LE MONDE
DâAPRĂS-GUERRE CHAPITRE 9
VICE-AMIRAL HAROLD GRANT:
PĂRE DE LA MARINE ROYALE CANADIENNE
DâAPRĂS-GUERRE
Capitaine (M) Wilfred G.D. Lund
Le vice-amiral Harold Taylor Wood Grant, CBE, DSO et CD, a accĂ©dĂ© au poste de commandant de la Marine royale canadienne le 1er septembre 1947, devenant ainsi le cinquiĂšme chef dâĂ©tat-major de la Marine alors quâelle se trouvait Ă son plus bas niveau de toute lâĂšre dâaprĂšs-guerre. Son prĂ©dĂ©cesseur, le vice-amiral Howard Emerson («Rastus») Reid, sâĂ©tait contentĂ© essentiellement durant son mandat de «veiller au grain». Reid nâavait jamais convoitĂ© le poste de CEMM, et il ne lâavait acceptĂ© quâavec rĂ©ticence au moment de la mort subite en 1946 de son titulaire, le vice-amiral G.C. Jones. Il avait convenu de remplir cette fonction uniquement jusquâĂ la fin de la pĂ©riode de transition, pour la mise sur pied dâune «force intĂ©rimaire». Cette pĂ©riode de tĂątonnements se caractĂ©risait par une politique de dĂ©fense mal dĂ©finie et lâaustĂ©ritĂ© financiĂšre. La nomination de Grant, successeur naturel de Jones, a redonnĂ© une vigueur, une assurance et une prĂ©sence renouvelĂ©es Ă cette fonction. Par-dessus tout, il a amenĂ© avec lui une capacitĂ© de commandement, une dĂ©termination et un sens de la direction remarquables.1 Aux yeux des membres de la MRC, il avait une stature de hĂ©ros qui datait de lâĂ©poque dâavant-guerre. Pour les officiers subalternes du QGEMM, le vice-amiral Grant Ă©tait «un gentleman attentionnĂ©, un personnage joyeux sâexprimant avec douceur qui comprenait bien les officiers subalternes».2 Tous ceux qui avaient servi sous ses ordres lâestimaient et le respectaient.
Grant sâest trouvĂ© confrontĂ© Ă la tĂąche gigantesque de rebĂątir la Marine canadienne en temps de paix pour en faire une force efficace, avec des recrues qui provenaient dâune sociĂ©tĂ© et dâun pays que la DeuxiĂšme Guerre mondiale avait transformĂ©s de fond en comble. Durant son mandat de quatre ans, il allait confier Ă la Marine comme fonction premiĂšre la guerre anti-sous-marine et lancer le programme de construction dâune nouvelle flotte de destroyers dâescorte de conception canadienne. Ses dĂ©cisions permirent Ă la Marine de connaĂźtre une expansion rapide, afin de relever les dĂ©fis de la Guerre froide et dâassumer des engagements importants dans le cadre de lâOrganisation du traitĂ© de lâAtlantique Nord (OTAN). Grant dut Ă©galement surmonter de sĂ©rieux problĂšmes personnels et rĂ©orienter les structures administratives et culturelles de la Marine pour favoriser les changements nĂ©cessaires. Ces accomplissements valurent au vice-amiral Harold Grant le titre de pĂšre de la Marine royale canadienne moderne dâaprĂšs-guerre.
Harold Grant, nĂ© Ă Halifax en 1899, Ă©tait le plus jeune dâune famille de six enfants. Son pĂšre, lâHonorable MacCallum Grant, possĂ©dait une entreprise de pĂȘche et de navigation prospĂšre, et il Ă©tait un personnage influent dans le milieu des affaires et la bonne sociĂ©tĂ© de Halifax. Le jeune Harold grandit dans la tradition conservatrice des presbytĂ©riens Ă©cossais fondĂ©e sur la loyautĂ©, le labeur et lâautosuffisance et, Ă lâinstar de beaucoup de nĂ©o-Ă©cossais, sa famille Ă©prouvait une affection poussĂ©e pour les racines britanniques.3 Les Grant appartenaient Ă lâĂ©lite de Halifax et leur rĂ©sidence somptueuse, baptisĂ©e «Armdale», Ă©tait entourĂ©e de vastes jardins et offrait une vue panoramique sur le bras nord-ouest. Ce bras de mer servait de terrain de jeux aux fils Grant, qui apprirent Ă aimer lâocĂ©an et devinrent des marins accomplis. MacCallum Grant, un fervent admirateur du modĂšle dâĂ©ducation allemand, amena toute sa famille vivre en Allemagne durant deux ans; les garçons Ă©tudiĂšrent alors au CollĂšge de Heidelberg.4 La famille revint Ă Halifax en 1911. Le gouvernement canadien avait mis sur pied lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente le service naval canadien, et le frĂšre aĂźnĂ© de Harold, John, a fait partie de la premiĂšre fournĂ©e dâĂ©lĂšves officiers au Nouveau collĂšge royal de la Marine du Canada, qui logeait sur un quai de Halifax. Harold Grant sâinscrivit au CRMC quatre ans plus tard, en 1914, lâannĂ©e mĂȘme oĂč son pĂšre fut nommĂ© lieutenant-gouverneur de la Nouvelle-Ăcosse.5
Au mĂȘme titre que Leonard Murray et tous les officiers qui sont passĂ©s par le CRMC, Harold sâĂ©tait imprĂ©gnĂ© des traditions de la Royal Navy, faisant primer le credo de celle-ci sur ses intĂ©rĂȘts personnels. Il subit alors lâinfluence dâun mentor remarquable, le commandant Nixon, qui favorisait un fort sentiment de camaraderie parmi les Ă©lĂšves officiers. La loyautĂ© durable ainsi inculquĂ©e aux officiers issus du CRMC allait marquer le caractĂšre de Grant tout au long de sa carriĂšre. Petit et fragile pendant sa jeunesse, lâĂ©lĂšve officier Grant Ă©tait souvent malade, mais il avait lâesprit vif et brillant et une forte dĂ©termination. Le journal du CRMC, Sea Breezes, a Ă©crit que Grant Ă©tait «lâillustration par excellence de ce que la volontĂ© et le cran permettent dâaccomplir».6 Les rapports de rendement de ses officiers supĂ©rieurs mentionnent souvent «sa force de caractĂšre et sa dĂ©termination».7 Ayant obtenu au CRMC un certificat de premiĂšre classe en 1917, il a poursuivi sa formation en tant quâaspirant de marine Ă bord de «gros navires» de la Royal Navy jusquâĂ la fin de la PremiĂšre Guerre mondiale, sans toutefois subir le feu de lâaction.
Entre les deux guerres, la carriĂšre de Harold Grant a suivi le cours normal des officiers de la RCM. Il acquit une formation spĂ©cialisĂ©e de navigateur et dâofficier dâĂ©tat-major au sein de la Royal Navy. Son expĂ©rience en mer se fit Ă la fois sur des bateaux de la MRC et de la RN, dont quatre navires de guerre britanniques.8 Il a Ă©galement occupĂ© des postes dâĂ©tat-major au quartier gĂ©nĂ©ral du service naval Ă titre de directeur de la planification, et subsĂ©quemment, dans les forces de rĂ©serve navale. Son stage dans la Royal Navy lui a procurĂ© une expĂ©rience prĂ©cieuse concernant le contrĂŽle des dĂ©placements des navires, Ă lâĂ©tat-major du commandant en chef de la flotte de lâAtlantique. Bien que, dans la Royal Navy, la dĂ©termination, la capacitĂ© de travail et la loyautĂ© de Grant aient fait bonne impression, son rendement Ă©tait jugĂ© Ă peine supĂ©rieur Ă la moyenne. Toutefois, dans la Marine canadienne, tant Leonard Murray que G.C. Jones estimaient que Grant mĂ©ritait de gravir les Ă©chelons Ă un rythme accĂ©lĂ©rĂ©, si bien quâil a Ă©tĂ© promu commandant en 1935, devançant certains de ses supĂ©rieurs.9
Il avait alors pris de lâassurance et ses aptitudes de leadership sâĂ©taient dĂ©veloppĂ©es. Harold Grant sâĂ©tait taillĂ© une rĂ©putation dâofficier compĂ©tent et de gentleman modeste dotĂ© dâun bon sens de lâhumour. Physiquement, il Ă©tait devenu fort et il excellait dans les sports. Il savait diriger Ă la fois les officiers et les marins, et il jouissait dâune grande popularitĂ© sociale. Ses contacts en tant que membre de lâaristocratie de Halifax lui ont permis dâĂ©voluer dans les cercles sociaux appropriĂ©s partout oĂč il remplissait son service. Grant Ă©tait un bon parti qui aimait sâamuser, et on pouvait compter sur lui pour «mener les virĂ©es Ă terre». Certaines anecdotes sont devenues lĂ©gendaires, par exemple quand on lui a manifestĂ© le «dĂ©plaisir du MinistĂšre», rĂ©primande pour avoir embĂȘtĂ© un couple en lune de miel dans un hĂŽtel de Chester en Nouvelle-Ăcosse.10 Or, la nouvelle Ă©pouse Ă©tait la secrĂ©taire du sous-ministre de la DĂ©fense. Cet incident a eu simplement pour effet dâajouter Ă sa rĂ©putation croissante. Par la suite, il a Ă©pousĂ© Christine Mitchell, une rĂ©sidante de Halifax, dont lâĂ©lĂ©gance ainsi que le charme dâhĂŽtesse et de grande dame lui ont valu une grande popularitĂ© tant auprĂšs de ses homologues que des rangs subalternes.11 Toutefois, le cĂŽtĂ© dĂ©terminĂ© de Grant dĂ©passait parfois les bornes et lui a occasionnĂ© une mise en garde du chef dâĂ©tat-major de la Marine, Percy Nelles, qui croyait que son avancement rapide lui avait peut-ĂȘtre montĂ© Ă la tĂȘte.12 NĂ©anmoins, Nelles lui a confiĂ© le commandement du NCSM Skeena en 1938. Peu aprĂšs le dĂ©clenchement de la guerre, il fut nommĂ© chef dâĂ©tat-major auprĂšs du capitaine Reid, commandant de la flotte de la cĂŽte Atlantique, un poste Ă terre.
Pendant la guerre, Grant sâest distinguĂ© de façon exceptionnelle, devenant alors un des officiers navals les plus dĂ©corĂ©s du Canada.13 Promu au grade de capitaine en 1940, on lâa alors affectĂ© au quartier gĂ©nĂ©ral du service naval, au poste crucial de directeur du personnel naval, ce qui lui a permis de superviser lâexpansion rapide de la Marine aux premiers temps de la guerre. En 1942, il a prĂȘchĂ© la prudence en recommandant de freiner la croissance afin de renforcer lâinstruction des troupes. Mais son avis fut rejetĂ© Ă cause du besoin crucial dâescorteurs.14 Il Ă©tait en poste Ă St. Johnâs, Ă Terre-Neuve, avec le grade de capitaine (D) depuis Ă peine six mois quand on lâa chargĂ© de commander lâancien croiseur de la Royal Navy HMS Diomede en mars 1943. Cette nomination, orchestrĂ©e avec lâamirautĂ© britannique par le CEMM, le vice-amiral Nelles, visait Ă fournir Ă des officiers de la MRC une expĂ©rience dans le commandement de «gros navires», en vue de lâacquisition Ă©ventuelle de croiseurs par le Canada. Trois mois plus tard, Grant fut mutĂ© du commandement du Diomede Ă celui du HMS Enterprise. Le 28 dĂ©cembre 1943, lâEnterprise et le HMS Glasgow livrĂšrent un duel de canonnade victorieux contre une escadre de 11 destroyers ennemis, dont trois furent coulĂ©s et plusieurs autres endommagĂ©s.15 Pour ce succĂšs, Grant reçut lâOrdre du service distinguĂ© (DSO), un honneur doublement unique dans les annales de la MRC du fait quâil a Ă©tĂ© attribuĂ© immĂ©diatement, et ce Ă un Canadien commandant un croiseur de la Royal Navy. Câest ainsi que se forgent les lĂ©gendes.
LâEnterprise a Ă©galement participĂ© au dĂ©barquement du Jour J, ce qui a valu Ă Grant une citation Ă lâordre du jour pour avoir dirigĂ© lâassaut contre la «Plage Utah» et les opĂ©rations de pilonnage. Grant sâest retrouvĂ© Ă nouveau dans le feu de lâaction le 25 juin 1944, lorsque lâEnterprise a attaquĂ© Ă bout portant les batteries cĂŽtiĂšres ennemies Ă Cherbourg pour appuyer les forces terrestres amĂ©ricaines. Il fut alors blessĂ© au cours du duel dâartillerie intense contre les canons de gros calibre ennemis. Ses hauts faits durant cet engagement lui ont mĂ©ritĂ© la mĂ©daille de lâĂ©toile de bronze dĂ©cernĂ©e par le gouvernement amĂ©ricain. Toutes ces citations pour ses actes de bravoure faisaient mention du «sens du leadership et de la dĂ©termination exemplaires» de Grant. Au dĂ©but de 1945, il a assumĂ© le commandement et la mise en service du croiseur NCSM Ontario, lâamenant sur le thĂ©Ăątre mĂȘme dâopĂ©rations du Pacifique pour participer aux combats. Comme dernier honneur en temps de guerre, il sâest vu attribuer le titre de commandant de la division militaire dans le cadre de lâOrdre de lâempire britannique (CBE) attribuĂ© pour «sa compĂ©tence exceptionnelle de marin et sa bravoure en mer de mĂȘme que ses capacitĂ©s administratives Ă terre».16 Ces exploits ont fait de Harold Grant un hĂ©ros aux yeux de ses subalternes, mais les Canadiens en gĂ©nĂ©ral ne connaissent guĂšre ses Ă©tats de guerre illustres parce quâil sâĂ©tait alors distinguĂ© en commandant des bateaux de la Royal Navy.
SubsĂ©quemment, Grant est devenu un personnage pivot pour la reconstruction de la Marine dâaprĂšs-guerre. Il a Ă©tĂ© nommĂ© en fĂ©vrier 1946 chef des services dâadministration et dâapprovisionnement au QGEMM, avec le grade de contre-amiral. Il sâagissait officiellement dâune fonction de contrĂŽleur, ...