C H A P I T R E 1
Le mépris du social
APRĂS LA PĂRIODE des annĂ©es 1960 et 1970, durant laquelle ce qui sâest fait dâimportant en philosophie en France lâa Ă©tĂ© dans un constant dĂ©bat de la philosophie avec les sciences sociales, nous avons vĂ©cu ensuite, Ă partir de la fin des annĂ©es 1970 et surtout durant les annĂ©es 1980, une pĂ©riode durant laquelle beaucoup de philosophes français ont pensĂ© devoir restaurer la «pureté» de leur discipline et ont Ă©tĂ© tentĂ©s de le faire essentiellement contre les sciences sociales.
Un exemple suffira, parmi tant dâautres possibles, celui de Michel Henry et de ce quâil Ă©crivait dans lâintroduction de sa PhĂ©nomĂ©nologie matĂ©rielle, dont la premiĂšre publication date de 1990:
Avec lâeffondrement des modes parisiennes des derniĂšres dĂ©cennies et notamment du structuralisme qui en prĂ©sente la forme la plus extensive parce que la plus superficielle, avec la remise Ă leur place des sciences sociales qui entendaient se substituer Ă la philosophie mais qui nâoffrent jamais de lâhomme quâune vue extĂ©rieure, la phĂ©nomĂ©nologie apparaĂźt de plus en plus comme le principal mouvement de pensĂ©e de notre temps.
Et, comme la suite du texte nous explique que la phĂ©nomĂ©nologie aura Ă©tĂ© pour le XXe siĂšcle ce que lâidĂ©alisme allemand avait Ă©tĂ© pour XIXe, le cartĂ©sianisme pour le XVIIe, Thomas dâAquin pour la scolastique et Platon et Aristote pour lâAntiquitĂ©, on comprend que par «phĂ©nomĂ©nologie», Michel Henry entendait la philosophie elle-mĂȘme, dont il cĂ©lĂšbre le retour en 1990 contre les sciences sociales, et contre les diffĂ©rentes philosophies qui se sont compromises avec les sciences sociales dans les dĂ©cennies prĂ©cĂ©dentes. Or, comme par hasard, ce mĂȘme livre qui commence par un discrĂ©dit jetĂ© sur les sciences sociales et, Ă travers elles, sur leur objet, le social â comme par hasard, donc, ce livre sâachĂšve sur un texte consacrĂ© Ă lâidĂ©e de communautĂ© et intitulĂ© «Pour une phĂ©nomĂ©nologie de la communauté». Mais ce nâest Ă©videmment pas un hasard et nous verrons quâil y a lĂ quelque chose comme une constante du discours philosophique, Ă savoir que chaque fois quâun philosophe dĂ©nigre le social et les sciences sociales, câest pour faire lâapologie du commun et de la communautĂ©. Dans toute pensĂ©e de type binaire, on peut constater que les vertus tombent toujours du cĂŽtĂ© de la communautĂ© ou du commun, et les vices toujours du cĂŽtĂ© du social ou de la sociĂ©tĂ©: dans le cadre de lâopposition du naturel et de lâartificiel, on dira que le commun est naturel tandis que le social est artificiel; mais si câest cette fois dans les termes de lâopposition entre le volontaire et le contraint que lâon pense, alors on dira (mĂȘme si cela contredit la prĂ©cĂ©dente thĂšse, mais ce nâest pas si grave...) que lâadhĂ©sion Ă la communautĂ© est libre et volontaire, tandis que le social est toujours de lâordre du contraignant et du nĂ©cessaire. De mĂȘme avec une autre opposition, celle de lâintĂ©rieur et de lâextĂ©rieur: la communautĂ© sera Ă©videmment interne, alors que le social est extĂ©rieur, ce qui rejoint la dimension de la contrainte et de la nĂ©cessitĂ©. Et que dire de lâopposition du spirituel et du matĂ©riel? Le social sera forcĂ©ment matĂ©riel quand la communautĂ© ne peut Ă©videmment ĂȘtre que spirituelle. Et lâon pourrait continuer longtemps comme cela: la communautĂ© est organique quand le social est mĂ©canique, le commun est vivant et subjectif tandis que le social est mort et chosifiant, etc.
On peut penser que toutes les pensĂ©es modernes du social, au-delĂ de tout ce qui peut les opposer entre elles, ont en commun de sâĂȘtre toutes efforcĂ©es, dĂšs Weber et Durkheim, de sâextraire de ces dualismes simplistes et dâen contester la pertinence â avec, il faut bien le constater, assez peu de succĂšs auprĂšs des philosophes, toujours prompts Ă cĂ©der de nouveau Ă leurs vieux rĂ©flexes de mĂ©pris du social et de valorisation du commun.
Jây reviendrai, mais je constate que cette entreprise de dĂ©faire les liens qui avaient Ă©tĂ© nouĂ©s dans la pĂ©riode antĂ©rieure entre la philosophie et les sciences sociales nous a donnĂ© Ă partir des annĂ©es 1980 la restauration de la philosophie politique sous une forme qui, Ă bien des Ă©gards, a Ă©tĂ© en dĂ©finitive celle dâune philosophie de la restauration politique. Je reviendrai briĂšvement sur cet Ă©pisode historique pour le moins malheureux. Mais je voudrais aussi attirer lâattention sur le fait que ce mĂ©pris philosophique du social et des sciences sociales va parfois se loger lĂ oĂč on ne lâattend pas forcĂ©ment, je veux dire chez des auteurs dont on pourrait penser quâils sont relativement immunisĂ©s Ă son Ă©gard. Câest le cas notamment des philosophes qui sont, depuis quelques annĂ©es, les acteurs dâun dĂ©bat autour de lâidĂ©e du communisme: le retour rĂ©cent de ou Ă lâidĂ©e du communisme chez les philosophes, en ce quâil sâaccompagne du discrĂ©dit jetĂ© sur lâidĂ©e concurrente de socialisme, me paraĂźt ĂȘtre la derniĂšre en date des formes prises par le mĂ©pris philosophique du social et lâamour philosophique du commun. Ă lâhorizon de ces rĂ©flexions, il y a la question de savoir pourquoi, lorsque la philosophie se recentre sur elle-mĂȘme (notamment en se rĂ©affirmant comme philosophie politique), elle est tentĂ©e de le faire dans un geste de dĂ©ni du social et de dĂ©nigrement des sciences sociales.
RETOUR DE LA POLITIQUE ET RETRAIT DU SOCIAL
Pour mieux comprendre les raisons de ce geste, opĂ©rons un bref retour sur ce qui sâest passĂ© dans la philosophie française durant les annĂ©es 1980 et jusquâĂ la moitiĂ© des annĂ©es 1990. Câest lâĂ©poque oĂč lâon a assistĂ© au retour de et Ă la philosophie politique: il faut se rappeler lâemprise quâa eu et le rĂŽle politique et idĂ©ologique majeur quâa jouĂ© Ă cette Ă©poque la restauration de la philosophie politique, notamment par lâintermĂ©diaire dâun certain nombre de revues particuliĂšrement puissantes et influentes, qui ont durablement donnĂ© le ton du dĂ©bat non pas seulement philosophique, mais aussi politique. Je pense en particulier au DĂ©bat, Ă Philosophie politique ou Ă La pensĂ©e politique, dont je ne rĂ©siste pas Ă citer un passage que jâextrais de lâavant-propos du premier numĂ©ro sorti en 1993, soit au sommet de la vague du retour Ă la philosophie politique: «Le titre de cette revue dit la conviction de ses initiateurs: la politique est pensable, elle est objet de connaissance. Cela signifie dâabord que [...] la rĂ©flexion politique nâest pas essentiellement partisane.» Tout est dit, dans les termes dâun positivisme bien Ă©trange puisquâil est pro-philosophie et anti-sciences sociales: la politique est objet de science, donc la philosophie politique est impartiale! Et comme le thĂšme de cette premiĂšre livraison Ă©tait «la dĂ©mocratie», on est incitĂ© Ă penser que la dĂ©mocratie (dans sa forme instituĂ©e) nâest plus lâobjet dâune prise de parti ni dâun engagement politique: dĂ©sormais sans rival (nous sommes en 1993, aprĂšs la chute du Mur et lâeffondrement de lâURSS), «la dĂ©mocratie» nâest plus quâobjet de science. VoilĂ comment la philosophie politique fut mise pour un bail au rĂ©gime sec de la «science-politisation», selon lâheureuse formule de Pierre Bourdieu.
Relativement Ă ce retour Ă la philosophie politique dans les annĂ©es 1980, mon diagnostic se formule en des termes trĂšs proches de ceux utilisĂ©s par Miguel Abensour dans lâavant-propos quâil a donnĂ© Ă un recueil de ses textes des annĂ©es 1970 Ă aujourdâhui. Sous le nom de «renouveau de la philosophie politique», on nâa eu droit, constate-t-il, «quâĂ une pensĂ©e frileuse de la modĂ©ration, pire: de la normalisation; la restauration de la philosophie politique a donnĂ© naissance Ă une philosophie de la restauration, ou de la conservation de ce qui est». Et il sâest en effet agi dâune normalisation, câest-Ă -dire de la pure et simple imposition dâune identification de ce qui est avec ce qui doit ĂȘtre: ce qui doit ĂȘtre, câest prĂ©cisĂ©ment ce qui est. Aussi, note encore Miguel Abensour, «lâunivers politique existant paraĂźt-il dĂ©sormais aller de soi»; «grĂące Ă une sacralisation acritique de la dĂ©mocratie telle quâelle est», grĂące Ă une identification de la dĂ©mocratie au rĂ©gime reprĂ©sentatif et Ă lâĂtat de droit, câest le potentiel Ă©mancipateur et critique de lâidĂ©e mĂȘme de dĂ©mocratie qui Ă©tait occultĂ©, et notamment lâidĂ©e que la dĂ©mocratie puisse ĂȘtre non pas une forme pour lâĂtat, mais au contraire â comme chez Marx en 1843 â le titre pour une exigence et une aspiration Ă©mancipatrices qui se forment dans la sociĂ©tĂ© et qui peuvent sâorienter contre lâĂtat.
On trouve le mĂȘme diagnostic chez Jacques RanciĂšre. Ce dernier note ainsi que «la restauration conservatrice sâest faite au nom du âretour de la politiqueâ ou du âretour de la philosophie politiqueâ contre les âutopiesâ du mouvement social». Et il ajoute que, «au nom de penseurs comme Leo Strauss ou Hannah Arendt, on a appelĂ© Ă restaurer la politique dans sa puretĂ© de manifestation de la libertĂ©, opposĂ©e Ă la nĂ©cessitĂ© Ă©conomique et sociale dont avait arguĂ© le marxisme». Jacques RanciĂšre remarque que tout cela nâa finalement servi quâĂ imposer une autre nĂ©cessitĂ© Ă©conomique, Ă savoir celle de la globalisation nĂ©olibĂ©rale, et Ă dĂ©samorcer les possibilitĂ©s de rĂ©sistance, lâĂ©mergence dâalternatives Ă cette nĂ©cessitĂ© Ă©conomique, câest-Ă -dire Ă empĂȘcher toute «politique», au sens oĂč Jacques RanciĂšre lâentend. Bref, le retour Ă la philosophie politique a jouĂ© un rĂŽle fondamental au sein de ce que Jacques RanciĂšre appelle Ă juste titre «lâintense contre-rĂ©volution intellectuelle» dont les annĂ©es 1980 et 1990 ont Ă©tĂ© le thĂ©Ăątre, et qui a consistĂ© Ă restaurer «la vieille sagesse rĂ©actionnaire assurant que toute tentative de justice sociale ne peut conduire quâĂ la terreur totalitaire».
Je mâaccorde avec Miguel Abensour et Jacques RanciĂšre pour ce qui regarde le diagnostic portĂ© sur la nature et sur les effets du retour de et Ă la philosophie politique des annĂ©es 1980 et 1990. En revanche, je pense nĂ©cessaire de devoir prendre des distances en ce qui concerne les consĂ©quences quâil faut tirer de ce diagnostic commun. Jacques RanciĂšre et Miguel Abensour concluent lâun comme lâautre Ă lâexigence de maintenir un certain type de philosophie politique, mais je constate que, chez lâun comme chez lâautre, cette exigence fait fond sur un dĂ©ni du social dont il est nĂ©cessaire de prĂ©ciser la nature et les raisons.
LâINSTITUTION POLITIQUE DU SOCIAL SELON MIGUEL ABENSOUR
Du cĂŽtĂ© de Miguel Abensour, on trouve la tentative dâarticuler lâune Ă lâautre la philosophie politique et une thĂ©orie critique de la sociĂ©tĂ© directement issue de lâĂcole de Francfort. Ăvidemment, la philosophie politique en question nâest pas celle dont les annĂ©es 1980 avaient cĂ©lĂ©brĂ© le retour, et dont on vient de voir ce que Miguel Abensour en pense. Non, la philosophie politique dont il se rĂ©clame, câest celle qui est ordonnĂ©e Ă la plus ancienne des questions, Ă savoir celle de la rĂ©alisation de la libertĂ© humaine, câest-Ă -dire la question de lâĂ©mancipation humaine. Or cette question, le fameux retour de la philosophie politique a prĂ©cisĂ©ment eu sinon pour projet du moins pour rĂ©sultat de lâocculter, et cela au bĂ©nĂ©fice dâune conception du «domaine politique» comme dâun «univers lisse dâoĂč aurait disparu toute forme de domination». Miguel Abensour entend rouvrir la perspective dâune «critique de la domination» dont il emprunte les termes Ă lâĂcole de Francfort. Mais Miguel Abensour sait bien en mĂȘme temps non seulement quâune telle critique de la domination nâest pas en elle-mĂȘme une philosophie politique, mais quâen outre, elle sâaccompagne au contraire le plus souvent, chez les philosophes de Francfort, dâune critique de la politique, dans la mesure oĂč la politique est elle-mĂȘme comprise comme jouant un rĂŽle central au sein des dispositifs de domination. Aussi Abensour ne cache-t-il pas les difficultĂ©s quâil y a à «remonter dâune critique de la domination Ă une pensĂ©e de la politique, puisque la diffĂ©rence de la politique est non pensĂ©e». Et si cette «diffĂ©rence de la politique» nâest pas pensĂ©e par une thĂ©orie critique, câest, explique Abensour, parce que «le paradigme de la critique de la domination est entravĂ© par lâidentification de dĂ©part entre politique et domination». Raison pour laquelle Miguel Abensour rĂ©clame quâil y ait, «au prĂ©alable, reconnaissance de la spĂ©cificitĂ© et de lâhĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des choses politiques». Mais que sont ces «choses politiques», et relativement Ă quoi sont-elles dites «hĂ©tĂ©rogĂšnes»? Ces «choses politiques» sont celles qui sont signifiĂ©es par lâouverture dâun horizon utopico-idĂ©al dâĂ©mancipation et de libĂ©ration humaine, et par la perspective de lâinstitution dâune communautĂ© politique libre. Et ce sur quoi, selon Miguel Abensour, on ne peut rabattre cet horizon sans le refermer aussitĂŽt, ce Ă quoi on ne peut assimiler les «choses politiques» sans les manquer, voire les nier comme telles, câest prĂ©cisĂ©ment le social. Mais si la critique de la domination a, comme dit Miguel Abensour, du mal à «remonter Ă une pensĂ©e de la politique», câest bien parce que la critique de la domination nâa jamais prĂ©tendu ĂȘtre une pensĂ©e de la politique sĂ©parĂ©e du social, câest parce que la critique de la domination est dâabord la critique dâune sociĂ©tĂ© en tant quâelle engendre en son sein des formes multiples de domination, bref, câest parce que le paradigme dâune critique de la domination relĂšve dâune philosophie sociale, et prĂ©cisĂ©ment pas dâune philosophie strictement et abstraitement politique.
Il vaut la peine de se demander pourquoi Miguel Abensour veut ainsi Ă tout prix maintenir cette thĂšse dâune hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© du politique par rapport au social â une thĂšse quâil a Ă©videmment le plus grand mal Ă articuler avec sa volontĂ©, tout aussi ferme, de maintenir une rĂ©fĂ©rence aux thĂ©oriciens de lâĂcole de Francfort pour lesquels, comme Abensour le rappelle lui-mĂȘme, «lâĂ©mancipation consistait non Ă instituer une communautĂ© politique libre, mais Ă se libĂ©rer de la politique, câest-Ă -dire Ă transcender une organisation de la sociĂ©tĂ© reposant sur la domination». Il ne peut pas dire plus clairement quâune thĂ©orie critique de la sociĂ©tĂ© rĂ©cuse toute idĂ©e dâune autonomie de la politique par rapport au social, ce qui ne veut pas dire quâelle nie la politique, mais quâelle pose que la politique est toujours portĂ©e par des agents sociaux, incarnĂ©e par des pratiques sociales telles que le travail, la production, lâĂ©change marchand, et que, selon les agents et les rapports sociaux qui la portent, elle sera une politique de la domination ou bien une politique de lâĂ©mancipation. Or câest cette immanence de la politique Ă une rĂ©alitĂ© sociale clivĂ©e entre dominants et dominĂ©s que refuse Miguel Abensour. Contre cela, il affirme, plus quâil ne le dĂ©montre, que «le politique doit ĂȘtre pensĂ© comme non dĂ©rivĂ©, mieux, comme indĂ©rivable par rapport Ă quelque instance que ce soit, lâĂ©conomique, le social, le militaire, le religieux». Et si le politique est indĂ©rivable du social, câest, nous dit Miguel Abensour suivant en cela Claude Lefort, parce que «le politique institue le social».
Voyons donc ce quâAbensour entend par cette affirmation selon laquelle «la politique institue le social». Il prĂ©cise lui-mĂȘme la chose de la façon suivante: «entendons que le politique et le social forment un couple indissoluble, dans la mesure oĂč le politique, en tant que âschĂ©ma directeurâ dâun mode de la coexistence humaine est rĂ©ponse, pr...