PremiÚre méditation
AU PAYS DE LA COMMUNICATION
Au cours de son premier hiver canadien, [Alexander Graham] Bell avait repris certaines de ses expériences antérieures avec les diapasons . . . Le télégraphe harmonique ou multiple (prototype du téléphone) commençait à prendre forme. Il passait des heures dans le petit salon [. . .] à chanter une seule note, penché sur le piano, le pied sur la pédale, «à guetter une vibration dans le ton correspondant».
â AVITAL RONELL, dĂ©crivant la dĂ©marche
intellectuelle de Bell, dans The Telephone Book:
Technology-Schizophrenia-Electric Speech
Je perçois la communication comme la grande valeur du Canada, un pays oĂč la bonne entente coexiste avec la mĂ©sentente, lâinvective avec la conciliation, la nĂ©gociation constante avec les limites comme les Ă©carts du langage. Nous avons dĂ» apprendre Ă nous joindre malgrĂ© un immense territoire, couvrant cinq fuseaux horaires et demi, Ă©tendue autrefois inculte et Ă peine peuplĂ©e, devenue un Ă©talement de villes, de banlieues et de citĂ©s-satellites. Ici, la technologie forge des connexions et des dĂ©connexions.
Au fil des comitĂ©s et des assemblĂ©es qui Ă©tablirent la carte du Canada en 1867, des controverses linguistiques et des crises politiques sur lâunitĂ© du pays, des dĂ©bats publics et des rĂ©fĂ©rendums qui ont jalonnĂ© notre histoire depuis la ConfĂ©dĂ©ration, on peut distinguer et voir se tisser la trame dâune histoire: celle de la communication dynamique. Cette histoire est porteuse de milliers de messages, sur la nĂ©cessitĂ© de se parler, de sâĂ©couter patiemment, sur lâurgent besoin dâun dĂ©bat continu, sur la constatation ironique et subtile que notre pari audacieux et original doit sâincarner dans des confĂ©rences, des palabres et des communiquĂ©s, dans des images, des symboles et des signaux, dans des vibrations envoyĂ©es Ă travers les airs.
Depuis le dĂ©but, les Canadiens ont dĂ» poser des rails, construire des routes et des ponts, creuser des canaux, tendre des fils sur des poteaux tĂ©lĂ©graphiques, Ă©tablir des rĂ©seaux de communication, des centres de transmission et de rĂ©ception, Ă©tablir les coordonnĂ©es complexes des liens qui allaient relier les cĂŽtes les plus Ă©loignĂ©es, produire des traductions qui transmettraient la pensĂ©e dâun groupe linguistique Ă lâautre, dans un dialogue inextricable oĂč la rĂ©solution de nos diffĂ©rends paraĂźt souvent incertaine, voire improbable. Je prends la Tour CN, Ă Toronto, pour antenne, symbole de transmission du flux invisible, emblĂšme dâaccueil, qui invite lâesprit Ă prendre son essor.
Ce besoin, cette faim de communiquer a un envers, dans la dĂ©charge de bavardage inconsĂ©quent. Câest un bruit de fond qui peut dĂ©concerter nos meilleurs instincts, entraver le flot de considĂ©rations morales: il peut sâagir de la grogne et de lâinsinuation, du blĂąme et de lâaccusation qui mĂšnent au repli, au solipsisme politique quâon appelle parfois le rĂ©gionalisme. ConfigurĂ© pour la communication, le Canada est une agora de voix nombreuses, oĂč aucune ne prĂ©domine, et dont la polyphonie produit parfois une cacophonie assourdissante.
Le champ de communication perpĂ©tuellement agitĂ© et changeant est ce qui rend le Canada si difficile Ă dĂ©finir. Notre mythe, ou notre propension culturelle, diffĂšre profondĂ©ment de celui des Ătats-Unis, avec son histoire individualiste, son militarisme et son commercialisme, ses conquĂȘtes violentes dâespace et de peuples, sa notion millĂ©nariste de destinĂ©e manifeste. En AmĂ©rique, la crĂ©ativitĂ© sâunit Ă la cruautĂ© avec une force brutale et infiniment sĂ©duisante. Au Canada, nous nous serrons Ă la frontiĂšre de nos provinces avec les Ătats amĂ©ricains, cherchant Ă nous associer en villes et en municipalitĂ©s, forgeant des liens vitaux, construisant nos infrastructures communes (voies ferrĂ©es, barrages, projets hydroĂ©lectriques, satellites artificiels), pour ensuite nous montrer incapables de convenir du sens Ă donner Ă ce pays. Nous avons paradoxalement formĂ© le consensus de ne pas nous laisser imposer une seule dĂ©finition unificatrice. Nos confĂ©rences constitutionnelles et nos comitĂ©s consultatifs incarnent un processus de dĂ©construction et de reconstruction graduelles. Or de nombreuses cultures, aux interprĂ©tations souvent contradictoires, se cĂŽtoient ici. Nos vĂ©hĂ©mentes discordes masquent peut-ĂȘtre une foi sous-jacente, comme si nous savions que nos dĂ©bats confus et mĂȘme acrimonieux, nos maladresses et nos malentendus, ces affrontements litigieux qui semblent saper notre bonne foi, pourraient nous induire Ă reconnaĂźtre nos diffĂ©rences, dans le sain respect de nos distances, et ainsi (autre paradoxe) Ă dĂ©couvrir notre harmonie humaine profonde.
Nous rĂ©sistons Ă articuler une version dĂ©finitive du pays et de nous-mĂȘmes parce que nous savons, au fond de notre Ăąme, que notre histoire incarne le processus et la valeur de la communication mĂȘme. Dans ce vaste et spacieux pays, aux lointains paisibles et solitaires, la contemplation et la rĂȘverie peuvent nous inspirer: ici il est possible de penser, dâobserver, de commenter, de rĂ©flĂ©chir, dâinterprĂ©ter, de se libĂ©rer des formes traditionnelles, pour ĂȘtre en mesure de rĂȘver. Le dĂ©luge dâintensitĂ©s Ă©lectroniques ne fera quâaugmenter; or il peut ĂȘtre canalisĂ©: communiquer, avec les autres, avec nos propres cerveaux, avec notre imagination mĂȘme, avec la nature et avec la citĂ©, par lâentremise de nos machines, est notre principale occupation. La culture, la possibilitĂ© dâaffinitĂ© et de rapport est notre espoir primordial, tout comme parler, discuter, non pas simplement pour passer le temps, mais pour Ă©tendre lâinteraction humaine au-delĂ de nos provinces. Nous savons que nous avons commencĂ© sans idĂ©e prĂ©dĂ©terminĂ©e de ce que nous Ă©tions ni dâoĂč nous allions. Les pistes de communication, sans cesse changeantes, sont tout ce qui importe.
Le mythe du Canada, lâhistoire cachĂ©e, est le rĂ©cit dâun pays contemplatif, dâun lieu dâintĂ©rioritĂ©, oĂč lâon peut sâinterroger sur lâidĂ©e de nation, examiner les valeurs quâon veut voir se manifester et se rĂ©aliser, rĂ©flĂ©chir aux identitĂ©s solitaires et aux rĂȘves quâon entend prĂ©server. Nous attendons, au rendezvous des sociĂ©tĂ©s et des peuples, et dans notre attente souvent nous devenons perplexes, tentĂ©s par la colĂšre et par des haines vengeresses, et pourtant attirĂ©s par des Ă©nergies Ă peine exprimĂ©es, des murmures dans lâair du nord, le souvenir persistant et pas toujours entiĂšrement compris des efforts que nous avons mis Ă faire nĂŽtre ce pays, par les libertĂ©s dâun nouveau monde.
Rappelons:
Les débats sur la Confédération (1864-1867).
Les reprĂ©sentants de lâOuest (lâOntario), de lâEst (le QuĂ©bec) et des Maritimes se sont assemblĂ©s Ă Charlottetown, Ă QuĂ©bec et dans la ville qui allait bientĂŽt ĂȘtre rebaptisĂ©e Ottawa. Ils se sont rĂ©unis et ils se sont mis Ă parler, et leurs rĂ©unions se poursuivirent des jours durant, du matin au soir.
Suivirent des dĂ©saccords sincĂšres, des discours ronflants, des arguments percutants, des regroupements, des tractations, des marchandages, des compromis et des concessions rĂ©ciproques, des messes basses et de la grogne . . . Bref, dâaprĂšs George Brown, un mĂ©lange de coaxing and wheedling, câest-Ă -dire dâincitation et de cajolerie. La dĂ©marche Ă©tait exploratoire, pleine dâincertitude, de lenteur, exigeant quâon y voue de longues heures et des rĂ©serves de patience. Mais les reprĂ©sentants nĂ©gociaient pour former une nouvelle union transcontinentale. Sir John A. Macdonald affirma que câĂ©tait «la deuxiĂšme fois que lâhomme fondait une dĂ©mocratie dans le Nouveau Monde...»
Octobre 1864, à Québec.
Le jour, il y avait des rĂ©unions, des dĂ©libĂ©rations autour de la table de confĂ©rence, et encore plus de mots, encore plus dâaccommodements. Le soir, câĂ©taient des dĂźners, des bals, des conversations Ă bĂątons rompus, des danses et encore des danses.
Edward Whelan, dĂ©lĂ©guĂ© de lâĂle-du-Prince-Ădouard, raconta ce qui suit: «Les ministres â les plus en vue surtout â sont les danseurs les plus infatigables que jâaie vus de ma vie; ils ne manquent pas une seule danse de toute la nuit.»
Et au sud de la frontiĂšre?
En septembre 1864, la guerre civile amĂ©ricaine atteignait son apogĂ©e sanglante. Sherman, le gĂ©nĂ©ral unioniste, avait envahi Atlanta. En octobre, le gĂ©nĂ©ral Hood, Ă la tĂȘte de lâarmĂ©e confĂ©dĂ©rĂ©e, tendit une embuscade Ă Sherman Ă lâextĂ©rieur de la ville en flammes â mais la ruse de Hood ne parvint pas Ă retarder lâavance des troupes de Sherman. Au mĂȘme moment, un autre gĂ©nĂ©ral unioniste, Sheridan, dĂ©vastait la rĂ©gion de Shenandoah. Avant la fin de novembre, Hood sâĂ©tait retirĂ© en dĂ©sordre, et Sherman avait rasĂ© Atlanta. Les Yankees dĂ©ferlĂšrent jusquâĂ lâocĂ©an, traquant les rebelles, dĂ©truisant les voies ferrĂ©es, pillant les plantations et les fermes, brĂ»lant les rĂ©coltes, faisant main basse sur les rĂ©serves de vivres, confisquant le bĂ©tail, jusquâĂ ce que le Sud se rende, en 1865.
Pendant ce temps, au nord, des Canadiens de lâOuest, des Canadiens de lâEst et les reprĂ©sentants des Maritimes parlementaient au sujet de lâunitĂ©. Quand ils ne dĂ©battaient pas la nature et la structure de la nouvelle nation, ils Ă©nonçaient de fortes opinionsâqui nâĂ©taient pas pour autant des positions dĂ©finitives â quant Ă qui allait devoir endosser la plus grande part du fardeau de la dette nationale.
Rappelons:
Que le pari canadien fut en partie inspirĂ© par la crainte de la guerre civile amĂ©ricaine et des raids fenian qui eurent lieu le long de la frontiĂšre vers le milieu des annĂ©es 1860. Que, conscients du carnage qui avait lieu au sud, alarmĂ©s par la puissance militaire efficace et mobilisĂ©e de lâUnion victorieuse, les politiciens canadiens se rĂ©unirent pour parler, parler dâune nouvelle espĂšce de pays et, par les mots, le mettre au monde.
Personne ne fut contraint de signer lâActe de lâAmĂ©rique du Nord britannique. Pendant les dĂ©bats, aucun individu, aucun groupe ne fit lâobjet de tactiques dâintimidation ou de rĂ©cupĂ©ration dĂ©loyale, ni de coercition Ă la pointe dâun fusil ou dâune baĂŻonnette, personne ne força quiconque Ă se ranger contre son grĂ©. Les mots choisis par les pĂšres de la ConfĂ©dĂ©ration ne consternĂšrent ni nâindignĂšrent aucun des participants des trois rĂ©gions, pourtant bien diffĂ©rentes. Les politiciens, anglais aussi bien que français, convinrent dâun Ătat parce que câĂ©tait dans leur intĂ©rĂȘt et parce quâils Ă©taient trĂšs conscients de leur vulnĂ©rabilitĂ© et souhaitaient se protĂ©ger. La dĂ©lĂ©gation du QuĂ©bec â dont Georges Ătienne Cartier Ă©tait un leader Ă©loquent â reçut lâassurance que la province conserverait son propre systĂšme Ă lâintĂ©rieur du systĂšme plus grand, un geste dĂ©libĂ©rĂ© et bien accueilli qui allait prĂ©server un degrĂ© essentiel de dissidence au sein du nouveau pays.
Une lecture symbolique ou Ă©sotĂ©rique des nĂ©gociations et de la situation aux Ătats-Unis et au Canada, respectivement, rĂ©vĂ©lerait que les AmĂ©ricains combattirent leurs compatriotes sur le champ de bataille, souvent au sacrifice de leur vie, pour forger leur union dâacier, alors que les Canadiens sâaffrontĂšrent autour de tables de nĂ©gociation, apportant leurs arguments et leurs hĂ©sitations, forgeant les compromis et convenant des principes sur lesquels auraient lieu leurs dĂ©bats futurs. Il semble bien que, quand les AmĂ©ricains perdent la tĂȘte et en viennent au meurtre, les Canadiens se disputent et prennent des notes.
Typiquement, lâunion que les Canadiens improvisĂšrent Ă©tait large, provisoire et variable. Ă aucun moment nâa-t-on le sentiment quâils tentaient de forger une identitĂ© spĂ©cifique: les mots quâils choisirent nâessayaient pas de promulguer des vĂ©ritĂ©s Ă©ternelles. Le document quâils produisirent â lâActe de lâAmĂ©rique du Nord britannique â Ă©tait moins dĂ©finitif, et beaucoup moins grandiose, que la DĂ©claration dâindĂ©pendance amĂ©ricaine, ou, tandis quâon y est, la DĂ©claration des droits de lâhomme et du citoyen française. Lâentreprise canadienne dut paraĂźtre vague et irrĂ©aliste, en tout cas pĂ©trie de paradoxes, car elle attelait ensemble des alliĂ©s improbables, les Français et les Anglais, et les populations disparates Ă©tablies sur les cĂŽtes et Ă lâintĂ©rieur. Bien sĂ»r, lâarrangement dâalors excluait beaucoup de gens. Il nâen demeure pas moins que le Epluribus unum amĂ©ricain sâaccomplit par la guerre, sous les drapeaux, Ă grand renfort de parades et de fanfares militaires, en invoquant une cause vertueuse et certaine, sur des tas de cadavres et de dĂ©combres. Ici, on parvint à «la paix, lâordre et le bon gouvernement» par la mĂ©diation, Ă coup de discours et dâententes Ă©crites, avec la garantie de reconnaĂźtre et de prĂ©server nos diffĂ©rences: un processus dont on acceptait quâil serait long et quâil nĂ©cessiterait beaucoup de doigtĂ©.
Rappelons:
La fĂȘte du Dominion, le 1er juillet 1867.
Les fondateurs, Ă la derniĂšre minute, rajoutĂšrent le mot «dominion» au titre du nouveau pays. Quelle en Ă©tait la signification? Ils avaient dâabord pensĂ© au mot «royaume», mais lâĂ©liminĂšrent Ă cause de sa fĂącheuse connotation dâempire. Suivirent des consultations, des discussions: ni «rĂ©publique» ni «Ătat confĂ©dĂ©ré» ne trouvĂšrent grĂące auprĂšs des reprĂ©sentants, et plusieurs jugĂšrent lâappellation «dominion» obscure et mĂȘme absconse. Il fut vite convenu que le titre serait surtout ornemental â une fioriture, sans plus â, un ajout improvisĂ©, Ă rĂ©viser plus tard. «CâĂ©tait plutĂŽt absurde», ironisa avec hauteur le comte de Derby, un conseiller du premier ministre Disraeli.
En Grande-Bretagne, la classe dirigeante et les politiciens ne sâintĂ©ressaient pas beaucoup au Canada, et encore moins Ă sa dĂ©signation officielle, fĂ»t-ce «dominion» ou une autre. Disraeli, prĂ©occupĂ© par des questions de politique intĂ©rieure, comme le Reform Bill, qui Ă©tendait le privilĂšge du vote Ă une plus grande partie du public britannique, et par lâascension de Gladstone Ă la tĂȘte du parti libĂ©ral, qui menaçait sa survie politique, avait dâautres chats Ă fouetter.
Et la reine Victoria, que pensait-elle du mot «dominion»? «Ce nâest pas un ajout trĂšs heureux», laissa tomber la souveraine.
La premiĂšre annĂ©e, la population fĂȘta spontanĂ©ment lâanniversaire du dominion, sans avoir besoin dâun dĂ©cret du gouvernement. Dans toutes les rĂ©gions, on tint des feux dâartifice, des concerts en plein air, des discours publics, on dĂ©ferla des banniĂšres. Or il y avait une discontinuitĂ© provocante, mĂȘme subversive, entre les messages formulĂ©s, de rĂ©gion en rĂ©gion, exprimant, une fois de plus, lâabsence dâun idĂ©al prĂ©pondĂ©rant, dâun concept uniforme, dâune seule communautĂ© prĂ©dominante.
En Nouvelle-Ăcosse, une formule que les fondateurs avaient Ă©liminĂ©e reparut sur des banniĂšres:
SUCCESS TO THE CONFEDERACY
Et au Québec, on vit brandir le slogan:
BIENVENUE Ă LA NOUVELLE PUISSANCE
Ces messages Ă©taient lourds de sens. De nuances, dâinflexions sous-jacentes. Confederacy dĂ©signe un Ătat confĂ©dĂ©rĂ©, câest-Ă -dire un groupe dâĂtats qui se liguent en un pacte, mais prĂ©servent chacun leur individualitĂ©: en bref, une fĂ©dĂ©ration. Or, en 1867, les observateurs internationaux nâauraient pas manquĂ© de constater que, si peu de temps aprĂšs la guerre civile aux Ătats-Unis et moins de cent ans aprĂšs leur guerre dâIndĂ©pendance, ce terme annonçait et confirmait dĂ©sormais une rĂ©bellion, et non une rĂ©volution.
«Puissance» a une Ă©tymologie intĂ©ressante, qui passe par lâitalien possente, par lâanglais puissant ainsi que potent, et comporte des rĂ©sonances ...