PREMIĂRE PARTIE
La fabrique du sujet
CHAPITRE 1
Guyotat textualiste, les années Tel Quel: la littérature comme contre-idéologie
PIERRE GUYOTAT PUBLIE son premier livre au milieu des annĂ©es 1960 alors quâil a Ă peine 21 ans. Sur un cheval (1961) et Ashby (1964) sont les premiĂšres tentatives dâun jeune auteur qui porte en germe une insoumission qui ne se dĂ©mentira pas au fil des annĂ©es. Dans Ashby, roman libertin qui doit beaucoup Ă Sade, il est dĂ©jĂ mention dâĂ©vĂ©nements ou de figures qui deviendront rĂ©currentes dans lâensemble de lâĆuvre: le colonialisme français en Indochine, les personnages vivant dans la «crainte de Dieu», les «peuples martyrs» du Moyen-Orient ou encore les «grands dĂ©sirs de sainteté», comme ceux auxquels est en proie le personnage dâAngus. Sur un cheval adopte pour sa part les traits dâun rĂ©cit dâapprentissage amoureux et social polyphonique, ponctuĂ© de rĂ©fĂ©rences Ă la prostitution et Ă la rĂ©pression. Il permet de saisir jusquâĂ quel point les figures de soumission et la force dâĂ©vocation des Ă©vĂ©nements historiques trouvent leur ancrage dĂšs les toutes premiĂšres tentatives dâĂ©criture.
Tombeau pour cinq cent mille soldats, paru en 1967, aborde la question politique de façon plus frontale. Ces «sept chants», inspirĂ©s par la guerre dâAlgĂ©rie, sont nettement plus ambitieux, sur le plan formel, que les deux prĂ©cĂ©dents ouvrages. MalgrĂ© les longs paragraphes peu ponctuĂ©s, la langue reste relativement classique, empreinte dâun lyrisme mis au service dâune forme Ă©pique. Le roman se situe dans la ville dâEcbatane, oĂč une guerre sĂ©vit: des esclaves sâĂ©chappent, les pouvoirs militaires et religieux exercent une domination Ă©conomique et sexuelle, des viols sont perpĂ©trĂ©s â lâĂ©tat de servitude est sans limites. Par exemple, le personnage dâIĂ©rissos, se promenant dans le «faubourg des esclaves», entend lâappel Ă la rĂ©sistance dâun officier: «Ce combat menĂ© contre un ennemi capable dâasservir vos maĂźtres, gagnez-le avec moi. Ainsi, vous dĂ©livrerez vos enfants dâune plus profonde servitude, et vos maĂźtres libĂ©rĂ©s par vous, je les forcerai alors Ă vous affranchir tous.» Le livre est traversĂ© par des scĂšnes de domination et de libĂ©ration, oĂč les parts de chacun sont sans arrĂȘt redistribuĂ©es. Si la guerre est le moment de domination par excellence, elle est aussi la possibilitĂ© dâune remise en jeu des servitudes, des libĂ©rations provisoires:
Ecbatane maĂźtrise, Ă©touffe les rĂ©voltes de ses colonies. Le capitaine est rejetĂ© hors de lâĂtat. Autrefois tactique, la force armĂ©e devient policiĂšre. LâĂtat est aux mains de rĂ©sistants qui, dans la libĂ©ration dâEcbatane, ne voyaient que le rejet et le meurtre de lâoccupant extĂ©rieur; ceux qui espĂ©raient une libĂ©ration de lâoccupant intĂ©rieur, déçus, dĂ©sarmĂ©s, suspects de leurs familles, se retirent dans lâaction Ă©ducatrice et sportive. Peu Ă peu, les moins purs dâentre eux acceptent de retourner dans lâĂtat; les voici aussitĂŽt compromis dans les rĂ©pressions coloniales ou dans les alliances dâurgence.
Ici, les rebelles ne sont pas systĂ©matiquement du «bon cĂŽté», la barbarie Ă©tant Ă©quitablement rĂ©partie entre les camps. Lâ«alternance entre asservissement et dĂ©livrance» se manifeste dans lâamer constat quâaux libĂ©rations succĂšdent toujours de nouvelles dominations. Notons que, mĂȘme si Tombeau nâest pas proprement dit un livre sur lâAlgĂ©rie, Guyotat y Ă©tablit tout de mĂȘme une Ă©quivalence entre domination gĂ©nĂ©rale et pouvoir colonial. Il est par ailleurs difficile de ne pas faire de parallĂšle avec la biographie de lâauteur: lâexpĂ©rience de la captivitĂ© est encore rĂ©cente au moment de la rĂ©daction de Tombeau. Il reviendra de façon plus directe sur cette pĂ©riode dans le trĂšs beau «IndĂ©pendance», publiĂ© en 2011 dans la Nouvelle Revue française, avec une forme et un ton tout Ă fait semblables Ă ceux de la trilogie autobiographique.
Alors que la mention «sept chants» dĂ©finit le genre de Tombeau, câest le mot «roman» qui revĂȘt la premiĂšre Ă©dition dâĂden, Ăden, Ăden, mention qui disparaĂźtra Ă sa rĂ©Ă©dition en 1985. Une inscription touarĂšgue en caractĂšres tifinagh est placĂ©e en exergue; elle est indĂ©chiffrable pour le lecteur non informĂ© et Guyotat en donne la signification dans un entretien avec ThĂ©rĂšse RĂ©veillĂ© dans Tel Quel: «Et maintenant, nous ne sommes plus esclaves.» Bien que le texte intĂšgre des donnĂ©es ethnographiques qui permettent de situer lâaction en Kabylie, le temps de lâaction de ce «roman» Ă©crit dâun bout Ă lâautre Ă lâindicatif prĂ©sent est indĂ©terminable. Par exemple, il est difficile de savoir si lâindĂ©pendance a Ă©tĂ© rĂ©cemment acquise ou si le pouvoir colonial est encore en place. Alors que dans Tombeau, les scĂšnes dâesclavage, de prostitution et de guerre sâentremĂȘlaient, ici, elles sont distinctes, dĂ©crites dans des sĂ©quences successives. Ce sont principalement les rapports monnayĂ©s entre humains qui sont mis en scĂšne dans Ăden: lâouvrier, asservi Ă son patron, touche sa paie et va la dĂ©penser au bordel, enrichissant le maquereau. Le traitement du corps est diffĂ©rent dans Tombeau et dans Ăden. Dans le premier, les corps sont reprĂ©sentĂ©s de façon excessive (seins qui dĂ©bordent, phallus qui dĂ©passent des shorts), confĂ©rant Ă lâensemble du livre un caractĂšre sexuel outrancier; dans le second, ce sont les scĂšnes de viol qui dominent, le sexuel est tout entier rĂ©duit Ă un mĂ©lange de violence et de fonctions vitales (faim, besoins excrĂ©mentiels) ou encore assimilĂ© Ă une forme dâavilissement. La sexualitĂ© humaine est complĂštement rĂ©gie par une domination gĂ©nĂ©ralisĂ©e. Câest «lâhomme tout entier» qui fait lâobjet dâune soumission sexuelle. Ă sa parution, Ăden est accompagnĂ© de trois prĂ©faces prestigieuses Ă©crites par Michel Leiris, Roland Barthes et Philippe Sollers, qui nâempĂȘcheront toutefois pas le livre dâĂȘtre censurĂ©. La censure dâĂden est un Ă©vĂ©nement majeur dans le monde des lettres et permet de mesurer deux choses. Dâabord, elle rend compte de lâimportance de Guyotat dans le champ littĂ©raire de lâĂ©poque. Dâautre part, elle met au jour le moment de cristallisation dâun discours critique Ă forte teneur politique sur son Ćuvre dont on trouve des ramifications jusque dans la critique contemporaine, et que nous poursuivons Ă notre modeste maniĂšre, dans ce livre. Nous reviendrons sur cette censure un peu plus loin.
THĂORIE DâENSEMBLE
Ă la fin de lâannĂ©e 1968, dans la foulĂ©e des Ă©vĂ©nements de mai, Tel Quel fait Ă©galement paraĂźtre un ouvrage qui marquera lâhistoire de la revue. ThĂ©orie dâensemble constitue une sorte de suite Ă ThĂ©orie de la littĂ©rature, publiĂ© trois ans plus tĂŽt par Tzvetan Todorov. ThĂ©orie dâensemble poursuit les rĂ©flexions entamĂ©es dans le premier livre, qui avait comme objectif de situer lâimportance du formalisme russe dans la naissance du structuralisme et marquait «une rupture dans lâapproche du texte littĂ©raire». Le livre apparaĂźt comme un condensĂ© de la doxa textualiste exposĂ©e dans la revue au fil des annĂ©es 1960, permet de voir le lien entre littĂ©rature et politique qui se joue dans la revue et prĂ©sage mĂȘme, Ă certains Ă©gards, sa conversion maoĂŻste, dĂ©jĂ latente avant mĂȘme lâadhĂ©sion des membres de la rĂ©daction au Parti communiste français (PCF). Mais au-delĂ des positions politiques engagĂ©es dans ce texte dont la valeur manifestaire est indĂ©niable, celui-ci nous permet dâidentifier les caractĂ©ristiques principales de lâĂ©criture textuelle. Souvent rĂ©duite Ă ses apparats formalistes, elle est pourtant sous-tendue par une rĂ©flexion sur le pouvoir, le politique, le dĂ©sir, le corps, le sujet et lâhistoire, rĂ©flexion dont on ne peut faire abstraction pour comprendre lâĆuvre ancienne et rĂ©cente de Pierre Guyotat.
Le recueil sâouvre sur des contributions de Michel Foucault, Roland Barthes et Jacques Derrida, suivies de textes signĂ©s par les collaborateurs habituels de la revue. LâomniprĂ©sence de Philippe Sollers tĂ©moigne de son influence sur les orientations de la rĂ©daction. Dans la prĂ©face, le collectif affirme sa volontĂ© dâ«articuler une politique liĂ©e logiquement Ă une dynamique non reprĂ©sentative de lâĂ©criture, câest-Ă -dire [...] la construction des rapports de cette Ă©criture avec le matĂ©rialisme historique et le matĂ©rialisme dialectique». Le mandat que se donne Tel Quel est clair: lâĂ©criture textuelle doit contribuer Ă la rĂ©volution, plus encore, Ă la lutte des classes. Il est tout aussi clair que pour parvenir Ă lâĂ©mancipation des masses, il est nĂ©cessaire de se dĂ©partir des notions bourgeoises de reprĂ©sentation et des codes traditionnels du roman. Sollers y dĂ©clare: «Nous appelons Ă©criture textuelle le lieu de ce travail entre une Ă©criture scripturale et sa thĂ©orie. Deux sĂ©ries de travaux viennent en ce point soutenir notre tentative: ceux de Jacques Derrida qui viennent de bouleverser pour longtemps toute la tradition de la pensĂ©e mĂ©taphysique de lâĂ©criture, et ceux de Julia Kristeva visant Ă fonder thĂ©oriquement la recherche sĂ©miotique.»
Lâappel Ă la «recherche sĂ©miotique» sâajoute Ă la scientificitĂ© affichĂ©e dans le sous-titre de la revue, «Science/LittĂ©rature». En effet, lâĂ©criture textuelle a des ancrages philosophiques caractĂ©risĂ©s par la vaste ambition, inspirĂ©e par lâĆuvre de Jacques Derrida, de renverser la tradition mĂ©taphysique. Cette ambition se manifeste par une analyse scientifique du langage (linguistique, sĂ©miotique), mais aussi par lâapplication dâune grille marxiste dâanalyse de lâhistoire. Si Tel Quel est peu portĂ© sur le militantisme, le groupe fait pourtant la promotion de lâidĂ©e que la littĂ©rature est politique, quâelle agit sur le monde et quâelle a le pouvoir de le transformer. Dâailleurs, le premier texte de ThĂ©orie dâensemble, «Division dâensemble», sâouvre sur deux citations qui placent leurs auteurs dans le petit panthĂ©on telquelien et qui montrent bien les liens entre thĂ©orie politique et praxis littĂ©raire. Dâabord, une citation de StĂ©phane MallarmĂ© tirĂ©e de la «PrĂ©face Ă Vathek»: «Rien dâaisĂ© comme de devancer, par voie dâabstraction, et purement, des verdicts inclus dans lâavenir, lequel nâest que la lenteur Ă concevoir la foule»; puis, une citation de Karl Marx, tirĂ©e dâĂconomie: «Les idĂ©es ne sont pas transformĂ©es dans le langage de telle sorte que leur particularitĂ© sây trouve dissoute ou que leur caractĂšre social figure Ă cĂŽtĂ© dâelles dans le langage, comme les prix Ă cĂŽtĂ© des marchandises. Les idĂ©es nâexistent pas sĂ©parĂ©es du langage.»
Cette juxtaposition des mots de MallarmĂ© et ceux de Marx nâa rien dâĂ©tonnant dans ce contexte. Lâaura dâauteur difficile du premier, le rapport au langage quâil impose Ă la langue commune et la dimension fortement rĂ©flexive de son Ćuvre font de lui un reprĂ©sentant de choix parmi les ancĂȘtres de lâĂ©criture textuelle. Dans le numĂ©ro de Tel Quel de lâĂ©tĂ© 1966, Sollers Ă©crit que dans la constellation de noms qui, depuis une centaine dâannĂ©es, ont libĂ©rĂ© le rapport Ă lâĂ©criture de la tradition rhĂ©torique (qualifiĂ©e de «parole partagĂ©e, juridique, propriĂ©taire»), MallarmĂ© a une place Ă part, son expĂ©rience du langage Ă©tant la plus «explicite». Il donne tout son sens au verbe «écrire» et lui confĂšre une fonction intransitive, mais il nâĂ©claire pas seulement la fonction rĂ©elle du langage. Son Ćuvre incarne Ă©galement un systĂšme Ă©conomique oĂč lâauteur disparaĂźt et abandonne la parole pour lâĂ©criture, affirmant ainsi lâautonomie de lâĂ©criture et sâinscrivant en faux contre une parole de lâ«universel reportage».
Au-delĂ de ce double exergue qui le transforme en compagnon de route de MallarmĂ©, Marx est citĂ© plusieurs fois dans ThĂ©orie dâensemble en tant que reprĂ©sentant dâune «pensĂ©e formelle». Le meilleur exemple de la critique marxiste mise en place se trouve dans le texte intitulĂ© «Marx et lâinscription du travail» de Jean-Joseph Goux. Ici, toujours en exergue, une phrase de Marx («Dans sa forme valeur, la marchandise ne conserve pas la moindre trace de sa valeur dâusage premiĂšre ni du travail utile particulier qui lui a donnĂ© naissance») est accompagnĂ©e dâune citation de Jacques Derrida («Ce logocentrisme, cette Ă©poque de la parole pleine a toujours mis entre parenthĂšses, suspendu, rĂ©primĂ©, pour des raisons essentielles, toute rĂ©flexion libre sur lâorigine et le statut de lâĂ©criture»). Goux provoque ainsi la rencontre entre deux systĂšmes philosophiques: dâune part le renversement de la mĂ©taphysique formulĂ© par Derrida et qui remet en question la primautĂ© de la parole sur lâĂ©criture, et de lâautre, le matĂ©rialisme marxiste, selon lequel la valeur dâĂ©change, au sein des sociĂ©tĂ©s bourgeoises, prend le dessus sur la valeur dâusage. Ce type de recoupement revient dans ThĂ©orie dâensemble avec une sĂ©rie de comparaisons conceptuelles: la notion dâĂ©criture rĂ©volutionnaire est valorisĂ©e au dĂ©triment de la littĂ©rature bourgeoise, le texte est supĂ©rieur Ă lâĆuvre de mĂȘme que le signifiant prime la signification. Lâassociation de MallarmĂ© et de Marx dans «Division dâensemble» nâa donc rien dâĂ©tonnant dans un contexte oĂč les notions dâĂ©conomie politique servent Ă comprendre la place du langage dans lâordre symbolique, mais Goux va plus loin en soumettant le discours sur lâĂ©criture et le langage au vocabulaire de lâĂ©conomie politique:
Lâasservissement du travailleur, par le capital, perpĂ©tuĂ© par lâintermĂ©diaire de la forme argent, est donc identique Ă la servitude de lâĂ©criture opĂ©ratoire abaissĂ©e par lâĂ©lĂ©ment du sens, rĂ©primĂ©e par la subsomption logocentrique. Assujettir lâĂ©criture Ă la sphĂšre de lâĂ©change (du langage) alors que lâefficace et la rĂ©alitĂ© de son action appartiennent Ă la production et Ă lâusage (Ă©criture productive: «poĂ©sie», mathĂ©matiques, sciences) câest occulter, par lâĂ©clat du discours marchand, le travail (ou le jeu) qui permet et entretient ce discours.
Ce que Goux so...