Mémoires d'un révolutionnaire
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Mémoires d'un révolutionnaire

1905-1945

  1. 632 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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Mémoires d'un révolutionnaire

1905-1945

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À propos de ce livre

«Les Mémoires de Serge, plus que le récit minutieux et détaillé de sa vie – qu'il ne fait d'ailleurs pas –, sont l'exposé critique des événements historiques et sociaux auxquels les hommes de ce temps ont dû s'affronter, et dont il convient de tirer des leçons pour que, plus avertie et donc plus assurée, la marche vers un objectif ou un idéal sans doute jamais assuré se poursuive. Il s'agit de rendre compte et, ce faisant, de se rendre compte.»— Jean Rière

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Informations

Éditeur
Lux Éditeur
Année
2017
ISBN
9782895967217

CHAPITRE 1

MONDE SANS ÉVASION POSSIBLE…

(1906-1912)

Dès avant même de sortir de l’enfance, il me semble que j’eus, très net, ce sentiment qui devait me dominer pendant toute la première partie de ma vie: celui de vivre dans un monde sans évasion possible où il ne restait qu’à se battre pour une évasion impossible. J’éprouvais une aversion, mêlée de colère et d’indignation, pour les hommes que je voyais s’y installer confortablement. Comment pouvaient-ils ignorer leur captivité, comment pouvaient-ils ignorer leur iniquité? Cela tenait, je le vois aujourd’hui, à ma formation de fils d’émigrés révolutionnaires jetés dans les grandes villes d’Occident par les premiers ouragans des Russies.
Le 1er mars 1881, neuf ans avant ma naissance, par un jour de neige claire, à Saint-Pétersbourg, une jeune femme blonde au visage volontaire, qui attendait au bord d’un canal le passage d’un traîneau escorté de cosaques, agitait tout à coup un mouchoir. De sourdes petites explosions retentirent, le traîneau se cabra, il y eut, sur la neige, couché contre le parapet du canal, un homme à favoris grisonnants dont les jambes et le bas-ventre avaient été déchiquetés… Le parti de la Volonté du Peuple (Narodnaïa Volia) venait d’abattre le tsar Alexandre II[1]. Mon père, Léon Ivanovitch Kibaltchitch[2], sous-officier dans la cavalerie de la garde impériale, servait à ce moment dans la capitale et il sympathisait avec ce parti clandestin, qui exigeait pour le peuple russe «la terre et la liberté», et ne comptait pas plus d’une soixantaine de membres et de deux à trois cents sympathisants. On arrêta, parmi les auteurs de l’attentat, le chimiste Nikolaï Kibaltchitch[3] lointain parent de mon père (j’ignore à quel degré) et qui fut pendu, avec Jeliabov, Ryssakov, Mikhaïlov et la fille d’un ancien gouverneur de Saint-Pétersbourg, Sophie Perovskaïa[4]. Devant les juges, tous, sauf Ryssakov, défendirent fermement leur revendication de liberté; sur l’échafaud, ils s’embrassèrent et moururent avec calme… Mon père s’engageait dans le combat avec une organisation militaire du sud de la Russie qui fut détruite tout entière en peu de temps; il se cacha dans les jardins de la Sainte-Lavra de Kiev, le plus vieux des monastères de Russie; il franchit la frontière autrichienne à la nage sous les balles des gendarmes; et il alla recommencer sa vie à Genève, en terre d’asile.
Il voulait être médecin, mais la géologie, la chimie, la sociologie le passionnaient aussi. Je ne l’ai connu que possédé d’une inextinguible soif de connaître et de comprendre qui devait le handicaper sans cesse dans l’activité pratique. Avec sa génération révolutionnaire, dont les maîtres étaient Alexandre Herzen, Biélinski, Tchernychevski[5] – alors forçat en Yakoutie –, et par réaction contre son éducation religieuse, il devint agnostique, comme Herbert Spencer[6], qu’il écouta à Londres.
Mon grand-père paternel, d’origine monténégrine, était prêtre dans une petite ville du gouvernement de Tchernigov; je n’ai connu de lui qu’un daguerréotype jauni montrant un pope maigre et barbu, au grand front, au visage bienveillant, entouré dans un jardin de beaux enfants nu-pieds. Ma mère[7], de petite noblesse polonaise, avait fui la vie bourgeoise de Pétersbourg pour venir, elle aussi, étudier à Genève. Je naquis par hasard à Bruxelles[8], sur les routes du monde, car mes parents, à la recherche du pain quotidien et des bonnes bibliothèques, voyageaient entre Londres, Paris, la Suisse et la Belgique. Il y avait toujours sur les murs, dans nos petits logements de fortune, des portraits de pendus. Les conversations des grandes personnes se rapportaient à des procès, à des exécutions, à des évasions, aux chemins de la Sibérie, à de grandes idées sans cesse remises en question, aux derniers livres sur ces idées… J’accumulais dans ma mémoire enfantine les images du monde, cathédrale de Canterbury, esplanade de la vieille citadelle de Douvres, mornes rues tout en briques rouges de Whitechapel, collines de Liège… J’appris à lire dans des éditions bon marché de Shakespeare et de Tchekhov, et l’enfant que j’étais rêvait longuement au roi Lear, aveugle, soutenu sur la lande inhumaine par la tendresse de Cordelia. J’acquérais aussi une dure connaissance de cette loi non écrite: tu auras faim. Il me semble que si, dans ma douzième année, on m’avait demandé: qu’est-ce que la vie? (et je me le demandais souvent), j’aurais répondu: je ne sais pas, mais je vois que cela veut dire: tu penseras, tu lutteras, tu auras faim.
[C’est sans doute entre six et huit ans que je devins le Malfaiteur – et cela devait m’inculquer une autre loi: tu résisteras. J’étais un enfant très aimé, le premier-né, je devins inexplicablement un enfant-scélérat, pour des années. Avec une adresse diabolique, l’enfant-scélérat faisait le mal, comme s’il eût voulu se venger de l’univers, et d’abord, le plus cruellement, de ceux qu’il aimait. On trouvait déchirées les précieuses pages de notes scientifiques de mon père. Le lait, mis au frais sur le rebord de la fenêtre, pour le souper, on le trouvait salé. Les vêtements de maman étaient mystérieusement brûlés avec des allumettes ou tailladés à coups de ciseaux. L’encre était sournoisement renversée sur le linge fraîchement repassé. Des objets disparaissaient, détruits. Nul ne pouvait surprendre les mains de l’enfant-scélérat, mes mains! On me parlait longuement, on m’admonestait, je vis souvent ma mère des larmes plein les yeux, on me battait aussi, on me punissait de cent façons, car ces menus crimes étaient fous, exaspérants, incompréhensibles. Je buvais le lait salé, je niais – naturellement –, je fondais en promesses lamentables et puis je me couchais, dans une désolation sans fin, en pensant au roi Lear soutenu par Cordelia. Je devenais taciturne et renfermé. Par moments, les crimes cessaient, la vie s’éclairait, jusqu’à quelque sombre jour que j’avais appris à attendre avec une vigilante certitude intérieure. Un temps vint à la longue où j’acquis une sûre prescience du mal; je savais, je sentais que la blouse de maman serait maculée ou fendue à coups de ciseaux, j’attendais le châtiment, je vivais dans la réprobation – et je jouais pourtant, je grimpais aux arbres comme si le mal n’eût pas existé. J’avais compris l’incompréhensible, j’étais devenu sagace, je portais en moi-même un problème et je mûrissais une résolution. La fin de cet épisode, qui, je crois, marqua de fermeté mon caractère, m’a laissé mon plus exaltant souvenir de tendresse. J’allais apprendre que deux êtres peuvent, d’un profond regard et d’une étreinte, se comprendre à fond et abolir le pire mal. Nous habitions dans les environs de Verviers, en Belgique, une maison de campagne avec un grand jardin. Un gros méfait, je ne sais plus lequel, avait l’avant-veille assombri la maisonnée. Cette journée-là pourtant, je l’avais passée avec mon frère cadet, Raoul[9] dans le jardin. Au crépuscule, ma mère nous fit rentrer dans la grande cuisine où flottait une délicieuse odeur de pain chaud. Elle s’occupa d’abord de mon frère, le lava, le nourrit, le coucha. Puis elle fit asseoir l’enfant pervers sur une chaise, se mit à genoux devant lui et lui lava les pieds… Nous étions seuls, il y avait autour de nous une douceur inoubliable. Ma mère leva les yeux sur moi et demanda tout à coup d’un ton plein de reproches: «Mais pourquoi fais-tu tout cela, mon pauvre petit homme?» Alors la vérité éclata entre nous parce qu’une sorte de force explosait en moi: «Mais ce n’est pas moi, dis-je, c’est Sylvie! Je sais tout, tout!»
Sylvie était une grande cousine adolescente, adoptée par mes parents, qui vivait avec nous, blonde gracieuse aux yeux froids. J’avais accumulé tant d’observations, tant de preuves, avec une telle capacité d’analyse que ma démonstration implacable et sanglotante fut irréfutable, et que tout fut dit, fini irrévocablement dans la pleine confiance retrouvée. J’avais tenacement résisté au mal et je m’en étais délivré[a].]
Je me souvenais qu’un jour, en Angleterre, nous nous étions nourris de grains de blé tirés des épis mêmes ramassés par mon père au bord d’un champ… Nous passâmes un hiver difficile à Liège, dans une banlieue de mineurs. Au-dessous de notre logement travaillait un petit restaurateur, Moules et frites! odeurs réchauffantes… Le patron faisait un peu de crédit, pas assez, car nous n’étions jamais rassasiés, mon frère Raoul et moi. Le gosse du restaurateur chapardait pour des échanges avec nous du sucre que nous lui payions en ficelles, timbres-poste de Russie, brimborions divers. Je m’accoutumai à trouver exquis le pain trempé dans du café noir bien sucré grâce à ce commerce, et cela me permit évidemment de tenir. Mon frère, de deux ans mon cadet, répugnait à cette alimentation, et il maigrissait, pâlissait, devenait morne, je le voyais s’éteindre. «Si tu ne manges pas, lui disais-je, tu vas mourir»; mais je ne savais pas ce que c’était que mourir, lui non plus, cela ne nous effrayait pas. Les affaires de mon père, nommé à l’Institut d’anatomie de l’université de Bruxelles, s’améliorèrent enfin, il nous appela près de lui, nous eûmes des nourritures somptueuses. Trop tard pour Raoul qui s’alita, défaillit, lutta quelques semaines. Je lui mettais de la glace sur le front, je lui racontais des histoires, j’essayais de le persuader qu’il allait guérir, j’essayais de me le persuader à moi-même, et je voyais quelque chose d’incroyable s’accomplir en lui, son visage redevenait d’un petit enfant, ses yeux brillaient et s’éteignaient à la fois, tandis que les médecins et mon père entraient à pas feutrés dans la chambre obscure. Nous le conduisîmes seuls, mon père et moi, au cimetière d’Uccle[10], par un jour d’été. Je découvris combien nous étions seuls dans cette ville qui paraissait heureuse – et combien j’étais seul, moi. Mon père, ne croyant qu’à la science, ne m’avait donné aucun enseignement religieux. Par les livres, je connaissais le mot âme; il me devint une révélation. Ce corps inerte que l’on avait emporté dans un cercueil ne pouvait pas être tout. Des vers de Sully Prudhomme[11] que j’appris par cœur me furent une sorte de certitude que je n’osai confier à personne:
Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Ouverts à quelque immense aurore,
De l’autre côté des tombeaux,
Les yeux qu’on ferme voient encore.
Il y avait en face de notre logement de la chaussée de Charleroi une maison surmontée d’un pignon ouvragé qui me semblait magnifique et sur lequel des nuages dorés se posaient tous les soirs. Je l’appelais «la maison de Raoul» et m’attardais souvent à contempler cette maison dans le ciel. Je détestais la faim lente des enfants pauvres. Dans les yeux de ceux que je rencontrais, je croyais reconnaître les expressions de Raoul. Ils m’étaient ainsi plus proches que nul autre, et je les sentais condamnés. Ce sont des sentiments profonds qui m’ont marqué. Après quarante années, je suis revenu à Bruxelles, je suis allé revoir le pignon dans le ciel; et tout au long de la vie, il m’est arrivé de retrouver à des gosses sous-alimentés des squares de Paris, de Berlin et de Moscou, les mêmes visages condamnés.
Que le chagrin puisse passer et que l’on continue à vivre ensuite me fut un grand étonnement. Survivre est la chose déconcertante entre toutes, je le pense encore – pour bien d’autres raisons. Pourquoi survivre si ce n’est pour ceux qui ne survivent pas? Cette idée confuse justifia ma chance et ma ténacité en leur donnant un sens – et pour bien d’autres raisons, aujourd’hui encore, je me sens rattaché à beaucoup d’hommes auxquels je survis, et justifié par eux. Les morts sont pour moi très proches des vivants, je ne discerne pas bien la frontière qui les sépare. Je devais repenser à ces choses plus tard, beaucoup plus tard, dans des prisons, pendant des guerres, vivant entouré des ombres de fusillés, sans qu’au fond les obscures certitudes intérieures de l’enfant, à peu près inexprimables en langage clair, se fussent sensiblement modifiées en moi.
Ma première amitié date de l’année suivante. Vêtu d’une blouse russe à carreaux blancs et mauves, je remontais une rue d’Ixelles en portant un chou rouge. Content de ma blouse et me sentant un peu ridicule de porter ce chou. Un gosse de mon âge, courtaud à lunettes, me guignait ironiquement de l’œil sur l’autre trottoir. Je déposai le chou sous une porte et marchai sur ce garçon pour lui chercher querelle en le traitant de myope, «Brille[12]», face à lunettes! Veux-tu que je t’abîme la figure? Nous nous mesurâmes comme de petits coqs que nous étions, nous bousculant un peu de l’épaule – ose un peu! commence! sans nous battre toutefois, mais en nouant en réalité une amitié qui devait, à travers des enthousiasmes et des tragédies, se doubler toujours d’un conflit. Et nous étions encore, quand il est mort sur l’échafaud à vingt ans, amis et adversaires. C’est lui qui vint après l’altercation me demander: «Tu veux jouer avec moi?», et ainsi s’établit de lui à moi une subordination contre laquelle, malgré notre affection, il se révolta souvent. Raymond Callemin[13] grandissait le plus possible dans la rue, pour fuir l’arrière-chambre étouffante où l’on entrait par l’échoppe de cordonnier où son père, du matin à la nuit tombée, rafistolait les chaussures du quartier. Son père était un brave ivrogne résigné, vieux socialiste déçu du socialisme. Dès treize ans, je vécus seul dans des chambres meublées, par suite des voyages et des mésententes de mes parents; Raymond vint souvent se réfugier chez moi. Ensemble, nous apprîmes à préférer aux romans de Fenimore Cooper[14] la grande Histoire de la Révolution française de Louis Blanc[15] dont les illustrations nous montraient des rues tout à fait pareilles à celles que nous fréquentions, parcourues par les sans-culottes armés de piques… Notre bonheur était de nous partager deux sous de chocolat en lisant ces récits bouleversants. Ils m’émouvaient surtout parce qu’ils réalisaient dans la légende du passé l’attente des hommes que j’avais connus depuis les premiers éveils de mon intelligence. Ensemble, nous devions plus tard découvrir l’écrasant Paris de Zola et, voulant revivre le désespoir et la colère de Salvat[16], traqué au bois de Boulogne, nous errâmes longtemps dans la pluie d’automne à travers le bois de la Cambre.
Les toits du palais de justice de Bruxelles devinrent notre lieu de prédilection. Nous nous fa...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Faux-titre
  3. Crédits
  4. Préface
  5. Note sur l’établissement du texte
  6. 1. Monde sans évasion possible… (1906-1912)
  7. 2. Cette raison de vivre: vaincre (1912-1919)
  8. 3. La détresse et l’enthousiasme (1919-1920)
  9. 4. Le péril est en nous (1920-1921)
  10. 5. L’Europe au tournant obscur (1922-1926)
  11. 6. La révolution dans l’impasse (1926-1928)
  12. 7. Les années de résistance (1928-1933)
  13. 8. Les années de captivité (1933-1936)
  14. 9. La défaite de l’Occident (1936-1941)
  15. 10. Pleine attente
  16. Appendice. Ma rupture avec Trotski
  17. Repères biographiques
  18. Bibliographie commentée de Victor Serge
  19. Indications bibliographiques
  20. Remerciements
  21. Notes
  22. Table des matières
  23. Quatrième de couverture