CHAPITRE 1
LE RIRE D’UN
HOMME BON
Je ne croy pas qu’il y aye de nation sous le soleil
plus mocqueuse et plus gausseuse que la nation des Montagnais.
Paul LE JEUNE, Relations des jésuites, 1634
LE CANOT DE MICHEL se dirigeait vers une pointe rocheuse au fond d’un grand lac sauvage au nord de Mingan ; l’après-midi d’été était magnifique. Nous longions les rives depuis plus de deux heures, j’étais heureux à l’idée de bientôt débarquer, de me délier les jambes, de me lever tout simplement. Assis sur mes talons à l’avant du canot, à l’indienne comme on dit, cela faisait un bon moment que je ne les sentais plus, mes jambes, la circulation sanguine étant réduite au minimum ; j’avais passé le stade du picotement, j’en étais à l’engourdissement, mais il n’était pas question de me plaindre ou de changer de position. La beauté du pays me rentrait dans la tête, je rêvassais et voyageais dans le temps, nous glissions sur l’eau calme comme une nef sur la surface d’un indéfinissable vide, les épinettes défilaient, les unes après les autres, les unes pareilles aux autres, comme le graphique d’une bande sonore, des pointes et des pointes, des basses et des hautes, un fond vert sombre, presque noir, le décor du temps avant la temporalité.
J’entendais Michel me parler en innu, comme si j’étais moi-même un Innu. Je percevais à peine le son de la rame qu’il plongeait à cadence régulière dans l’eau et j’admirais naïvement ce geste, cette dextérité, cette assurance : ramer, tout simplement ramer. Chacun de ses coups de rame était le mouvement d’un danseur extraordinaire, alliant la force à l’élégance, l’économie à l’efficacité, la répétition à la facilité. Cela coulait, c’est le cas de le dire. Michel faisait corps avec l’embarcation, on voyait son contentement de la gouverner, de la faire avancer, de faire tout ce qu’il voulait avec elle. Il m’apparaissait comme un seigneur survolant ses terres, ses eaux, son domaine. Bel homme, il avait le teint cuivré de ceux qui ont vécu dehors, au vent, à la lumière, au froid cinglant ou sous les grosses chaleurs. Son visage exprimait une profonde douceur. Il avait une tête de nomade, il était souverain dans son canot comme un Sioux sur son cheval.
J’avais aimé cet homme dès que je l’avais aperçu. Ç’avait été un grand honneur pour moi d’apprendre qu’il m’avait accepté dans sa maison, le temps de mes longs séjours à Mingan. Jeune anthropologue, je ne savais rien ; j’étais curieux, passionné, je voulais tout voir, tout vivre. Résider dans la maison de Michel Mollen représentait pour moi une grosse affaire. Michel Mollen. Le nomade du grand territoire, celui qui avait fait de si bonnes chasses, celui qui avait aussi connu la famine hivernale, celui qui avait traversé le Labrador, et tout le Nitassinan du Nord ! Les gens du village l’admiraient, les plus jeunes s’en faisaient un modèle. Mon ami Georges Mestokosho, un Innu de mon âge avec qui je passais le plus clair de mon temps, trouvait que j’avais de la chance : « Tu vas rester dans la demeure d’un vrai. Michel est un grand chasseur. Il est bon dans tout ce qu’il fait. Il ne parle pas beaucoup, en tout cas pas en français, mais il va beaucoup t’apprendre. Tu n’as qu’à l’observer. »
Georges avait entièrement raison, j’allais développer avec Michel Mollen une amitié un peu surréaliste, bien que profonde. Pendant les quelques années où je l’ai vu régulièrement et longuement, Michel ne m’a jamais dit un mot en français. Lorsqu’il me voyait revenir au village après un séjour à Montréal, ses yeux s’illuminaient ; il affichait un sourire très touchant, il me disait des choses en innu et il ne s’attendait pas à ce que je lui réponde. Il m’arrivait de le comprendre, mais j’étais trop timide pour pouvoir converser avec lui dans sa langue. N’empêche, il entendait bien combien je l’aimais et je le respectais.
Le canot fila entre deux crans rocheux et Michel aborda sur une petite plage de sable fin. Ses cheveux noirs au vent et la cigarette au bec, il me fit signe de descendre et de tirer le canot sur la rive. Enfin, j’allais me dégourdir. Je voulus me relever, sauf que je ne sentais plus du tout mes jambes. Paralysé, je… tombai en pleine face sur le sable. Dans le silence absolu des épinettes, un grand, un très grand rire fusa. Même si dans ma chute, j’avais projeté le canot sur le côté, passant près d’envoyer Michel à l’eau, celui-ci ne faisait aucun cas de l’embarcation ni d’être mouillé. Il riait, il riait tellement, comme quelqu’un qui se retient depuis longtemps, comme s’il attendait depuis des lunes ce moment libérateur. Son corps faisait des soubresauts, je voyais ses dents blanches, ses pommettes plissées, ses yeux mouillés, il éclatait de plaisir. Ce ne fut ni la première ni la dernière fois que ma gaucherie allait provoquer l’hilarité parmi mes compagnons innus.
« Voilà l’Innu par excellence », me dis-je, celui qui donnerait tout pour rire un bon coup, l’Innu moqueur, le joueur de tours. Michel devinait sûrement depuis deux heures que je souffrais dans le canot, il attendait juste le moment où j’allais m’étaler de tout mon long pour lâcher son fou. Son rire était bienveillant, c’était le rire d’un homme bon. Il savait qu’il pouvait se laisser aller avec moi, il avait confiance en ma candeur. Je suis certain que si nous avions discuté de philosophie, nous aurions convenu qu’il me gratifiait de son rire, qu’il me reconnaissait en quelque sorte, qu’il m’incluait dans son cercle.
Michel a monté la tente en une demi-heure, sans trop que je m’en aperçoive. Avant même que j’aie pu retrouver l’usage de mes jambes à force de les masser, les perches d’épinette étaient plantées et la toile posée. À l’intérieur, il avait aussi installé le petit poêle de tôle, le chauffage bienfaisant des Innus ; le voilà qui s’affairait à faire du thé. Les choses se mettaient en place et le camp prenait forme sans à-coups, sans surprise, sans hésitation. Michel enchaînait les gestes avec une grande maîtrise, exécutant une sorte de chorégraphie ancienne, comme si nous y étions, dans les temps anciens.
Mais il y avait les mouches, une armée phénoménale de mouches noires, des nuées et des nuées terrifiantes de petits vampires en appétit, leur masse brouillait la pureté de l’air. J’étais piqué à en devenir malade. J’étais piqué, alors que Michel ne l’était presque pas. Les mouches lui couvraient les mains, elles marchaient sur sa peau, dans son visage, dans son cou, on aurait dit qu’elles hésitaient à le mordre. Lui, en tout cas, s’en souciait peu, faisant de rares gestes pour les chasser. En début de soirée, nous sommes repartis pêcher sur le lac. À peine un quart d’heure plus tard, nous avions pris une vingtaine de belles truites. En d’autres circonstances, j’aurais savouré ce moment béni, mais les mouches noires me gâtaient la vie. Nous sommes revenus à la rive plus tôt que prévu, Michel voyait bien que j’allais devenir fou.
Il a préparé les truites, il a refait du thé, il a allumé un feu de boucane pour chasser les mouches. En plus de cette fumée de branches vertes, nous fumions tous les deux cigarette sur cigarette afin de toujours avoir au visage un halo de protection. Je m’étais enveloppé dans une couverture, comme un grand malade, inutile à l’ouvrage. Michel effectuait toutes les tâches avec un égal sourire, moi, je l’observais et je réfléchissais. Tandis que s’allumaient les étoiles une à une, voilà que Michel se mit à me conter une histoire, comme si j’étais son compagnon, son fils peut-être. Il parlait doucement, je pouvais saisir des mots, des expressions, je savais qu’il parlait des animaux. Il était en confiance, l’ordre du monde était respecté. J’avais beau me demander si j’allais survivre à la nuit, je trouvais l’instant profondément riche. J’avais devant moi tout ce que je pouvais espérer, c’est-à-dire l’essentiel. L’eau, nipi, le thé, nipishapui, le canot renversé sur la plage, ce fameux ush, l’embarcation magique qui nous conduisait partout, de rivières en lacs, de criques en portages, légère et rassurante. Il y avait aussi la truite, matameku, qui cuisait sur le feu et le bois mort d’anciennes épinettes noires qu’on entendait crépiter, sheshekatikutaku. Surtout, j’entendais la voix immémorielle du grand Michel Mollen ; nuitsheuakan, mon ami.
J’étais là, en 1970, à Mingan – une vingtaine d’années avant que la réserve adopte officiellement le nom originel du lieu, Ekuanitshit. Tout juste en face, sur l’île du Havre, une équipe d’archéologues venait de découvrir, quelque trois ans plus tôt, les fondations d’un bâtiment en bois datant de l’époque de Louis Jolliet, c’est-à-dire de la fin du XVIIe siècle. On connaît Louis Jolliet comme découvreur du Mississippi, mais qu’il réalisa ensuite, à la demande de Frontenac, une mission politique à la baie d’Hudson, qu’il devint commerçant de fourrures, puis exploitant de pêcheries, qu’il explora et cartographia les côtes du Labrador, voilà des faits moins répandus. En 1679, en copropriété avec son beau-père, il reçut des autorités de la Nouvelle-France la seigneurie des îles et îlets de Mingan, où il établit sa base pour la chasse au loup-marin et la pêche à la morue. C’est un des bâtiments de ce poste de traite, détruit à deux reprises par les Anglais de l’amiral Phipps, que les archéologues tirèrent de l’oubli en 1967.
Mingan. Tout semble si tranquille sur cette plage. Et pourtant le lieu est imprégné de l’esprit des Anciens, il vibre d’histoire. Mais de quelle histoire parle-t-on ? De celle de l’Amérique, censée avoir débuté en 1492 avec Christophe Colomb ? Nous savons que les Amérindiens existaient bien avant la venue des Européens, qu’ils étaient même des dizaines de millions sur le continent, du cap Horn jusqu’en Alaska, mais qu’en est-il des Innus ? À quand remonte leur présence dans l’arrière-pays du Québec ? Combien furent-ils de générations à peaufiner leur savoir et leur dextérité, à marcher, canoter, trapper dans les bois, à assurer la continuité des grandes familles ?
L’archéologie est une bonne amie. Comme toutes les sciences de la mémoire, elle nous accompagne au fond des choses ; elle établit des liens, des séquences, des transformations, elle dessine les contours des ères et des époques et des existences passées. Sans l’archéologie, ce passé basculerait dans la « préhistoire », manière coloniale de dire qu’il serait sans histoire. Car, pour les gens sérieux, l’Histoire commence avec l’écriture. Faux, dit l’archéologie, les objets parlent, les bribes et les morceaux témoignent : le territoire en son entier est un livre ouvert. Des Laurentides au Labrador, et partout dans la vallée du Saint-Laurent, on retrouve les traces d’une très ancienne activité humaine. Pour la seule Côte-Nord, près de mille cinq cents sites archéologiques sont connus, dont la majorité témoignent d’une occupation amérindienne. Cependant, ces fouilles ont été largement concentrées sur le littoral, aussi nous avons peu de connaissance en ce qui a trait à l’intérieur des terres ; cet immense espace conserve à ce jour ses mystères. À mesure que s’ouvrent de nouveaux chantiers, des hypothèses se vérifient, des réalités s’échafaudent, et revivent.
Nous croyons tout au moins que les êtres humains foulèrent le territoire du Nitassinan – « notre terre », en innu contemporain – il y a environ huit mille ans. Dans cette partie du continent nord-américain, les dernières grandes calottes glaciaires qui avaient entièrement recouvert le Bouclier canadien durant presque cent mille ans se retiraient alors vers le nord. Peu à peu, la végétation se répandait sur le littoral nord du Saint-Laurent : apparurent de petites épinettes noires, du bouleau nain, du saule et ce grand tapis de mousse, ce lichen nourrissant qui attira vraisemblablement les premiers caribous. À leur poursuite, des chasseurs et leurs familles occupèrent au fur et à mesure les terres libérées des glaces. Malgré la dureté du climat, à force de courage et d’ingéniosité, ils y trouvèrent leur compte. Ils multiplièrent les grands voyagements, toujours aux pieds des glaciers, remontant vers le nord à la recherche de territoires riches en gibier. Ils accumulèrent les traditions et les savoirs, laissant de précieux indices de leur culture, notamment des pointes de flèches reconnaissables et nettement identifiées à leur mode de vie. Ils côtoyèrent probablement les derniers castors géants du Pléistocène, aussi gros que des ours noirs et, qui sait, peut-être le mammouth laineux ? Car c’était bel et bien le crépuscule de l’âge glaciaire. La tradition orale des Innus contemporains conserve la mémoire du grand Katshituasku, un animal de légende que personne n’a jamais vu. Ce mastodonte aux pattes raides est décrit comme une sorte d’ours gigantesque marchant à la façon d’un éléphant ; ce pourrait bien être lui, le mammouth laineux, disparu au Nitassinan durant la période de déglaciation.
Généralement, les archéologues soutiennent que c’est autour de six mille à cinq mille ans avant aujourd’hui (AA), selon les régions, que l’environnement de la Côte-Nord – niveau de la mer, climat, couvert forestier – s’est constitué tel que nous le connaissons à présent. La faune, déjà, y était bien vivante. Les caribous abondaient ; le grand orignal solitaire rôdait ; les ours noirs se regroupaient nombreux pour attraper les saumons dans les chutes tumultueuses des rivières ; les perdrix blanches se comptaient par dizaines de milliers, en un seul endroit, en un seul moment ; les mammifères du nord, dont les fourrures étaient si belles, le renard, le lynx, le loup, la belette, le vison, la martre, le lièvre, le castor, et peut-être même le carcajou, se trouvaient de vastes espaces pour bien vivre, se reproduire et faire tourner le cycle de la vie. Les gibiers d’eau, oies et canard...