Cas no 1 – Le syndrome d’hyperphagie incontrôlée :
L’obsession de la perte de contrôle
Il était une fois une famille parfaite : le père, un bel homme d’allure aristocratique, la mère, une femme gracieuse et élégante, et la fille, une superbe et sensuelle jeune fille.
Telle est l’image qui s’offrit à moi lorsque je me chargeai du cas d’Elena. La famille s’installa dans mon cabinet, la fille s’asseya évidemment entre ses deux parents « parfaits » et la mère, conformément à la tradition familiale en cas de problème, commença à m’exposer les faits.
Elle parla plusieurs minutes sans s’arrêter jusqu’à ce que je demande au mari s’il était d’accord avec ce qui venait d’être dit. Celui déclara approuver tout ce qui venait d’être exposé. Incroyable, mais vrai : la fille aussi affirma être entièrement d’accord avec la description faite par sa mère de ses problèmes alimentaires. Tout cela me paraissait très surprenant car, après avoir traité plusieurs milliers de cas, c’était la première fois que j’étais confronté à une famille en parfaite harmonie et qui avait en outre réussi à la conserver malgré les problèmes de leur fille. Mais, comme cela apparaîtra plus clairement par la suite, cet accord familial on ne peut plus enviable alimentait désormais aussi le trouble. Rien n’est bon en valeur absolue et une situation favorable peut, dans certains cas, se transformer en une mauvaise solution.
Depuis quelque temps déjà, Elena était obsédée par la peur de perdre le contrôle de son alimentation, de grossir et de devenir physiquement repoussante. Du fait de cette préoccupation, elle avait commencé à réduire son alimentation, comme pour se préparer à une éventuelle perte de contrôle, en prévenant les effets délétères d’une prise de poids. Malheureusement pour elle, comme pour toutes les personnes affectées du même trouble, sa tentative de résolution d’un problème qui l’effrayait l’avait conduite à le compliquer au lieu de le résoudre.
Généralement, les personnes s’inquiétant de la possibilité de perdre le contrôle face à la nourriture tendent à s’imposer des règles alimentaires rigides, lesquelles aiguisent leur désir d’aliments interdits. La fin de l’épisode est elle aussi bien connue. Après quelques jours d’une diète stricte, ces personnes finissent par se jeter sur les aliments interdits, devenus irrésistiblement désirables.
De la même façon, Elena était parvenue à élaborer un trouble composé de périodes où l’alimentation était strictement contrôlée avec des journées entières d’orgies, suivies de journées de jeûne partiel avant de repasser à une diète stricte culminant inéluctablement dans de nouveaux excès.
À partir du moment où Elena s’était rendue compte de son incapacité à gérer seule la situation, elle avait demandé de l’aide à ses parents, leur suggérant d’empêcher ses prises alimentaires compulsives en leur présence et de fermer les placards en leur absence afin de ne pas être vaincue par ses compulsions soudaines. Avec les meilleures intentions du monde, ses parents avaient accepté d’apporter à Elena l’aide demandée et de faire en sorte qu’elle ne soit pas débordée par ses impulsions. Mais, comme on pouvait s’en douter, de telles procédures ne firent qu’alimenter plus encore le trouble alimentaire de la jeune fille, la conduisant même à acheter et à manger des aliments interdits à l’insu de ses parents. Ses parents en avaient été bouleversés se retrouvant alors, comme l’avait expliqué métaphoriquement la mère, avec un « Janus bifrons », c’est-à-dire deux personnes en une : d’une part, une Elena sincère, raisonnable et charmante et une autre Elena, menteuse, fausse et préoccupante. Elena expliquait avoir cette même impression de se sentir alternativement celle qu’elle avait toujours été et une sorte de démon animé par le seul désir animal de nourriture. Ainsi, tant sur la description du problème que sur les tentatives de solution mises en place, la famille était apparue en parfaite harmonie, même si cela n’avait donné lieu à aucune amélioration de la situation et, au contraire, l’avait aggravée.
L’histoire d’Elena devrait nous faire méditer sur le fait qu’il n’est pas certain, contrairement à ce que certains moralistes ont pu affirmer, que l’amour est la plus grande force qui soit. Et, au contraire, souvent, comme dans le cas présent, son expression peut conduire à aggraver les choses. Par cette remarque, loin de nous l’idée d’affirmer le contraire, c’est-à-dire que le meilleur équilibre est conféré par des relations dépourvues d’amour. Nous souhaitons plutôt souligner le fait que les relations affectives sont dépourvues de toute dimension thérapeutique.
Toute personne liée à une autre par une forte relation affective et confrontée à son trouble se retrouve généralement dépourvue du point de vue thérapeutique, précisément du fait d’une trop grande implication affective qui la rend incapable d’adopter sans état d’âme l’attitude et le comportement qui s’imposent.
De fait, dans le cas d’Elena, il fut d’abord essentiel de clarifier tout cela par l’intermédiaire d’une restructuration de la situation familiale en soulignant d’abord combien son équilibre et les relations des membres de la famille, les uns avec les autres, étaient exceptionnels. Mais il fallut ajouter que, malheureusement, face au problème auquel Elena était confrontée et dont elle n’était pas responsable, il aurait fallu adopter une attitude radicalement différente. La déculpabilisation des parents d’hypothétiques responsabilités dans le problème de leur fille constitue, dans de tels cas, un pas en avant essentiel qui permet généralement d’obtenir une collaboration parentale plus solide et de contribuer à l’établissement d’une alliance thérapeutique avec leur enfant. Ce n’est pas un hasard si, à l’issue de mes explications, Elena exprima son accord total, affirmant que ses parents avaient fait leur possible, voire l’impossible, et que ce problème lui était strictement personnel. Une fois ces bases établies au cours de la séance, il fut facile de demander à tous d’adopter face au problème une attitude que je définis comme « la conjuration du silence ». Autrement dit, la règle consiste à éviter de parler du problème, en ayant à l’esprit que le fait d’en parler l’alimente.
Arrivé à ce stade, après avoir fait sortir ses parents afin de pouvoir travailler directement avec Elena, je procédai à la mise en œuvre de la manœuvre conçue spécifiquement pour son trouble : la restructuration de la peur du jeûne et des restrictions. Cette manœuvre débute par une question posée au patient : à son avis, que doit-il craindre le plus : l’orgie alimentaire ou le jeûne et les restrictions ? Généralement, la réponse spontanée s’oriente sur la première proposition, mais le patient est ensuite invité à bien réfléchir sur la séquence usuelle qui précède le déclenchement de l’orgie alimentaire.
Le patient commence alors à réfléchir en adoptant une perspective différente face à son problème. Ce fut le cas d’Elena qui répondit : « En réalité, si j’y pense bien, je m’efforce de me retenir, de limiter mon alimentation, mais ma volonté finit par exploser et je ne peux m’empêcher de me goinfrer. C’est donc peut-être précisément le fait de chercher à me retenir qui déchaîne mon désir compulsif de nourriture. »
Face à une telle déduction, je répondis en renforçant la solidité de cette nouvelle perspective : « Précisément, chaque fois que tu cherches à restreindre tes prises alimentaires, allant jusqu’à sauter des repas, en réalité, tu es en train de préparer ta prochaine orgie alimentaire. Par conséquent, tu dois craindre non la prise compulsive de nourriture, qui est un effet, mais bien la restriction du jeûne qui en est la cause. »
Nous discutons longtemps à ce propos avant qu’Elena ne quitte mon cabinet et que je lui dise qu’il lui serait sans doute impossible d’éviter sa tendance au jeûne et donc à la construction des orgies alimentaires suivantes. Je l’invite cependant à ne pas oublier ce dont elle doit avoir peur. Comme toute personne familière de la communication thérapeutique l’aura déjà saisi, la manœuvre consiste en un délicat exercice de persuasion par l’intermédiaire duquel on conduit le patient à avoir peur de ce que, jusqu’à maintenant, il a utilisé précisément pour se protéger de la peur de perdre le contrôle. Ce faisant, on utilise la force de la symptomatologie contre elle-même ou, pour le dire autrement, comme dans les arts martiaux, on utilise la force de l’adversaire contre celui-ci.
Deux semaines plus tard, la famille revint apparemment très satisfaite. Elena n’a pas eu une seule prise compulsive de nourriture durant cette période et, pour la plus grande satisfaction de ses parents, elle est même revenue à table partager leurs repas. Ce qui a le plus surpris Elena est le fait que, en agissant ainsi, elle n’a pas grossi, ayant même perdu ce kilo de trop acquis au cours des semaines précédentes durant les orgies alimentaires.
Toute la famille exprima le sentiment que tout était apparu si simple que cela semblait presque incroyable, je leur répondis avec un aphorisme de Goethe : « Tout est plus simple que l’homme ne peut l’imaginer et, en même temps, plus complexe qu’il ne peut le comprendre. » J’invitai ensuite la famille à poursuivre conformément aux prescriptions faites. Je suggérai alors à Elena un nouveau pas en avant afin de consolider définitivement la résolution de son problème et, là encore, j’utilisai l’aphorisme élaboré expressément pour ce type de situation : « Tu vois, Elena, en ce qui concerne la relation que chacun de nous entretient avec une forme de plaisir afin d’en avoir le contrôle une règle s’applique : “Si tu te l’accordes, tu peux y renoncer, si tu ne te l’accordes pas, tu ne pourras pas y renoncer.” Je voudrais donc que d’ici à notre prochaine séance tu adoptes cette règle en mangeant uniquement ce que tu aimes le plus dans des repas réguliers. Organise donc tes repas en sélectionnant tes aliments préférés, en évitant de choisir ceux qui sont les moins dangereux pour toi mais qui te plaisent le moins, tu verras qu’en agissant ainsi tu vas faire de nouvelles découvertes. »
À la séance suivante, Elena revint ravie d’avoir pu consommer ses aliments préférés, dont certains qu’elle n’avait pas mangé depuis très longtemps, ce qui lui a donné un grand sentiment de satisfaction. Mais, ce qui la met le plus en joie, est le fait qu’elle n’a pas pris un gramme, alors que jusqu’alors elle était convaincue que la consommation d’aliments qui lui plaisaient l’empêcherait de conserver la ligne. Je lui répondis simplement en lui faisant remarquer que cette découverte s’était révélée être un simple « secret initiatique » qui lui permettait de surveiller sa ligne, tout en ayant un rapport satisfaisant avec la nourriture.
Je revis Elena et sa famille pour le suivi de contrôle quelques mois après cette ultime séance. Les résultats obtenus s’étaient maintenus et Elena ne s’inquiétait plus de la nourriture, sa beauté et sa sensualité apparaissant exaltées par sa nouvelle sérénité.
Près d’un an après la dernière rencontre avec Elena et sa famille, je reçus d’elle une lettre très touchante dans laquelle elle me racontait combien sa vie était actuellement satisfaisante, tant en ce qui concernait ses études que ses amours. Elle m’annonçait en effet la rencontre d’un grand amour et, par l’intermédiaire de sa lettre, voulait me faire participer à son bonheur conquis de haute lutte.
Comme on l’aura saisi, Elena a parfaitement compris le fait que : « La meilleure preuve de sa maîtrise consiste à savoir perdre le contrôle pour le reprendre ensuite. »