Chapitre 1
Brève généalogie des géographies anarchistes
L’anarchie – la société sans gouvernement – existe depuis des temps immémoriaux. L’anarchisme – la doctrine affirmant qu’une telle société est souhaitable – est beaucoup plus récent.
Robert GRAHAM
La théorie anarchiste est une théorie géographique.
Richard PEET
L’ANARCHISME ET LA géographie se font la cour depuis longtemps. Comme tout vieux couple, ils ont vécu des périodes d’engagement profond et de grande complicité entrecoupées de moments de doute, voire de rupture. Néanmoins, si l’on conçoit l’anarchisme comme une volonté de supprimer les rapports de pouvoir et de réorganiser la vie selon des principes égalitaires, volontaires, altruistes et coopératifs, il faut aussi l’envisager comme une démarche géographique. De plus, si l’on conçoit la géographie comme «un moyen de dissiper […] les préjugés et de nourrir des sentiments plus dignes de l’humanité», il faut admettre que l’anarchisme a beaucoup à lui apporter. La fin du XIXe siècle a vu foisonner de nombreux ouvrages sur la géographie, écrits par d’influents philosophes anarchistes tels Pierre Kropotkine et Élisée Reclus. Très respectés dans leurs milieux, ils ont grandement contribué au climat intellectuel de leur époque. Bien que l’intérêt pour leurs travaux se soit affadi après leur mort au début du XXe siècle, leur esprit visionnaire résonne encore dans la théorie géographique contemporaine, tant dans les façons dont on y aborde les concepts d’ethnicité et de «race» que dans les réflexions sur l’organisation sociale et l’accumulation du capital, les approches de l’urbanisme et de la planification régionale ou dans les débats sur l’environnement.
En raison de la realpolitik inhérente aux deux guerres mondiales de la première moitié du XXe siècle et du virage quantitatif qu’a ensuite connu la géographie, la perspective anti-autoritaire et l’engagement pour la justice sociale de Reclus et de Kropotkine sont restés inconnus de quelques générations. Dans les années 1970, toutefois, l’essor de la nouvelle gauche et de la contre-culture a remis l’anarchisme à l’ordre du jour; en puisant dans le marxisme, le féminisme, le poststructuralisme et l’anarchisme, d’éminents géographes ont jeté les bases de la géographie critique contemporaine. Malheureusement, ce renouveau a été suivi d’une autre période creuse dans les années 1980 et 1990, pendant lesquelles certains géographes ont tout de même effectué d’importants travaux dans une perspective anarchiste. Plus récemment, avec l’intensification des politiques néolibérales, la crise financière mondiale et les révoltes qui ont suivi (dont le mouvement Occupy et le Printemps arabe), la théorie et la pratique de l’anarchisme ont commencé à regagner en popularité. Une nouvelle génération de géographes a élargi la portée de la géographie critique en plaçant l’anarchisme au cœur de ses pratiques, de ses théories, de sa pédagogie et de sa méthodologie. En cette période où le château de cartes du capitalisme semble s’écrouler peu à peu sous son propre poids, on constate un intérêt renouvelé pour l’anarchisme, tant à l’université que sur le terrain. Vu l’interdisciplinarité dont s’enorgueillit la géographie, il est essentiel que ses acteurs participent au débat.
Mon choix de me concentrer sur la pensée anarchiste découle aussi de facteurs historiques. Les premiers rapprochements de la géographie et de l’anarchisme ont été essentiellement théoriques et ont eu lieu pendant une période creuse de l’action anarchiste organisée. Alison Blunt et Jane Wills déplorent que «Kropotkine et Reclus n’aient pas pu combiner leurs idéaux anarchistes et leurs recherches en géographie, comme ils pourraient le faire aujourd’hui». C’est pourquoi le fait que la géographie universitaire se soit éloignée de l’anarchisme depuis l’époque de Kropotkine et Reclus ne témoigne pas d’un déclin de cette idéologie en tant que proposition politique pertinente; l’anarchisme semble plutôt avoir quitté l’université pour les verts pâturages de la rue en se manifestant dans l’action directe, la désobéissance civile, les tactiques des black blocs, les communes, les communautés intentionnelles du mouvement coopératif, le militantisme do it yourself (DIY), les réseaux d’entraide, les associations de locataires, les syndicats, les coopératives d’épargne et de crédit, le partage de fichiers numériques, les logiciels libres, les wikis, les groupes autonomes de soutien aux migrants, les centres sociaux autogérés et, plus généralement, la vie quotidienne. Plus on s’approche d’aujourd’hui, plus la littérature semble tenir compte de la praxis: beaucoup de géographes adhèrent désormais aux principes anarchistes, si bien qu’ils sont de plus en plus nombreux à s’intéresser au fossé qui sépare théorie et pratique. On pourra ainsi se servir des textes cités comme point de départ d’une exploration des géographies de l’anarchisme qui ont foisonné en divers contextes, et, mieux encore, d’une mise en pratique de l’anarchisme dans sa propre vie quotidienne. Dans le même esprit, j’ose espérer que ce livre encouragera d’autres géographes à se familiariser avec la pensée et la pratique anarchistes. L’anarchisme offre un terreau fertile aux personnes qui travaillent dans une perspective géographique; pour qu’il porte ses fruits, il suffit qu’un plus grand nombre de gens choisissent de labourer ses sols féconds.
Aux origines des géographies anarchistes
L’anthropologie a confirmé que, dans la préhistoire, l’organisation humaine était dépourvue d’autorité formelle. C’est la généralisation des sociétés hiérarchisées qui a rendu possible l’émergence d’une philosophie politique critique, l’anarchisme, qui condamne les institutions politiques coercitives. Certains auteurs attribuent les origines de la pensée anarchiste au taoïsme de la Chine antique, tandis que d’autres indiquent que la première occurrence du mot «anarchos» (qui signifie «absence de chef» et dont dérive le mot «anarchisme») apparaît en Europe dans l’Iliade d’Homère. Bien qu’il s’agisse là d’antécédents historiques notables, on peut difficilement affirmer qu’ils s’inscrivent dans la généalogie de l’anarchisme contemporain. Contrairement à l’anarchie, l’anarchisme est une philosophie politique moderne issue de la pensée des Lumières. C’est William Godwin qui, le premier, «a formulé les principes politiques et économiques de l’anarchisme, même s’il n’a pas donné ce nom à ces idées». Dans son ouvrage intitulé De la justice politique, il a jeté les bases d’une critique de l’État et des institutions qui y sont liées, soit la propriété, la monarchie et le droit, obstacles au «progrès» prétendument naturel et inévitable de l’humanité.
L’importance accordée à l’État par Godwin confère une géographie implicite à l’anarchisme, si bien que, en 1840, lorsque Pierre-Joseph Proudhon reprend cette perspective critique dans son ouvrage monumental intitulé Qu’est-ce que la propriété? et devient la première personne à se dire nommément «anarchiste», il dispose déjà d’un bagage philosophique lui permettant de réfléchir en profondeur sur la façon dont les êtres humains structurent, ordonnent et codifient leurs relations spatiales et leur rapport à l’espace dans la foulée de la révolution industrielle. Proudhon peste contre la propriété, qu’il perçoit comme l’institution qui a sanctionné le vol des communs. En mettant le propriétaire et le souverain sur un même pied, il conceptualise une géographie relationnelle entre la propriété et l’État. Mais son courroux ne se limite pas à ces deux institutions: il s’en prend également au profit, au travail salarié, à l’exploitation des ouvriers, au capitalisme et à l’Église – des propos qui auront une influence profonde sur le jeune Karl Marx, ce qui confirme que l’anarchisme et le marxisme s’inscrivent tous deux dans la lignée de la pensée socialiste. Proudhon qualifie sa variante de l’anarchisme de mutuellisme et prône la participation directe des travailleurs au contrôle des moyens de production, qu’il considère comme la seule concrétisation légitime de la «propriété».
Contemporain de Proudhon, Michel Bakounine apporte une contribution importante à la théorie anarchiste, mais suscite la controverse en son temps (voire jusqu’à nos jours). Il abhorre les conditions socio-économiques dans lesquelles il vit et, comme chez Proudhon, ce sentiment se traduit par une méfiance totale envers l’État. Sa conception de l’État est directement liée à sa conception de l’humanité; à ses yeux, les humains, plus ou moins égaux, sont des êtres naturellement sociaux qui ont soif de solidarité et de liberté. Par conséquent, Bakounine se concentre sur le problème de l’instauration d’une société à la fois libre et égalitaire dont les membres sont en constante interaction sociale. À ses yeux, l’organisation des sociétés existantes en États est complètement artificielle et inacceptable. Il soutient que l’institutionnalisation territoriale d’un État est nécessairement violente et antisociale, et qu’elle s’oppose activement aux modes non hiérarchiques d’organisation qui permettraient à l’humanité de s’épanouir. Sa conception pessimiste de l’État le place en rivalité avec Marx. L’histoire finira par lui donner raison: ses craintes de voir le gouvernement des travailleurs et la dictature du prolétariat se muer en État policier et bureaucratique s’avéreront fondées. Enracinée dans la structuration de l’organisation sociospatiale, cette question préoccupe encore aujourd’hui de nombreux anarchistes.
Mais Proudhon et Bakounine ne sont pas seulement anarchistes, car chacun d’eux se considère comme un défenseur du socialisme. Leurs idées exercent une grande influence dans l’Europe de la fin du XIXe siècle. Elles contribuent largement à la création de l’Association internationale des travailleurs (AIT) en 1864 (la «Première Internationale») et à l’insurrection antiautoritaire de la Commune de Paris en 1871. Ces événements montrent que les pratiques anarchistes et socialistes se recoupent très tôt. Le mouvement est le théâtre de maintes confrontations entre Marx et ses vis-à-vis libertaires Proudhon et Bakounine, qui défendent avec conviction une variante plus émancipatrice du socialisme: l’anarchisme. En proposant à la fois une critique libérale du socialisme et une critique socialiste du libéralisme, celui-ci se veut une véritable solution de rechange au capitalisme. Les tentatives actuelles de la droite libertarienne d’assimiler l’anarchisme à un prétendu «anarchisme de libre marché» ou «anarcho-capitalisme» sont complètement déconnectées de la tradition intellectuelle et de l’histoire de cette philosophie politique. Bien que ces libertariens appellent à l’abolition de l’État, le système politique qu’ils prônent repose non pas sur l’autogestion collective, égalitaire et démocratique de la vie quotidienne, mais plutôt sur un néodarwinisme social tordu qui promeut la souveraineté de l’individu et la «survie du plus apte» par l’entremise du libre marché. La notion d’anarcho-capitalisme est un oxymore, car elle est fondée sur la domination capitaliste, que les anarchistes ont toujours voulu éliminer.
L’essor des géographies anarchistes
Vu le cadre implicitement géographique dans lequel Proudhon et Bakounine ont jeté les bases de la pensée anarchiste, il n’est pas étonnant que, en plus d’être des philosophes anarchistes de renom, Élisée Reclus et Pierre Kropotkine aient aussi été des géographes. Outre l’introduction du concept de «géographie sociale», la principale contribution de Reclus a consisté à défendre des idéaux de liberté, qu’il a formulés avec un soin méticuleux dans sa Nouvelle Géographie universelle. Reclus envisageait une union entre l’humanité, qu’il considérait comme «la nature prenant conscience d’elle-même», et la Terre. Même si son universalisme a fini par passer de mode en raison de l’influence du poststructuralisme à l’université, on ne peut ignorer l’influence profonde de son éthique sociale et écologique sur le développement de la pensée critique – une influence qui va bien au-delà du mouvement anarchiste.
Par-dessus tout, explique John Clark, Reclus a placé ce qu’il appelait la «question sociale» (la problématique historique de la transformation sociale libératrice) au cœur de son projet de géographie. Ce faisant, il a élargi le champ de la discipline bien au-delà des limites de son époque en y intégrant des questions liées aux classes socio-économiques, à l’origine ethnique, au genre, au pouvoir, à la domination sociale, aux formes et aux échelles d’organisation, à l’urbanisation, à la technologie et à l’écologie.
Reclus souhaitait que la compassion, l’altruisme et la capacité d’aimer transcendent la cellule familiale, la nation, voire l’espèce – ce qui, croyait-il, mènerait à une réprobation et à une diminution simultanées de la domination sous toutes ses formes. En livrant son plaidoyer pour ...