Un peu de sang avant la guerre
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Un peu de sang avant la guerre

  1. 186 pages
  2. French
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Un peu de sang avant la guerre

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Citations

À propos de ce livre

Recueil de textes de Jean-François Nadeau. Avant propos: « Certains des textes publiés ici sondent les servitudes de?notre monde barbelé d'angoisses, un monde où l'appétit pour la ­guerre sous toutes ses formes me semble de plus en plus grand. D'autres s'attachent à exprimer mon estime pour quelques figures particulières, qui ont contribué à la prise de conscience qu'un autre monde reste non seulement souhaitable, mais ­possible.»

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Informations

Éditeur
Lux Éditeur
Année
2013
ISBN
9782895966647

ON ACHÈVE BIEN LES CHEVAUX

NOUS SOMMES EN 1924. Alexis Lapointe dit le Trotteur, 63 ans, a été placé dans un modeste cercueil avant d’être descendu au fond d’un trou à l’aide d’un câble et d’une poulie. Il marchait sur la voie ferrée. Le voici mort, broyé par les roues d’un train. Comme Louis Hémon, l’auteur de Maria Chapdelaine. Pauvre, sans famille, sa dépouille a été enterrée sans trop de cérémonie. Tel est le sort réservé à un homme de sa condition, puisque l’Église aussi a son prix.
La fosse commune du cimetière de La Malbaie absorbe les uns et les autres, indifféremment. On a tôt fait d’oublier jusqu’à son emplacement exact. Le registre paroissial garde à peine mémoire de ceux que tout le monde a convenu, sans même réfléchir, de laisser ronger par l’oubli.
Pauvre venu de chez les pauvres, Alexis le Trotteur appartient à ceux que l’on classe à l’époque dans la catégorie vague des fous de village, des simples d’esprit, des «pas fins». Facile à berner, encouragé par dérision à se livrer à des courses sans but, ce pauvre bougre né en milieu rural en 1860 pratique 36 métiers un peu partout au Québec et même aux États-Unis, comme nombre de ses contemporains. Très tôt, il prend l’habitude de courir de longues distances, fuyant ainsi le plus souvent ce qui le chagrine ou lui déplaît.
Dans la région de Charlevoix, on connaît Alexis le Trotteur pour avoir été un bon fabricant et réparateur de fours à pain. Dans L’abatis, publié en 1943, Félix-Antoine Savard raconte que c’est en dansant pieds nus, potier aux pieds fougueux, qu’il pilonne la terre employée dans la construction de ses fours. Savard écrit: «Certains soirs de pain parfumés et tièdes, on croit que, centaure, il galope sur nos sillons.» Alexis, quoi qu’il fasse, est toujours associé aux sabots d’une bête, fût-elle mythologique.
Montaigne disait qu’on ne pense bien qu’à cheval. Alexis, lui, prend le mors aux dents et trotte pour ne plus penser. Avec lui, l’imagination populaire prend ses jambes à son cou et fuit à en perdre haleine dans des rêves de calèches ou de trains dépassés à la course. À lire sa légende, on se croirait plongé tête première dans Forrest Gump, le film de Robert Zemeckis.
Des décennies après la disparition d’Alexis le Trotteur, en 1966 exactement, Jean-Claude Larouche, fasciné par le personnage et habité d’un étrange appétit de recherche scientifique, entend récupérer ce qu’il reste du corps du malheureux. Jeune étudiant de premier cycle à l’Université d’Ottawa, Larouche caresse un rêve. Il souhaite conduire un ambitieux projet d’analyse morphologique inspiré de loin par les travaux d’anthropométrie du début du XXe siècle. Comme ces savants d’une autre époque, il pense que les caractéristiques du squelette d’Alexis le Trotteur sont à même de révéler s’il a bel et bien pu courir aussi vite que le veut sa légende fabuleuse, c’est-à-dire à des vitesses qui se mesurent à celles des chevaux et des trains.
Novembre 1966. Ce matin-là, il fait froid. L’humidité du fleuve Saint-Laurent transit. Il neige. L’hiver est là. Appuyé de loin par son directeur de recherche et bercé par son enthousiasme, Jean-Claude Larouche a obtenu, dit-il, la permission d’un vague neveu d’Alexis le Trotteur pour exhumer ses restes. En fait, il n’en a aucune. Et quand bien même il détiendrait, comme il le prétend, une autorisation familiale, il lui en faudrait d’autres pour procéder à l’exhumation de façon légale. Celle de l’État notamment. Joint au téléphone, Jean-Claude Larouche le confirme aujourd’hui: «On n’a jamais eu l’autorisation de le sortir de terre.»
Formé au séminaire des pères maristes, Larouche, 22 ans, étudie l’éducation physique à l’Université d’Ottawa. «Calculer la production de salive chez un coureur à l’effort sur un tapis roulant, se rappelle-t-il, ce n’était pas fait pour moi.» Ce qui l’intéresse est plutôt de trouver des moyens pour encourager ses concitoyens à faire de l’exercice. Il entend promouvoir la course à pied, un sport de plus en plus en vogue en ce milieu des années 1960, bien qu’encore largement réservé aux hommes. Larouche veut donc parler et faire parler d’Alexis le Trotteur, en tentant d’expliquer par la science ses performances légendaires.
Avant de creuser au cimetière, Larouche commence par rassembler tout ce qu’il trouve au sujet du «surcheval», comme le folkloriste Marius Barbeau surnomme Alexis Lapointe. Larouche recueille plus de 120 heures de témoignages de gens qui ont connu le Trotteur, et plusieurs documents relatifs à sa vie. Parallèlement, il affirme pouvoir tirer des conclusions d’une analyse des muscles du défunt, ou à tout le moins de ses os. Mais peut-on vraiment supposer que, 42 ans après sa mise en terre, l’essentiel des tissus organiques d’un homme n’est pas décomposé? Étrangement, à l’Université d’Ottawa, personne ne semble se poser la question. Pas plus qu’on ne discute le rapport – forcément fantaisiste – établi par Larouche entre la pratique de la course à pied moderne et les restes d’un pauvre ouvrier abandonné au fond d’un trou dans l’entre-deux-guerres. Et curieusement, malgré le discrédit attaché aux travaux d’anthropométrie de ce type – travaux plébiscités par les racistes de l’entre-deux-guerres –, nul ne remet en question, en 1966, l’éventualité que les performances physiques d’un individu puissent s’expliquer par l’étude de son ossature.
En 1936, lorsque le coureur noir Jesse Owens remporte quatre médailles d’or olympiques sous les yeux des dignitaires hitlériens, certains universitaires s’emploient à expliquer pareilles performances par sa morphologie. Le professeur américain E. Albert Kinley évoque par exemple la taille supposément supérieure, chez les Noirs, d’un os du talon. Signes des victoires d’un homme, les médailles olympiques d’Owens deviennent, devant la science que pratiquent des idéologues, celles de ses frères de couleur.
Même si on interpréta après coup les victoires d’Owens comme un pied de nez fait aux théories raciales d’Hitler, les nazis et autres croyants en de telles théories s’accommodaient en vérité fort bien de ces performances. Elles témoignaient à leurs yeux de l’inégalité fondamentale des «races humaines». Marqués au fer rouge de l’idéologie, nombre de travaux pseudo-scientifiques – tels ceux de Kinley, qui se révélèrent vite insoutenables – cherchaient à défendre diverses formes de racisme.
Bruno Malitz, un des théoriciens du régime nazi en matière de sport et d’hygiène nationale, affirmait ainsi que «si les Allemands avaient été de mauvais sportifs et qu’ils avaient engagé des animaux véloces pour les Jeux, les Américains n’auraient pu imposer leur loi dans les courses». Le plus étonnant est que Dean Cromwell, l’entraîneur de Jesse Owens, adoptait à l’égard de son protégé une perspective similaire: pour lui, les athlètes noirs n’étaient ni plus ni moins que de grands primitifs tout juste sortis de la jungle, des êtres sans aptitude intellectuelle particulière, capables pour ces raisons mêmes de performances extraordinaires, semblables à celles de bêtes à la fois souples et fougueuses. Ces conceptions étaient largement partagées au sein de la University of Southern California, l’institution ouvertement raciste où Owens n’était inscrit et toléré qu’en raison de ses capacités physiques.
Après les Jeux, Owens fut laissé à lui-même. Son statut de champion n’avait qu’à peine atténué la ségrégation dont il était victime, comme des millions d’autres dans l’Amérique de l’époque. Sans un sou, il dut se résoudre à courir contre des chevaux afin d’attirer les foules. Il s’employa alors à gagner de quoi survivre en se présentant tel que les racistes le percevaient: en animal, en bête de cirque arraché à la savane, en bête sauvage capable de courir et de sauter comme si cela constituait pour lui une question de vie ou de mort.
À la même époque, vers la fin des années 1930, le fol engouement pour l’eugénisme et l’anthropométrie conduit le professeur William Montague Cobb à rassembler une équipe de chercheurs à la Case Western Reserve University. Son but: valider ou invalider scientifiquement les hypothèses de tous ces partisans excités du racisme. Cobb et ses collègues se mettent à l’étude sur des squelettes de Blancs et de Noirs. Or, malgré leurs efforts soutenus et la systématisation de leurs analyses, les chercheurs n’arrivent pas à relever de différences notables: ni os du talon allongé, ni tendons du mollet plus longs, ni voûte plantaire surélevée ou plate n’apparaissent comme des facteurs distinctifs et déterminants. L’équipe de Cobb en conclut qu’il n’existe pas de particularités qui puissent conduire à une classification distinctive permettant de relier les performances physiques à celle d’une morphologie type. En somme, le milieu de vie d’un homme reste le facteur le plus déterminant pour le rapport qu’il entretient avec ses muscles.
Au Canada français, Alexis le Trotteur court. Il court jusqu’à en perdre haleine. Il court dans cette société paysanne et dévote maintenue, depuis la Conquête anglaise, dans un perpétuel état d’infériorité économique, sociale et politique. À travers toutes sortes de prouesses physiques, les Canadiens français trouvent un moyen symbolique de s’affranchir de leur condition. Les tours de force et l’expression de la puissance du corps sont en ce sens socialement valorisés. Sous cet aspect, les Canadiens français ne sont pas tellement différents des Noirs américains. «Nègres blancs d’Amérique», écrivait Pierre Vallières; «seuls Nègres aux belles certitudes blanches», précisait Jacques Brault.
Alexis Lapointe ne fut jamais un champion d’athlétisme. Il ne participa à aucuns Jeux olympiques. Il ne brilla jamais dans aucun stade, et n’y mit même jamais les pieds. Il ne fréquenta pas non plus l’université. Fils d’une famille nombreuse de paysans, comme la plupart de ses compatriotes, Lapointe ne reçut pratiquement aucune éducation, sinon celle offerte dans le cadre des leçons du petit catéchisme, seule formation accessible à des générations de Canadiens français comme lui.
Au pays d’Alexis, la sociabilité des villages et des campagnes avoisinantes tient pour une bonne part à l’existence des chevaux et des métiers qui en dépendent. Le cheval appartient au mouvement quotidien de cette société rurale. On le touche, on le sent, on le voit. Il vit parmi les hommes. Cet animal est omniprésent dans les transports, les labours et autres travaux. Il est au cœur d’un système fondé sur l’économie domestique. Les équidés représentent l’efficacité, la puissance, la vitesse, la fierté de tout un peuple. Tous ceux qui se consacrent à développer et à maintenir chez ces bêtes des qualités appréciées – les «hommes de chevaux» – jouissent d’une certaine considération sociale. Tête heureuse, Alexis le Trotteur sera davantage qu’un «homme de chevaux»: il devient homme-cheval.
Les prouesses d’Alexis le Trotteur, associées à son tempérament singulier, ont tôt fait de le faire basculer du côté de la légende, destin où son humanité même est remise en question. Plus tard, un sort semblable attendra Baptiste Béland, un Beauceron d’origine amérindienne que sa propension à courir sans cesse conduira lui aussi à prendre figure d’homme-cheval dans la conscience populaire. Mais c’est une autre histoire – ou peut-être la même qui piétine, cent fois vécue par d’autres encore, entretenant un rapport évident avec une mythologie ancienne.
Mais revenons au cimetière dans lequel, sur la base de fabulations anthropométriques, Jean-Claude Larouche creuse en 1966 pour récupérer les restes d’Alexis Lapointe. D’abord, comment exhumer un cadavre sans permission? Au XVIIIe siècle, lorsque les pendus et autres suppliciés venaient à manquer pour les expériences de dissection des médecins, ceux-ci se retrouvaient nuitamment pour en voler aux champs d’osselets, comme le faisait chez nous l’aventurier Pierre de Sales Laterrière. Jean-Claude Larouche et son frère, eux, opèrent en plein jour, sans complexe. Ils sondent d’abord le sol du cimetière grâce à une longue baguette de métal avec laquelle ils espèrent découvrir une tombe en tôle recouverte d’une vitre où, à l’origine, on pouvait semble-t-il voir le visage du défunt. Procédant de la sorte, ils se convainquent vite qu’ils sont par chance tombés sur le bon cercueil. Ils l’exhument à coups de pelle, au petit bonheur la chance. Les pieds bientôt posés dans un cercueil éventré, Jean-Claude Larouche trouve, à force de déplacer de la terre, «plusieurs os, dont ceux d’une femme», puis d’autres encore qui appartiennent, croit-il, au squelette du Trotteur: un tibia, un péroné, un fémur, deux os iliaques avec le sacrum, quelques vertèbres lombaires, quelques côtes aussi, un cubitus, un radius, un humérus, une omoplate, une clavicule, une mâchoire inférieure et un crâne. Tout cela est mis séance tenante dans une boîte, que l’on porte au médecin de La Malbaie pour identification formelle de cette découverte proprement scientifique.
La première collecte d’os ayant été achevée à la quasi-noirceur, les deux comparses ont malencontreusement oublié quelques pièces du squelette derrière eux. Le 25 novembre, Jean-Claude Larouche retourne donc au cimetière de La Malbaie, cette fois sa...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Faux-titre
  3. Page de titre
  4. Crédits
  5. Avant-propos
  6. La barbarie des uns, la civilisation des autres
  7. Blues pour New Orleans
  8. Désolation d’hiver
  9. Lettre à un triste sire
  10. Un autre paon de notre histoire
  11. On achève bien les chevaux
  12. Robert Lemieux
  13. Le meilleur des mondes
  14. Laure Waridel et le nouveau fétichisme marchand
  15. Sartre et la crise d’octobre 1970
  16. Arthur Buies, le rouge
  17. Les marges de Patrick Straram
  18. Carol Levasseur
  19. La parole de Pierre Perrault
  20. Vadeboncoeur, les cendres, le feu
  21. Hochelaga
  22. Subversion de Filiatreault
  23. Les corbeaux
  24. Tous pour un
  25. Foglia, les médias et nous
  26. L’intime grand public
  27. Un peu de sang avant la guerre
  28. Un docteur en Afghanistan
  29. Sujet grave à Londres
  30. Le feu des bombes, la danse des flammes
  31. Sadomasochisme et fascisme
  32. Du sang au Nouvel An
  33. Au-delà de l’indignation
  34. Emporté par la foule
  35. Remerciements
  36. Table des matières
  37. Quatrième de couverture