Face Ă des doutes nâoffrant aucune issue et aux tentatives de solution qui produisent de nouvelles complications, lâintervention thĂ©rapeutique consistera nĂ©cessairement Ă briser le cercle vicieux fait de questions insolubles et de rĂ©ponses impossibles. Une nouvelle fois, la mĂ©thode, basĂ©e sur le principe hippocratique consistant Ă soigner le mal par le mal, permet la mise au point de solutions thĂ©rapeutiques vraiment efficaces. Il faut entrer dans la logique du systĂšme pathologique et en subvertir le fonctionnement en utilisant ses propres critĂšres. Dans ce but, il faut prendre garde de ne pas tomber dans le piĂšge de vouloir offrir des rĂ©ponses aux doutes et aux dilemmes des patients car nous deviendrions partie intĂ©grante du systĂšme pathologique rĂ©cursif.
La premiĂšre position thĂ©rapeutique fondamentale consistera donc Ă Ă©viter de donner au sujet des explications rassurantes, des diagnostics sĂ»rs ou toute autre indication que le patient pourrait utiliser abusivement pour rĂ©pondre Ă ses propres doutes, les considĂ©rant comme plus fiables car suggĂ©rĂ©s par un expert. Dans ce cas, on risquerait de crĂ©er un mĂ©canisme de dĂ©lĂ©gation de la responsabilitĂ© de toutes les dĂ©cisions Ă prendre au psychothĂ©rapeute. Si ce dernier commet cette erreur, il sera continuellement sollicitĂ©, mĂȘme en dehors des sĂ©ances, par des demandes dĂ©sespĂ©rĂ©es de rĂ©ponse aux doutes les plus divers et variĂ©s. En agissant ainsi, non seulement on nâaide pas le patient Ă sortir du piĂšge mental dont il est prisonnier, mais on sâen fait le complice.
Ce premier point devrait dĂ©courager les psychothĂ©rapeutes et psychiatres zĂ©lĂ©s, prĂȘts Ă offrir des explications pseudo-scientifiques aux patients : en agissant ainsi, ils pourraient avoir un sentiment de toute puissance dans leur rĂŽle, mais ils seraient dĂšs lors persĂ©cutĂ©s par des questions auxquelles il faudrait rĂ©pondre, avant que leur incapacitĂ© Ă dissiper les doutes du patient ne fussent rapidement mises en Ă©vidence.
Avant tout, il est nĂ©cessaire dâopposer Ă la demande de rĂ©ponses rassurantes de la part du patient une succession bien agencĂ©e de questions. Le sujet affrontera donc la dynamique alimentant le trouble plutĂŽt que ses contenus de signification. La forme et les mĂ©canismes gĂ©nĂ©rant le trouble pathologique seront ainsi dĂ©voilĂ©s au lieu de chercher Ă faire taire ce trouble au niveau sĂ©mantique. En pratique, cela signifie ĂȘtre capable de guider le patient Ă dĂ©couvrir comment fonctionne son problĂšme, au lieu dâexaucer les demandes de tranquillisation immĂ©diate. Dans ce but, on doit renverser la tendance, le patient ne nous posant plus de questions, mais devant rĂ©pondre aux nĂŽtres. Cette manĆuvre dĂ©clenche une restructuration des modalitĂ©s dysfonctionnelles appliquĂ©es par le patient pour tenter dâattĂ©nuer son malaise. Si, de plus, les questions sâavĂšrent capables dâorienter les rĂ©ponses vers la comprĂ©hension de lâeffet contre-productif de tenter dâapporter des rĂ©ponses Ă des dilemmes insolubles, cela fonctionne comme une sorte dâ« illumination soudaine » qui permet au sujet de sentir le danger de persister dans cette direction : on crĂ©e ainsi une peur thĂ©rapeutique qui sâoppose Ă la crainte pathologique.
GrĂące Ă ses rĂ©ponses Ă des questions stratĂ©giques, le sujet est conduit Ă la dĂ©couverte du fonctionnement de son trouble et du fait que ce sont prĂ©cisĂ©ment ses tentatives ratĂ©es de le combattre qui lâalimentent. Cela produit une rĂ©action immĂ©diate de rejet des modalitĂ©s considĂ©rĂ©es jusque-lĂ comme valides. Il est essentiel que la personne parvienne Ă de telles conclusions grĂące Ă un processus prĂ©sentant une forme comparable Ă celle de sa pathologie avec des questions qui suscitent, cette fois-ci, des rĂ©ponses thĂ©rapeutiques.
On a recourt Ă la logique qui structure le trouble en rĂ©orientant sa direction vers son extinction. Dans le cas inverse oĂč je me prĂ©senterais comme un expert qui rĂ©pond de façon rassurante aux interrogations du patient, jâutiliserais la logique du trouble mais, au lieu de la rĂ©orienter pour le dĂ©truire, jâen renforcerais la structure et finirais par lâalimenter.
Aux doutes pathologiques sâopposent les doutes thĂ©rapeutiques. Par exemple, si une personne a les doutes suivants : « Comment puis-je ĂȘtre sĂ»r de ne pas ĂȘtre pĂ©dophile ? ». On demandera : « Ă votre avis, est-il possible de parvenir Ă une rĂ©ponse dĂ©finitivement rassurante ou nâest-il pas possible de parvenir Ă une affirmation aussi absolue ? »
Comme il apparaĂźtra Ă lâĂ©vidence Ă un expert en logique, la question thĂ©rapeutique ne guide pas la personne Ă trouver une issue qui suive la direction logique de son interrogation, mais elle la rĂ©oriente vers une Ă©valuation de la justesse de la question en termes de dĂ©cidabilitĂ©1 effective de la rĂ©ponse. Revenant au dĂ©mon des propositions indĂ©cidables de la logique formelle ordinaire, si lâinterrogation que je me pose appartient Ă cette typologie, une rĂ©ponse logiquement correcte est impossible. ConformĂ©ment aux suggestions de Kant, on doit sâinterroger sur la question plutĂŽt que dây rĂ©pondre.
Ă une question stratĂ©giquement orientĂ©e, la rĂ©ponse la plus usuelle est : « Je crois quâil ne sâagit pas lĂ dâune rĂ©ponse rassurante et qui soit toujours valable. » La question suivante sera donc : « Mais si vous avez des doutes qui ne peuvent ĂȘtre dissipĂ©s de maniĂšre prĂ©cise et dĂ©finitive et que vous cherchez nĂ©anmoins Ă le faire, parviendrez-vous Ă vous rassurer ou Ă vous angoisser davantage ? ».
Il est Ă©vident que cette question oriente la rĂ©ponse, de sorte que la personne pourra seulement rĂ©pondre : « Je vais mâangoisser davantage. » En donnant cette rĂ©ponse, elle commencera Ă percevoir lâinsoluble dilemme logique auquel elle voudrait trouver une issue, mais aussi Ă ressentir combien il est contreproductif et dangereux de poursuivre ce pervers jeu mental. Elle commencera aussi Ă voir que pour ne plus souffrir, il ne sâagit pas de chercher des rĂ©ponses, mais de remettre en question la justesse de ses interrogations.
Une analyse linguistique permet de mettre en Ă©vidence la façon dont cette technique de dialogue dĂ©place lâattention de la sĂ©mantique Ă la pragmatique de la communication puisque, au lieu de rester au niveau logique du sens attribuĂ©, elle oriente lâanalyse sur la structure de lâĂ©noncĂ© qui dĂ©termine ses effets.
Ce type dâopĂ©ration de logique des prĂ©dicats ouvre la possibilitĂ© de sortir de la dynamique du dilemme sans solution et du doute pathologique. Dâun point de vue thĂ©rapeutique, cette manĆuvre est une restructuration de la perception du doute : au lieu de discuter des significations, on change le cadre formel au sein duquel elles sont exposĂ©es. En modifiant ainsi la structure logique du prĂ©dicat, on en transforme totalement les effets de sens induits. Du reste, comme les logiciens nous lâenseignent, lorsque nous sommes confrontĂ©s Ă des propositions pour lesquelles il nâexiste pas de rĂ©ponse exacte, câest le point de vue adoptĂ© qui fait la diffĂ©rence. Dans notre cas, le doute thĂ©rapeutique interroge donc la justesse de la structure du doute pathologique de façon Ă provoquer lâeffondrement de celui-ci sur lui-mĂȘme, le patient Ă©tant conduit Ă considĂ©rer le dilemme dâun point de vue qui sape ses fondements.
Face Ă un doute pathologique, la thĂ©rapie consiste donc Ă Ă©liminer ce qui le nourrit, Ă savoir la tentative de rĂ©pondre Ă un niveau logique indĂ©cidable pour passer Ă un autre type de logique qui le dĂ©truit. Cette opĂ©ration nâest pas aussi simple quâelle pourrait apparaĂźtre Ă une analyse purement formelle. En effet, une explication, aussi raffinĂ©e puisse-t-elle ĂȘtre, ne suffit pas Ă un patient qui souffre de cette pathologie !
Comme nous lâavons expliquĂ© Ă plusieurs reprises dans dâautres textes, au cours du processus thĂ©rapeutique, il faut sâefforcer de changer les perceptions et les sensations qui alimentent les rĂ©actions pathologiques. Dans ce but, il ne suffit pas de comprendre comment fonctionne un problĂšme, mais il est nĂ©cessaire de faire expĂ©rimenter Ă la personne de nouveaux types dâexpĂ©rience, capables de modifier les Ă©motions liĂ©es Ă ce quâelle vit comme problĂ©matique. En rĂ©alitĂ©, câest uniquement grĂące Ă ce type dâexpĂ©riences Ă©motionnelles correctives, selon le concept introduit par Franz Alexander2 (1946), que les personnes se rĂ©vĂšlent capables dâaccomplir de vĂ©ritables changements thĂ©rapeutiques.
Dans notre cas, par lâintermĂ©diaire dâune virtuositĂ© rationnelle qui pousse hors de leurs limites les mĂ©canismes pathologiques basĂ©s sur ce que nous avons dĂ©fini comme la « perversion de la raison », on induira le sujet Ă appliquer constamment les indications qui en rĂ©sultent. Durant le dialogue thĂ©rapeutique, on devra dâabord dĂ©monter la structure logique du problĂšme et le cercle vicieux qui le maintient, faisant comprendre au patient quâil peut y Ă©chapper en suivant les prescriptions dâune nouvelle mĂ©thode dâanalyse des doutes. Puis, dâune phase de dialogue, on passera Ă une phase prescriptive qui exige du sujet souffrant dâun doute pathologique tout Ă la fois tĂ©nacitĂ© et zĂšle pour mettre constamment en pratique une logique alternative se substituant Ă celle qui alimente son trouble.
Au cours des quinze derniĂšres annĂ©es, nous avons dĂ©veloppĂ©, dans notre Centre de thĂ©rapie stratĂ©gique brĂšve dâArezzo, une technique extrĂȘmement raffinĂ©e pour mener un entretien clinique et insuffler dans une simple conversation un changement thĂ©rapeutique effectif.
Comme nous le verrons en détail, la premiÚre composante est représentée précisément par les questions stratégiques visant à démonter les perceptions, les croyances, les paradoxes et les contradictions qui alimentent les circuits mentaux pathologiques.
Une seconde composante, tout aussi importante, et qui parfois prĂ©cĂšde la premiĂšre au cours des dialogues thĂ©rapeutiques, est constituĂ©e par les paraphrases restructurantes, le « renvoi » au patient dâune sorte de rĂ©sumĂ© de ses dĂ©clarations ou de ses rĂ©ponses aux questions afin de sâassurer que le thĂ©rapeute a compris ce quâil lui a prĂ©sentĂ©. Il sâagit de sâaccorder progressivement tant sur la dĂ©finition dĂ©taillĂ©e du problĂšme que sur les modalitĂ©s Ă travers lesquelles celui-ci se maintient et sâalimente. De cette façon, sans contraindre directement le patient, on le conduit Ă dĂ©placer son point de vue sur la situation problĂ©matique et Ă rĂ©aliser combien ses tentatives pour la combattre finissent par lâalimenter. Indirectement, nous crĂ©ons aussi chez le patient un nouveau regard qui lui permettra de dĂ©couvrir le fonctionnement du piĂšge quâil a construit avant dâen devenir prisonnier. GĂ©nĂ©ralement, lâeffet de cette dĂ©couverte constitue une sorte dâ« illumination » qui permet de sâouvrir Ă dâautres perceptions et rĂ©actions.
Dans ce but, et comme le laissent apparaĂźtre les exemples, le langage utilisĂ© est logique et analogique (ce qui signifie quâil est tout autant indicatif et explicatif que performatif3 et suggestif). Durant le dialogue thĂ©rapeutique, on alterne donc des analyses logiques explicatives dĂ©taillĂ©es avec des images analogiques, des mĂ©taphores, des exemples et aphorismes Ă©vocateurs. Tout cela se fait dans le but de communiquer, grĂące Ă lâactivation des hĂ©misphĂšres droit et gauche, tant au niveau intellectuel quâĂ©motionnel, afin de provoquer un changement effectif au niveau de la perception et de la comprĂ©hension. Un tel rĂ©sultat est nĂ©cessaire pour que la personne parvienne Ă suivre les indications thĂ©rapeutiques dâune maniĂšre rigoureuse.
Une fois cette premiĂšre phase cruciale du traitement rĂ©alisĂ©e, on passera Ă la prescription de la technique thĂ©rapeutique, Ă©laborĂ©e spĂ©cifiquement pour ce type de trouble. Autrement dit, on fera en sorte que le sujet puisse opposer constamment aux doutes et aux dilemmes qui le torturent le stratagĂšme thĂ©rapeutique capable de bloquer immĂ©diatement ce processus pervers. Comme nous le verrons, cette manĆuvre thĂ©rapeutique spĂ©cifique est lâexplicitation pragmatique de ce qui a Ă©tĂ© exposĂ© jusquâici et consiste Ă bloquer les rĂ©ponses pathologiques afin dâinhiber les questions pathogĂšnes.
Le patient devra sâen tenir constamment Ă la rĂšgle consistant à « stopper » toute tentative de rĂ©pondre aux questions suscitĂ©es par le doute, de façon Ă ne plus lâalimenter et ainsi le dissiper.
Mais pourquoi bloquer les rĂ©ponses et non pas les questions suscitĂ©es par le doute ? Si un thĂ©rapeute suggĂšre, comme câest trop souvent le cas, de ne pas se poser de questions ou de tenter de bloquer le doute, il est trĂšs probable quâune telle attitude sera Ă lâorigine dâun nouveau paradoxe oĂč « penser ne pas penser » et « contrĂŽler ce qui ne peut ĂȘtre contrĂŽlĂ© » finissent par alimenter ce quâon voudrait Ă©liminer. On doit donc opter pour une voie apparemment plus tortueuse qui permet de parvenir Ă lâextinction du doute en obtenant lâĂ©limination des questions grĂące au blocage des rĂ©ponses.
Pour clarifier les choses, prenons un exemple bien connu. Un paysan se rend au marchĂ© en traversant la riviĂšre Ă bord dâune...