CHAPITRE 1
« Mon cher Hose ⊠câest impossible » : Un enfantement difficile
Louis A. Christ
La journĂ©e sâĂ©tait bien passĂ©e Ă Esquimalt Ă bord du croiseur NCSM Rainbow, mais la visite du directeur du Service naval avait de quoi perturber un jeune commandant de navire. Tout de mĂȘme, elle sâĂ©tait passĂ©e assez bien pour que le Capitaine de frĂ©gate Hose dĂ©cide de prĂ©senter sa proposition Ă lâAmiral Kingsmill. Nous Ă©tions au printemps 1912 et la Marine avait dĂ©sespĂ©rĂ©ment besoin de marins, au moment oĂč la tension montait en Europe.1 « Et si on mettait sur pied une marine citoyenne â une rĂ©serve navale constituĂ©e de volontaires et qui disposerait dâunitĂ©s dans tout le pays »? Kingsmill ne sâĂ©tait pas montrĂ© trĂšs enthousiaste : « Mais, mon cher Hose, vous ne comprenez pas : câest impossible2 ».
LâidĂ©e dâune rĂ©serve navale nâĂ©tait pas nouvelle au Canada, ni pour Hose. Quelques annĂ©es plus tĂŽt, celui-ci avait travaillĂ© avec la Royal Naval Reserve Ă Terre-Neuve, un organisme composĂ© de marins et de pĂȘcheurs formĂ©s pour servir sur les navires de guerre en cas de besoin. Au Canada, le principe de « milices maritimes » et de « rĂ©serves maritimes » avait vu le jour au lendemain de la bataille des Plaines dâAbraham, en 1759. Ces milices avaient Ă©tĂ© constituĂ©es sporadiquement, pour contrer une menace donnĂ©e, souvent en provenance des Ătats-Unis, parfois dâun ennemi de lâEmpire britannique venu dâoutre-mer. Toutes, mĂȘme celles ayant un rĂ©el objectif naval, avaient Ă©tĂ© dĂ©mantelĂ©es ou considĂ©rablement rĂ©duites une fois la menace Ă©cartĂ©e. FormĂ©e en janvier 1923, la RĂ©serve des volontaires de la Marine royale du Canada (RVMRC) Ă©tait diffĂ©rente. Elle avait un but stratĂ©gique Ă long terme : assurer la survie de la Marine royale du Canada.
La corvette à vapeur HMS Charybdis, qui connut un triste sort, en vint à symboliser la premiÚre tentative du Dominion du Canada de former une réserve navale.
La rĂ©serve de la marine fit son apparition au Canada en 1763, sous la forme dâune force appelĂ©e Marine provinciale. Elle avait Ă©tĂ© constituĂ©e pour regrouper les navires et les Ă©tablissements Ă terre des Grands Lacs, du Saint-Laurent et du lac Champlain sous le commandement du gouverneur des Canadas et pouvait enrĂŽler des rĂ©sidents locaux pour armer ses vaisseaux. En 1780, elle comprenait douze navires de dix Ă seize canons et deux bĂątiments lui Ă©tant destinĂ©s Ă©taient en construction. Mais, tĂŽt dans la guerre de 1812, la Royal Navy prit son poste sur les Grands Lacs et la Marine provinciale fut dĂ©mantelĂ©e. Nombre de ses membres sâengagĂšrent dans la Royal Navy pour servir Ă bord de ses canonniĂšres. Entre 80 et 100 des 970 marins britanniques engagĂ©s dans la bataille de Put-In-Bay, le 10 septembre 1813, Ă©taient des Canadiens provenant de lâancienne Marine provinciale.
La milice navale rĂ©apparut en 1837, aprĂšs lâeffondrement de la rĂ©bellion au Haut-Canada. Certains des partisans de William Lyon Mackenzie sâĂ©taient alors emparĂ©s de Navy Island, sur la riviĂšre Niagara. Le gouverneur du Haut-Canada mit alors sur pied une compagnie circonstancielle de « milice navale », qui comprenait quelques marins expĂ©rimentĂ©s et dont il confia le commandement Ă un officier Ă la retraite de la Royal Navy, le Capitaine de vaisseau Andrew Drew. Dans la nuit du 19 dĂ©cembre 1837, le groupe de Drew mit le feu au navire amĂ©ricain Caroline et coupa ses amarres, afin quâil soit entraĂźnĂ© dans les chutes au petit matin du 20 dĂ©cembre. Ce geste Ă©quivalait Ă une invasion du territoire des Ătats-Unis; seules des nĂ©gociations longues et dĂ©licates permirent dâĂ©viter une guerre.3
LâĂ©quipage du CGS Canada en 1905 en train de lâexercice militaire naval de milice lors de sa croisiĂšre dâhiver aux Bermudes.
La Loi sur la Milice de 1846 marque la premiĂšre reconnaissance officielle par le Canada dâun corps militaire de volontaires. Cette loi fut adoptĂ©e en rĂ©action au cri de ralliement lancĂ© par le prĂ©sident amĂ©ricain « Fifty-four Forty or Fight » (Cinquante-quatre quarante ou la guerre), qui avait ralliĂ© les AmĂ©ricains Ă lâidĂ©e de combattre la Grande-Bretagne si cette derniĂšre ne leur cĂ©dait lâensemble des territoires situĂ©s Ă lâouest des Rocheuses jusquâĂ la latitude 54° 40â Nord. Cet appel suivait lâidĂ©ologie amĂ©ricaine de la destinĂ©e manifeste. La Loi sur la Milice Ă©tait innovante, car elle crĂ©ait une force volontaire officielle â ainsi que le principe de la dĂ©fense du pays assurĂ©e par des citoyens-soldats. RĂšgle gĂ©nĂ©rale, les membres de la Milice ne recevaient quâune arme et devaient assumer les coĂ»ts de leur uniforme, de leur instruction et de leur cheval. Cette Loi autorisait aussi la crĂ©ation du premier corps officiel de volontaires navals au Canada, un « corps naval provincial », qui devait intervenir sur les Grands Lacs. Mais elle demeura lettre morte. Une seconde Loi sur la Milice, adoptĂ©e en 1855, prĂ©voyait la formation de « compagnies de marine de volontaires » composĂ©es dâun capitaine, dâun lieutenant et de cinquante hommes. Pour la premiĂšre fois, les coĂ»ts de lâinstruction et des uniformes Ă©taient couverts. Encore une fois, cette loi ne produisit rien. Le nom de ces Ă©lĂ©ments changea deux fois, passant de « compagnies de marine et navales » (1862) à « compagnies navales » (1863), sans grands rĂ©sultats. Ce nâest quâau moment des raids des Fenians en 1866 que les forces volontaires devinrent actives. Des compagnies navales de volontaires de 55 Ă 65 hommes furent formĂ©es Ă Kingston, Cobourg, Toronto, Oakville, Hamilton, Dunnville et Port Stanley. Elles armĂšrent de petits navires sur les lacs et riviĂšres du Haut-Canada â mais seulement jusquâĂ ce que la Royal Navy ait fait venir des forces de la cĂŽte.
Le Contre-amiral Charles Kingsmill pose pour sa photo officielle, peu aprÚs son arrivée au Canada pour prendre le commandement du Service naval (mai 1908).
Lorsque la menace de lâinvasion des Fenians eut disparu, les compagnies navales de volontaires furent rayĂ©es de la liste des milices. Pourtant, la Loi sur la Milice et la DĂ©fense (1868) du tout nouveau Dominion du Canada prĂ©voyait bien la mise sur pied dâunitĂ©s de milice navale, composĂ©es de volontaires qui, dans le civil, travaillaient Ă bord de navires naviguant en eaux canadiennes et dâune brigade navale dâinfanterie qui pouvait ĂȘtre employĂ©e sur des navires. La 1re Division fut formĂ©e Ă Halifax en 1868. Un an plus tard, des compagnies maritimes furent Ă©tablies au QuĂ©bec, Ă Bonaventure, Ă New Carlisle et Ă Carleton. Mais comme elles nâavaient apparemment aucun rĂŽle Ă jouer en temps de paix, elles dĂ©pĂ©rirent et furent dĂ©mantelĂ©es en 1874. En fin de compte, la Loi de 1868 « nâa abouti quâĂ la construction de quelques chaloupes canonniĂšres et de cotres pour la dĂ©fense des Grands Lacs et de nos cĂŽtes ainsi que pour la protection de nos pĂȘches4 ».
La tradition milicienne canadienne, y compris celle de la milice navale, sâĂ©tait construite sur la nĂ©cessitĂ© de protĂ©ger le pays dâune invasion amĂ©ricaine. Le traitĂ© de Washington de 1871 avait rendu extrĂȘmement faibles les probabilitĂ©s de guerre avec les Ătats-Unis; mais les raids des Fenians de 1866 et la rĂ©bellion du Nord-Ouest de 1885 mirent en lumiĂšre le rĂŽle important que la milice pouvait jouer en cas dâurgence nationale. Sur les Grands Lacs, une milice maritime assurait souvent la premiĂšre rĂ©ponse (mais pas plus). Car mĂȘme ici, la sĂ©curitĂ© maritime Ă©tait toujours du ressort de la Royal Navy et nâĂ©tait pas incluse de façon importante dans la planification du Canada. Le Canada considĂ©rait que sa seule responsabilitĂ© maritime concernait les pĂȘches.
Au moment de la ConfĂ©dĂ©ration (1867), câest au ministĂšre de la Marine et des PĂȘches du nouveau Dominion que fut attribuĂ©e la responsabilitĂ© dâassurer la prĂ©sence maritime canadienne dans les eaux cĂŽtiĂšres. Cette prĂ©sence Ă©tait importante pour la souverainetĂ© du Canada, car la Grande-Bretagne se montrait rĂ©ticente Ă faire respecter les accords de pĂȘche canadiens. En fait, elle en Ă©tait venue Ă rĂ©gler tous ses diffĂ©rends avec les AmĂ©ricains en sacrifiant les intĂ©rĂȘts du Canada. Le Canada crĂ©a la Police maritime, formĂ©e de six goĂ©lettes armĂ©es de la Dominion Cruiser Fleet. Cette Police maritime Ă©tait chargĂ©e de la protection des pĂȘches et de la saisie des navires contrevenants. DirigĂ©s par dâanciens commandants de navires de la Royal Navy, leurs Ă©quipages Ă©taient composĂ©s de volontaires qui Ă©taient libĂ©rĂ©s chaque automne. Les diffĂ©rends internationaux et lâabrogation par les Ătats-Unis des dispositions sur les pĂȘches du TraitĂ© de Washington en 1885 garantirent lâavenir du service de protection des pĂȘches sur la cĂŽte Est. Organisme civil, il formera les fondations sur lesquelles la marine canadienne se dĂ©veloppera.
Ă la mĂȘme Ă©poque, un certain nombre de facteurs â Ă©volution technologique, crises internationales et politique interne â conduisirent le Canada Ă acquĂ©rir son premier navire Ă des fins navales. La Loi sur la Milice (1868) et la Colonial Naval Defence Act (1865) britannique soutinrent la proposition que le Canada « ne verrait pas dâobjection Ă lâĂ©tablissement dâun navire Ă des fins dâinstruction ». En 1881, alors que les tensions internationales sâintensifiaient, lâAmirautĂ© envoya le HMS Charybdis, un voilier Ă vapeur « usĂ© par des annĂ©es de service en Chine ». Mais les tensions sâapaisĂšrent et le Charybdis rouilla Ă son mouillage. SurnommĂ© « lâĂ©lĂ©phant blanc canadien » et le « rafiot pourri », il fut renvoyĂ© Ă la Royal Navy, Ă Halifax, en 1882. Auparavant, sa passerelle pourrie sâĂ©tait effondrĂ©e sous les pas de deux civils, causant leur mort, et il avait endommagĂ© dâautres bĂątiments dans le port de Saint John (Nouveau-Brunswick), aprĂšs avoir rompu ses amarres lors dâun coup de vent. LâexpĂ©rience du HMS Charybdis saborda lâidĂ©e de crĂ©er une marine canadienne pour une gĂ©nĂ©ration.
LâidĂ©e dâun rĂŽle plus important pour le Canada dans les affaires navales revint sur le devant de la scĂšne Ă la fin du XIXe siĂšcle, avec la rĂ©surgence des tensions internationales et des rivalitĂ©s impĂ©riales en Europe. CâĂ©tait Ă©galement un moment oĂč le jeune pays tentait de dĂ©finir sa propre identitĂ© nationale. Fournir de lâargent aux Britanniques plutĂŽt que de construire des navires au pays semblait contraire Ă lâintĂ©rĂȘt national â sans compter quâun soutien direct Ă la Grande-Bretagne alimentait les soupçons des isolationnistes et des Canadiens français.5 Câest Ă ce moment quâentra en scĂšne la filiale de Toronto de la Ligue navale, un groupe de pression promarine fondĂ© en 1895. Dans un contexte dâintensification de la course aux armements navals entre la Grande-Bretagne et lâAllemagne, son secrĂ©taire honoraire, H. J. Wickham, publia le 20 juin 1896 un plan de dĂ©fense navale dans le journal torontois Globe. On Ă©tait Ă seulement trois jours de lâĂ©lection fĂ©dĂ©rale qui porterait les libĂ©raux de Wilfrid Laurier au pouvoir. Wickham proposait la crĂ©ation dâune milice navale qui travaillerait en collaboration avec la milice terrestre. Elle compterait des forces permanentes et des forces de rĂ©serve et disposerait de centres dâinstruction sur les deux cĂŽtes. Son plan proposait la conversion du Service de protection des pĂȘches en une force de dĂ©fense cĂŽtiĂšre. Plus tard cette mĂȘme annĂ©e, Wickham avança lâidĂ©e dâun programme supplĂ©mentaire en vertu duquel des Canadiens seraient mis Ă la disposition de la Royal Naval Reserve pour aider Ă armer des navires marchands en cas de crise. Wickham ne rĂ©ussit pas Ă convaincre le gouvernement, mais il continua Ă faire pression sur lui jusquâen 1910.
Pourtant, il Ă©tait clair au dĂ©but du XXe siĂšcle quâil fallait faire quelque chose pour Ă©tablir une prĂ©sence navale canadienne le long des cĂŽtes Est et Ouest. Les Ătats-Unis Ă©taient sur le point de se hisser au statut de puissance mondiale et la Grande-Bretagne Ă©tait de plus en plus prĂ©occupĂ©e par la menace posĂ©e par la marine allemande, alors en plein essor. Graduellement, lâopinion favorable Ă une marine canadienne distincte â et Ă la formation dâune rĂ©serve selon le modĂšle proposĂ© par la Ligue navale â se rĂ©pandit chez les politiciens et les gens de marine. Le 24 novembre 1902, Frederick Borden, ministre de la Milice et de la DĂ©fense du cabinet Laurier, affirma publiquement, au moins deux fois, que le gouvernement Ă©tait prĂȘt « Ă former le noyau dâune marine » au Canada.6 Ce « noyau » devait ĂȘtre une milice navale qui viendrait renforcer la Royal Naval Reserve, mais qui disposerait de navires dâinstruction fournis par le gouvernement canadien. Les actions rĂ©centes de la Royal Newfoundland Reserve (voir chapitre suivant) avaient dĂ©montrĂ© lâintĂ©rĂȘt dâune telle instruction. La rĂ©serve Terre-Neuvienne Ă©tait dirigĂ©e par Walter Hose, alors lieutenant de vaisseau, qui allait devenir en 1923 directeur du Service naval du Canada.
Alors quâon aperçoit les coques blanches des Navires du gouvernement du Canada Canada (Ă droite) et La Canadienne Ă lâancre en arriĂšre-plan, la vedette du Canada ramĂšne Ă terre des invitĂ©s du festival dâĂ©tĂ© Ă Canso Harbour (N.-Ă.), en 1910.
Le 2 avril 1903, le Globe publia un article sur lâĂ©laboration dâun « projet de construction de remises Ă canons sur le littoral canadien, oĂč les pĂȘcheurs pourraient recevoir une instruction en artillerie navale ». Sâappuyant sur le succĂšs de la formation, en 1901 et 1903, de quelques marins du Service de protection des pĂȘches aux canons Ă tir rapide, ce projet Ă©tait la crĂ©ation du nouveau ministre de la ...