Mars 1987.
Dans le sombre tunnel de la prison de Lyon qui relie les quartiers Saint-Paul et Saint-Joseph, même les fresques aux couleurs exubérantes peintes par des détenus ne peuvent distraire du froid enveloppant et de l’humidité oppressante. Les fuchsias et les turquoises ne dissipent pas davantage la tristesse discrète et sourde qui me gagne, chaque mardi matin, lors de cette traversée. Parfois, un mulot, sorti de l’un des trous des murs épais, pointe le museau, comme pour me rappeler que la vie se manifeste ici d’une drôle de manière ! Le silence est de plomb. Je vais rendre visite aux détenus qui m’ont demandé audience. Dans deux lourdes valises noires cartonnées, portées à bout de bras, leurs dossiers.
Ce matin-là, celui de Gaston.
Date d’écrou : 12 janvier 1963… Gaston a été incarcéré avant même que je ne sois née !
Réclusion criminelle à perpétuité pour vol avec arme.
Dans son dossier, somme toute assez maigre au vu des presque vingt-cinq années passées derrière les barreaux, aucune trace de visite, aucun compte rendu d’entretien avec des travailleurs sociaux. Personne apparemment ne s’est soucié de sa situation privée et sociale, personne n’a sollicité le moindre permis pour le rencontrer. En revanche, des rapports disciplinaires et des placements répétés dans des antennes psychiatriques d’établissements pénitentiaires jalonnent son parcours. Crises de violence, transferts de prison à prison, de prison à hôpital de force, d’hôpital de force à prison comme seuls et uniques marqueurs de sa vie. Qui donc peut être Gaston ? D’aucuns le surnomment Elephant Man, d’autres me préviennent qu’il peut tout casser d’un moment à l’autre.
Dans la petite cabine du parloir avocats qui m’est attribuée pour rencontrer les détenus, je l’attends sans m’impatienter.
En prison, il faut toujours attendre. Attendre le retour de promenade, attendre l’appel par le surveillant, attendre que les détenus soient passés avant de s’engager dans un couloir, attendre la fin de la tournée d’un chariot, attendre l’ouverture de la porte…
Tenter de rester calme, alors que l’agitation est permanente, tenter parfois même de rassurer alors que l’angoisse en milieu carcéral est constante. En tant que juge de l’application des peines, je dois apporter un peu d’air extérieur dans ces lieux si confinés, et surtout dire le droit, repère indispensable dans un univers clos, parcouru par les rumeurs et soumis à la loi du plus fort. Dire le droit, traiter chaque détenu individuellement, envisager pour lui tous les possibles sur le plan juridique et social, comme tous les impossibles, parfois durs à « avaler ». Telle sera ma tâche avec Gaston.
Le voici qui se présente, accompagné d’un surveillant. Celui-ci, inquiet, me demande avant de refermer la porte et de me laisser seule face à lui : « Ça va aller ? » Je lui réponds d’un hochement de tête assuré. Gaston hésite à avancer. Brusquement, il s’assied et avance la chaise tout près de la petite table d’écolier qui nous sépare.
Son visage paraît cabossé, tiraillé par la tristesse, comme abandonné par la vie. J’hésite à fixer son regard qui semble ne rien exprimer, ne rien attendre non plus. On dirait qu’il ne sait plus tourner les yeux, que sa tête est devenue une grosse pierre lourde et immobile. Ses membres encombrants, longs, frêles, me font penser à ces figures mystérieuses montrées au théâtre en ombres chinoises.
Très vite, je constate qu’entrer en relation avec Gaston est une réelle difficulté. Il peine à prononcer quelques mots. On dirait qu’il n’a rien à dire. Plus rien à dire ou trop à dire ? En tout cas, il ne semble ce jour-là ni révolté ni revendicatif. Il est présent. C’est tout. Je comprends qu’aucune réinsertion n’a jamais été envisagée pour Gaston, qui n’attend d’ailleurs plus rien. Nous prenons congé sans nous regarder. Il s’éloigne, la tête légèrement penchée en avant, les yeux baissés.
Je ne peux m’empêcher de m’interroger sur l’état de Gaston. Replié sur lui-même, il semble avoir perdu tout lien avec les autres. Je mesure aussi l’abandon de cet homme par la société tout entière.
Je décide de l’aider à entreprendre un processus de « réhumanisation » puis de réinsertion, même si celui-ci doit être long et tortueux. Avec le concours des fonctionnaires du greffe de la maison d’arrêt et d’une assistante sociale de l’établissement, nous travaillons dans un premier temps à obtenir de la Chancellerie une commutation de sa peine. Elle est ramenée, un peu plus tard, à une durée de trente années. Un suivi est mis en place par le psychiatre de la prison. Pierre, intervenant associatif bénévole, entoure Gaston et l’aide à reprendre contact avec l’extérieur. Des permissions de sortie sont progressivement organisées. Ainsi, une fois par mois, Gaston redécouvre peu à peu les bruits et les odeurs de la ville, les femmes, les hommes, les enfants qui l’animent. Pierre nous relate le vertige de Gaston dans la rue, sur un passage piéton, sur un trottoir : privé de tout contact avec la cité depuis vingt-cinq années, il ne peut plus se repérer, il ne sait plus se déplacer seul. Il ne parvient plus à regarder le monde. Pierre voit bien que Gaston en a peur aujourd’hui.
Pendant plusieurs mois, ces sorties encadrées se multiplient. Un stage de « remise à niveau » est proposé à Gaston. Mais à quel niveau le « remettre » ? Certainement pas à celui que définit l’Éducation nationale pour ouvrir la voie à un diplôme ou à des études approfondies. Il s’agit simplement de lui permettre de reprendre confiance et d’occuper à moyen terme un emploi aussi modeste soit-il. Une mesure de semi-liberté est prononcée. Gaston bénéficie, avant une éventuelle libération conditionnelle, d’un stage pendant la journée et il revient dormir à la prison le soir. Pendant les deux premières semaines, Pierre l’accompagne chaque matin à l’organisme de formation et l’aide chaque fin d’après-midi à retourner derrière les barreaux. La troisième semaine, Gaston prend seul le chemin. Pas d’incident. Pas d’accident. Ponctualité à l’école comme à la prison. Une quatrième semaine, une cinquième s’écoulent. Pierre voit toujours Gaston. Pour la première fois, il nous semble qu’il retrouve quelque désir.
Impression fausse, espoir vain. Lors d’un de ses crépusculaires retours à la prison, Gaston préfère s’allonger sur la voie ferrée plutôt que d’aller dormir dans sa cellule de Montluc. Le train l’a happé. Broyé. Définitivement emporté. Une grande tristesse s’empare de nous tous qui l’avons accompagné sur le chemin de la liberté. Nous pensions lui redonner dignité et espoir. Chargés d’une mission de réinsertion, nous ne pouvions laisser mourir Gaston à petit feu au fond de sa prison. Il n’empêche que nous avons le cœur lourd aujourd’hui de l’avoir peut-être précipité vers l’au-delà. C’est ainsi que je découvre qu’un homme délaissé par le « troupeau humain » peut perdre tout désir et couper le fil de vie en un dernier sursaut, préparé et délibéré.
Plus jamais je ne siégerai dans un procès de cour d’assises, où sont prononcées des peines forcément longues, sans penser à Gaston… Plus jamais je n’admettrai que l’on puisse condamner avec désinvolture à dix, douze, quinze, vingt, trente années de prison. Les années de détention, strictes et fidèles traductions de la loi, ne sont pas des chiffres couchés sur le papier. Même lorsque la gravité des faits justifie une lourde peine, l’acte de juger ne peut être ni aveuglément ni délibérément abstrait de la réalité et du poids de la sanction prononcée.
La loi n’est jamais une fin en soi.
Et si notre Parlement a décidé, en une belle journée de 1981, d’abolir la peine de mort, ce n’était pas pour la remplacer par un « laisser-mourir » en guise de sanction.