂ©elle, se rĂ©pand jusquâau bout de ses ongles et bouleverse depuis des jours la jeune femme. Ă chaque palpitation, elle se voit mourir dans la seconde suivante, une dizaine de fois par nuit.
Si les larmes jaillissent, câest parce que cette peur a Ă©tĂ© nommĂ©e et que la tension retombe. Comprenant mieux ce qui lâa poussĂ©e Ă venir consulter, je peux la rassurer. Je lui explique que lâextrasystole ne mĂšne pas Ă lâarrĂȘt cardiaque, que ces palpitations dĂ©rangent, mais ne sont pas dangereuses et encore moins mortelles. Puis, jâessaie un peu de comprendre ce qui ne va pas, au-delĂ des symptĂŽmes. GĂ©nĂ©ralement, on trouve les mĂȘmes causes: stress, manque de sommeil, pression au travail, problĂšmes financiers, enfants difficiles ou ruptures amoureuses; la vie, quoi. Je finis par comprendre que sa patronne la presse comme un citron et quâil ne lui reste plus de jus. Je nâai pas de solution magique, nĂ©anmoins je vais lui donner quelques jours de congĂ©.
â Si ça arrive encore, allez prendre une marche. Quand le cĆur accĂ©lĂšre, les cellules excitĂ©es se calment un peu. Peut-ĂȘtre aussi que votre mĂ©decin pourrait vous recommander Ă quelquâun, un psychologue par exemple.
Elle se lĂšve, me remercie, essuie ses larmes. Elle hĂ©site un moment avant dâouvrir la porte.
â Je vous le dis, votre cĆur ne sâarrĂȘtera pas. En tout cas, pas avant un bout de temps.
Elle rit franchement, ce qui montre quâelle a rĂ©ussi Ă prendre un peu de distance par rapport Ă ses symptĂŽmes.
â Ăa va aller. Merci.
Elle sort et referme doucement la porte. Je lâentends parler Ă son ami dans la salle dâattente, Ă travers la porte.
â Câest combien?
â 2 Ă 1, Canadien. Pis, câĂ©tait quoi?
â Des stoles.
â Câest-tu grave?
â Ăa va juste ĂȘtre grave quand je vais ĂȘtre vieille.
â On va Ă la Cage aux sports finir le match?
â Ăa me tente.
PAROLES!
Lâhomme frĂȘle dâau moins 75 ans souffre de malaises Ă lâestomac qui lâinquiĂštent, ce quâil manifeste par un discours sinistre, mais bruyant, un peu trop pour un dimanche soir Ă minuit.
AprĂšs lâavoir bien examinĂ©, constatant quâil ne cesse de parler haut et fort mĂȘme quand je lâausculte â une expĂ©rience douloureuse pour les tympans â, je lui explique, en prenant bien mon temps, quâil ne souffre de rien de grave, mais cela ne le tranquillise pas. Au contraire, la pluie de paroles se transforme en un dĂ©luge de mots, qui finissent par me donner mal Ă la tĂȘte. Je ne peux dĂ©cemment pas lâenvoyer chez lui dans cet Ă©tat, surtout sans avoir calmĂ© sa logorrhĂ©e verbale. Profitant dâune pause, puisquâil faut bien respirer de temps Ă autre, je lui suggĂšre de rester en observation pour la nuit; il sâagit de le rassurer. Avec un peu de chance, lâĂ©preuve du temps rĂ©vĂ©lera si un problĂšme plus sĂ©rieux peut expliquer son Ă©tat, bien que je nây croie pas du tout.
Une fois installĂ© sur une civiĂšre, mon patient poursuit son intense monologue, hĂ©lant les patients, le personnel, les autres mĂ©decins et mĂȘme les visiteurs. Quiconque Ă portĂ©e de voix devient une cible de choix. MĂȘme le plombier, venu rĂ©parer une fuite dâeau. Sa fille, un peu gĂȘnĂ©e de la situation, mâinforme que son pĂšre a toujours eu ce comportement. Parfois, lâĂ©tourdissant discours sâinterrompt quelques secondes, nous redonnant espoir, mais ça redĂ©marre ensuite. Jâavale trois Tylenol et poursuis mon travail.
Un patient assez vigoureux pour parler aussi fort, câest rassurant, parce que cela dĂ©montre quâil ne manque pas dâoxygĂšne ni de tonus musculaire, que ses poumons ventilent et que son cĆur pompe efficacement le sang jusquâau cerveau â du moins jusquâaux zones du langage. Au contraire, les plus gravement atteints parlent peu, Ă©conomisant lâĂ©nergie pour mieux affronter la menace. Câest pourquoi il faut prendre soin des malades silencieux dâabord.
Je termine bientĂŽt mon quart de travail et me rends une derniĂšre fois Ă son chevet. Ma prĂ©sence entraĂźnant plus de verbiage, je retourne terminer mes dossiers. Le personnel a choisi de le mettre au bout du corridor; je lâentends de loin discuter, plein dâune verve renouvelĂ©e par lâarrivĂ©e de lâĂ©quipe de nuit; son infirmiĂšre peine Ă Ă©valuer les autres patients. On perçoit tout de mĂȘme un dĂ©but dâintrospection:
â Vous pouvez pas me donner quelque chose pour que jâarrĂȘte de crier de mĂȘme!?
â Peut-ĂȘtre que vous pourriez simplement parler moins fort?
â Si je pouvais, je le ferais, mais ça parle fort tout seul!
Il reçoit son congĂ© le lendemain matin, aussi peu reposĂ© que ses voisins. Apparemment, la mort nâĂ©tait pas au rendez-vous.
Ni le silence.
GLOUGLOU
Dans la cinquantaine, cette patiente avec une jolie mĂšche verte mâexpliq...