1. De la « vérité objective » à la « conscience opérationnelle »
Le fait qu’il n’existe pas une réalité unique mais un grand nombre de réalités subjectives, variant selon le point de vue d’où nous les observons, n’est pas une nouveauté, aussi bien dans le monde de la psychologie que dans celui des sciences en général. Du principe d’indétermination de Heisenberg et de la théorie de la relativité d’Einstein aux formulations plus récentes de cette recherche épistémologique connue sous le nom de « constructivisme radical » (von Foerster, 1973, 1987, 2001 ; von Glasersfeld, 1984, 1995 ; von Foerster, von Glasersfeld, 2001 ; Watzlawick, 1976, 1981), la possibilité d’atteindre une forme sûre de connaissance « objectivement vraie » de la réalité est désormais parfaitement inenvisageable. Déjà les sceptiques du IVe siècle avant Jésus-Christ, anticipant les études les plus récentes de neurophysiologie et de cybernétique de la deuxième génération, avaient souligné cette impossibilité, dans la mesure où n’importe quelle connaissance du monde « extérieur » est soumise à notre système sensoriel et cognitif : le « comment » et le « pourquoi » nous connaissons influencent « ce que » nous connaissons.
Chaque fois que nous regardons ou écoutons ou bien touchons quelque chose du monde extérieur, c’est-à-dire lorsque nous voyons, entendons et percevons, nous assistons toujours à une interaction entre le stimulus extérieur et notre système sensoriel et cognitif (von Foerster, 1973, 1987, 2001 ; von Glasersfeld, 1984). De la même manière, les catégories linguistiques que nous utilisons pour décrire ce que nous percevons et les constructions culturelles au sein desquelles nous avons grandi influencent notre perception de la réalité. Comme l’affirmait Wittgenstein (1980), le langage que nous utilisons nous utilise, dans le sens où les codes linguistiques que nous employons pour communiquer la réalité sont les mêmes que ceux que nous utilisons dans la représentation et l’élaboration de nos propres perceptions. Donc, des langages différents portent à des représentations différentes de la réalité. Encore plus pertinentes sont les études démontrant comment nos attentes, nos expériences passées et nos états d’âme peuvent influencer largement notre perception de la réalité extérieure.
De nombreuses expériences en psychologie sociale, par exemple, ont démontré que la manière dont une personne se sent au moment où elle doit formuler un jugement sur autrui influence profondément sa perception. En effet, une personne de « bonne humeur » tend à attribuer aux autres plus de caractéristiques positives et désirables qu’une personne de « mauvaise humeur » (Forgas, 1985). Tout aussi éclairantes sont les expériences menées par Schachter et Singer (1962) sur la manière dont nous identifions et interprétons nos propres sentiments et émotions. Au cours de leurs expériences, les deux chercheurs ont administré à des sujets une drogue active légère (épinéphrine) : les effets de cette drogue furent expliqués à certains des sujets (palpitations, augmentation du rythme cardiaque, etc.) ; à d’autres au contraire, il fut dit qu’il s’agissait d’une simple injection de vitamines. Ainsi certains sujets étaient-ils « informés » sur la raison de leurs symptômes tandis que d’autres restaient dans l’ignorance (groupe des « inconscients »).
Après l’injection, les sujets étaient rejoints par un « complice » des chercheurs qui simulait son appartenance au groupe. Dans certains cas, le complice se comportait de manière très euphorique ; dans d’autres, il feignait l’irritation.
Plus tard, lorsqu’on demanda aux sujets de décrire leurs émotions, les « inconscients » étaient plus enclins – par rapport aux « informés » – à les étiqueter sous les termes « euphorie » ou « irritation » par identification inconsciente au comportement du complice. On constatait alors que les sujets dépourvus d’attentes ou incapables d’apporter une explication plausible à leur ressenti (excitation) utilisaient, pour définir leurs émotions, la suggestion la plus facilement perceptible dans le groupe, c’est-à-dire le comportement d’autrui (dans le cas observé, celui du complice).
Mieux encore, lorsque nous devons reconnaître et définir nos propres états émotifs, nos attentes et les interprétations que nous attribuons à notre comportement et à celui des autres semblent jouer un rôle fondamental.
Nous ne jouissons donc pas de la possibilité d’une « véritable » connaissance de ce qu’« est » le monde si, par « véritable », nous entendons une connaissance objective, détachée de tout conditionnement. Dans la mesure où chaque acte cognitif implique une intervention active du sujet qui observe, ce dernier devient un véritable « constructeur » de la réalité perçue et non plus un simple récepteur passif de stimuli extérieurs. Pour reprendre les mots de Foerster (2001), « la réalité n’est que construction, élaborée par ceux qui croient l’avoir découverte et analysée. Ce qui est hypothétiquement découvert est une pure invention, son inventeur est inconscient de sa propre invention et il considère la réalité comme quelque chose existant indépendamment de lui ».
À ce propos, Paul Watzlawick (1976) distingue deux ordres de réalité différents : la réalité de « premier degré », relative aux propriétés purement physiques des objets et des situations, et la réalité de « second degré » qui, au contraire, se réfère à la signification et à la valeur que les individus attribuent à ces objets et à ces situations. Par exemple, un enfant peut voir un feu de signalisation rouge avec autant d’acuité qu’un adulte sans pour autant comprendre que le rouge signifie « ne pas traverser ».
Dans la grande majorité des cas, nos problèmes ne sont pas liés aux propriétés des objets ou des situations (réalité de premier degré) mais plutôt à la signification, au sens et à la valeur que nous attribuons à ces objets et à ces situations (réalité de second degré). Comme le dit Épictète « ce ne sont pas les choses en elles-mêmes qui nous effraient mais l’opinion que nous en avons ».
Prenons l’exemple d’un collaborateur qui a remarqué que, chaque fois que son supérieur distribue du travail à son équipe, les tâches les plus lourdes et les plus complexes lui reviennent. L’individu peut alors ressentir cette évidence comme un signal de l’antipathie de son supérieur : « Il le fait exprès ; il me surcharge de travail pour me vexer et me contraindre à la démission ; je sais depuis toujours qu’il ne m’aime pas et il me le prouve quotidiennement ». Le fait que la personne perçoive les tâches confiées comme une vexation pourrait naturellement avoir une incidence sur sa manière d’interagir avec son chef et avec le reste de l’équipe. Sa relation avec son supérieur est de toute évidence conflictuelle : l’individu pourrait être amené à polémiquer en permanence sur ses responsabilités et les comparer à celles de ses collègues, et il pourrait contester ouvertement les décisions de son chef jusqu’à refuser d’exécuter les tâches confiées par celui-ci.
Ce comportement rend le supérieur toujours plus agacé et déterminé à obtenir que son collaborateur accomplisse les tâches assignées, blessé d’être contesté dans son autorité et dans son rôle de chef.
Il se forme ainsi un scénario dysfonctionnel chef-collaborateur, dans lequel plus le collaborateur se révolte, se sentant injustement surchargé, plus le chef se raidit dans ses ordres et sa répartition du travail. Dans le même temps, le collaborateur crée aussi un conflit latent entre lui et ses collègues, coupables – selon lui – de profiter du fait qu’il est le bouc émissaire du chef. Le travail se transforme alors en une « torture » quotidienne et tout ce que le collaborateur fera pour améliorer la situation ne fera que l’empirer. Imaginons en revanche que notre sujet interprète le comportement de son chef comme le signe de toute l’estime et de toute la confiance que son supérieur a placées en lui : « le patron n’a confiance qu’en moi lorsqu’il s’agit de responsabilités de haut niveau car il sait que je suis capable de m’investir plus que les autres et que j’ai les capacités pour porter ce travail à terme ». Dans ce cadre très différent, notre collaborateur se sentira valorisé et gratifié par les preuves d’estime constantes prodiguées par son chef et il s’emploiera donc à satisfaire son supérieur, en acceptant et en affrontant avec enthousiasme les responsabilités qui lui sont confiées. Cette perception différente de la situation crée un climat de collaboration et d’estime réciproque entre le chef et son assistant, ainsi qu’une atmosphère de sérénité au sein de l’équipe. Selon la définition attribuée par le sujet à la réalité de « premier degré » (une charge de responsabilités majeure), à laquelle correspond la mise en place d’une réaction, l’expérience de travail du sujet sera vécue comme frustrante et lourde ou, au contraire, comme extrêmement gratifiante et valorisante.
À la lumière de ces considérations, toute intervention visant le changement doit avoir pour but la modification des modes selon lesquels les individus bâtissent leurs réalités de second degré, définies comme système « perception-réaction ». Par ce terme, nous entendons les modes redondants de perception de la réalité et les modes de réaction qui s’expriment par rapport aux trois relations fondamentales que chaque individu entretient avec lui-même, les autres et le monde extérieur (Nardone, Watzlawick, 1990 ; Nardone, 1991, 1995).
Ces réflexions préalables n’intéressent pas uniquement notre relation avec nous-mêmes, les autres et notre propre réalité (ce qui sera évoqué dans le prochain paragraphe) mais concernent également la méthodologie de la science.
Si l’on abandonne la prétention d’une connaissance « véritable » et définitive de la réalité, on peut alors se consacrer à l’analyse des modes plus « fonctionnels » de la connaissance et de l’action dans le but d’augmenter ce que von Glasersfeld (1984) a défini comme « conscience opérationnelle ». On peut ainsi passer d’une connaissance positiviste et déterministe, qui prétend décrire la vérité des choses, à une connaissance pragmatique qui nous permettra de gérer la réalité le plus fonctionnellement possible (Nardone, 1998). La recherche de la « connaissance pragmatique » implique donc le passage d’une connaissance improbable de la « réalité objective » à une forme de « connaissance plus pragmatique », qui nous permettra d’intervenir efficacement sur la réalité.
Notre connaissance doit en permanence s’adapter aux réalités partielles, au sein desquelles nous évoluons régulièrement, en adoptant des stratégies de résolution des problèmes fondées sur des objectifs spécifiques, capables de s’adapter progressivement à l’évolution de ces réalités. Travailler sur notre propre conscience pragmatique signifie donc s’attacher à développer une capacité de gestion croissante de la réalité environnante, visant à augmenter nos aptitudes à atteindre les objectifs fixés (Watzlawick, Nardone, 1997).
Sur la base de ces réflexions, la valeur d’une théorie, alliée au type d’intervention qui en découle (thérapie, conseil ou coaching) ne dépend pas de sa supposée « véracité » mais plutôt de sa portée euristique, c’est-à-dire de sa capacité d’intervention réelle, mesurable en termes d’efficacité dans la résolution des problèmes auxquels elle s’applique. Le choix du modèle théorique et opérationnel se dessine donc comme un choix exclusivement « pragmatique » (Salvini, 1988). Comme le souligne Watzlawick, toute approche d’intervention n’est jamais qu’une forme de « comme si », c’est-à-dire un ensemble de postulats non prouvés et non prouvables qui peuvent cependant mener à des résultats concrets. La seule question sensée que nous puissions nous poser est donc, non pas quelle est la théorie la plus « correcte » ou la plus fidèle à la réalité mais simplement quelle est la méthode « comme si » produisant les résultats les plus concrets (Nardone, Waslawick, 1990). Une fois anéantie l’illusion de la réalité « vraie » (connaissable objectivement et donc potentiellement contrôlable), le seul critère de « vérité » est, même au sein des citadelles scientifiques les plus résistantes de ce début de IIIe millénaire, celui de l’efficacité.
D’un point de vue opérationnel, ces considérations ont porté à l’élaboration d’une méthodologie particulière, empirique et expérimentale, capable de produire des modèles et des protocoles de méthode dans le domaine du changement psychothérapeutique et organisationnel.
Il s’agit d’une méthode de recherche connue sous le nom de « recherche-intervention », selon laquelle pour comprendre le fonctionnement d’un problème, il est insuffisant de l’observer de l’extérieur mais nécessaire d’intervenir pour en modifier le fonctionnement. Seule la manière dont le système répondra à l’introduction d’une variable de changement en révèlera le fonctionnement antérieur.
C’est Kurt Lewin (1946) qui, dans le cadre de la psychologie sociale, a défini cette méthodologie comme action-research (recherche-action) ou recherche qui étudie le phénomène sur le vif, de manière empirique et expérimentale, en provoquant des modifications dans les actions et en observant leurs effets. De la même manière, on utilise, dans la théorie des systèmes (von Bertalanffy, 1956, 1962) et dans la cybernétique (Wierner, 1967, 1975 ; von Foerster, 1973, 1987), le terme « rétro-action » (feedback) pour désigner les réponses d’un système soumis à un changement provoqué. Les typologies de rétro-action dévoilent les caractéristiques du système, conduisant ainsi à la mise en place de stratégies de changement du système lui-même plus efficaces. Dans cette même optique, on trouve également les travaux de von Glaserfeld, qui affirme que « connaître et savoir ne peuvent être le résultat d’une transmission passive mais naissent comme le résultat des actions d’un sujet actif » (1984). C’est l’action qui construit la connaissance puisque l’homme ne peut connaître que ce qu’il fait lui-même. Par conséquent, on dira que nous ne pouvons parvenir à comprendre comment un problème persiste et s’alimente qu’en intervenant activement pour tenter de le résoudre. En effet, la seule variable cognitive qu’un chercheur peut contrôler est sa propre stratégie, c’est-à-dire sa propre « tentative de solution » qui, si elle fonctionne, permet de dévoiler les modes de fonctionnement de la réalité objet d’étude.
Pour rendre plus claire la méthode de la « connaissance par le changement », nous pouvons observer ce qui se passe aux échecs (Nardone, Verbitz, Milanese, 1999), jeu dans lequel chaque joueur découvre la stratégie de son adversaire par les déplacements que celui-ci réalise en réponse aux siens propres. Mais le joueur n’aura une connaissance effective de la stratégie de jeu de son adversaire qu’à la fin de la partie, ou mieux encore, une fois la partie gagnée, car c’est la stratégie adoptée qui, lorsqu’elle fonctionne, dévoile le jeu de l’adversaire. Cela permettra au joueur, au cours d’autres parties semblables, de disposer d’une stratégie déjà expérimentée avec succès et donc de mettre l’adversaire « échec et mat » plus facilement et avec un moindre nombre de coups.
Cette méthodologie implique qu’une stratégie de solution fonctionnant sur un vaste échantillon de sujets (qui présentent le même type de problème) permet de révéler un modèle de fonctionnement du problème lui-même, c’est-à-dire de ce qui l’alimente et le fait perdurer. La recherche-intervention en milieu clinique apparaît donc d’abord comme la mise au point d’une intervention efficace appliquée à une typologie particulière de problèmes mais elle peut à son tour permettre d’acquérir d’autres informations sur les typologies de problèmes en jeu. Les stratégies adoptées sont bien à l’origine des solutions ; elles ont permis le changement et la compréhension du « comment » le problème alimentait sa propre persistance. Comme l’évoque Emil Cioran (1986) : « chaque problème profane un mystère et, à son tour, est profané par sa solution ». Ainsi intervertit-on la procédure ordinaire de constitution d’un modèle, en privilégiant la logique « constitution-déduction » de manière à faire adhérer l’intervention au problème (Nardone, 1997).
De la même manière, les nouvelles connaissances sur les effets des interventions servent de guide pour la mise au point progressive de l’intervention elle-même, déterminant une autocorrection permanente fondée sur l’interaction avec le problème à résoudre.
L’intervention de changement (thérapie, conseil, coaching, etc.) se présente ainsi comme un processus de recherche rigoureux, dans lequel l’expérience empirique conduit à des connaissances approfondies sur la persistance de situations problématiques spécifiques. À leur tour, ces connaissances permettent d’affiner les stratégies de solution, sorte de spirale évolutive qui s’alimente par l’interaction entre l’intervention empirique et la réflexion épistémologique.
Il s’a...