De la carence affective à la surprotection
« Si un premier coup d’œil l’a trompé, un second le détrompe. »
Monsieur l’abbé de Condillac, La logique ou les premiers développements de l'art de penser
De l’après-guerre à aujourd’hui, en Italie comme en France, l’organisation de la famille a fortement évolué. Ces transformations ont fait suite aux changements économiques, sociaux et culturels qui ont marqué ces cinquante dernières années. Nous sommes passés d’une famille de type purement « patriarcal » à une famille « nucléaire ». Selon les statistiques les plus récentes de l’ISTAT (Institut national de statistiques italien), le nombre moyen des membres d’un foyer a encore diminué1. On rencontre de plus en plus de familles ayant choisi de n’avoir qu’un seul enfant. Nous assistons donc à la formation d’arbres généalogiques inversés ayant pour conséquence que les parents, les grands-parents, les tantes et les oncles, bien souvent célibataires, reportent toute leur affection sur l’enfant unique.
L’évolution des mentalités et l’aggravation du problème du chômage incitent les jeunes, dont la formation et les besoins de la vie quotidienne sont pris en charge par leurs parents, à quitter le domicile familial de plus en plus tard. De fait, 70 % des jeunes, principalement des hommes, bien qu’étant financièrement indépendants, continuent à vivre chez leurs parents jusqu’à l’âge de 30 ans, se trouvant confortablement installés dans le giron maternel2. On parle de « famille avec adulescents3 », au sein de laquelle cohabitent des adultes. En 19994, la revue Time a consacré un reportage à cet état de fait. Les journalistes ont interviewé des familles au sein desquelles vivaient des jeunes de plus de 30 ans, qui travaillaient déjà et étaient financièrement indépendants. Lorsqu’il leur a été demandé d’expliquer ce choix, les trentenaires ont répondu : « Pourquoi j’irais vivre tout seul ? Ma mère me chouchoute. Elle fait la cuisine… et c’est meilleur qu’au restaurant. Mes chemises sont bien repassées, ma chambre est toujours rangée et ça sent bon. Et en plus, mon père résout tous mes problèmes. Il va acheter mes vignettes, s’occupe de mon assurance, va chercher mon courrier, fait la queue dans les bureaux, à la banque... Il emmène ma voiture au garage et va la rechercher, c’est géant ! » Et les parents, de leur côté, avaient déclaré : « L’amour n’a jamais fait de mal à personne. Qui, mieux que des parents, peut aider en cas de problème ? Il vit encore à la maison parce qu’il sait qu’il peut toujours compter sur nous. »
La complémentarité entre les positions des parents et des enfants est parfaite. Les parents protègent, les enfants exigent des privilèges. Cependant, ce type d’interaction basée sur une forme de complicité entre parents et enfants, se complaisant dans la routine de la famille d’origine, est en fait une forme pathogène de relations familiales. Sa pathogénèse réside dans le ralentissement ou même le blocage du cours naturel de l’évolution du jeune qui, pour devenir adulte, a besoin de trouver autonomie et indépendance. Il doit être en mesure d’assumer ses responsabilités personnelles et sociales.
À ce sujet, je me permets une rapide digression en abordant la théorie et les études sur l’évolution de l’être humain et de ses relations avec ses semblables et le monde qui l’entoure.
La manière dont la psychologie considère l’enfance et l’adolescence a fortement évolué depuis plusieurs siècles. Nous sommes passés, en plusieurs étapes, d’une conception « orientée adulte » à une vision « orientée enfant », qui est celle de notre société actuelle5.
La théorie du « petit homme » a perduré jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Selon cette dernière, le spermatozoïde serait déjà un adulte miniature. Il grandirait mais ne changerait pas, tant moralement que physiquement. En conséquence, en peinture, les enfants étaient représentés comme de petits adultes un peu difformes. En littérature, ils étaient supposés avoir les mêmes centres d’intérêt, les mêmes motivations que les grandes personnes et étaient censés adopter des stratégies de résolution de problèmes d’adultes. En conséquence, leur éducation était très stricte et ils étaient sévèrement punis quand ils ne se comportaient pas de manière responsable.
Le philosophe Jean-Jacques Rousseau a été l’un des premiers à remettre en question cette vision de petit adulte. Il a affirmé que l’enfant avait sa propre façon de vivre, de penser, de ressentir et qu’il évoluait d’une manière qui lui était propre. Par la suite, Sigmund Freud a étudié les stades d’évolution du développement affectif de l’enfant. Jean Piaget, quant à lui, s’est intéressé à son développement cognitif.
La théorie des relations objectales (Spitz, Klein, Winnicott, Mahler, Bowlby) a mis ensuite en évidence l’importance de la relation de l’enfant avec sa mère et le rôle que jouent ses stimulations sensorielles. Cette théorie a traité des divers types de relations et de leurs conséquences sur le développement psychique de l’enfant6.
Cette approche « orientée enfant » a permis de mieux comprendre ce dernier. Le rôle de protecteur et d’éducateur que l’adulte doit avoir envers lui en a été amélioré. Cette vision a également joué un rôle prépondérant dans l’abolition du travail des enfants. Tout comme elle a eu pour conséquence de voir apparaître des méthodes d’enseignement moins autoritaristes et plus orientées vers le dialogue, favorisant une meilleure communication entre enseignants et élèves. Et enfin, elle a mis en lumière les effets funestes de la maltraitance, de la pauvreté et de la privation affective.
Mais même une bonne intuition peut se transformer en une horrible caricature si elle est poussée trop loin, si elle est trop simpliste, ou extraite de son contexte lorsqu’on veut l’appliquer. Les ouvrages pédagogiques publiés au cours de ces dernières dizaines d’années ont présenté aux parents une série de concepts, de mythes, d’affirmations pseudoscientifiques et d’idéologies non vérifiées. Ces différentes données ont été largement diffusées par les médias et légitimées par une application spécieuse des théories et des découvertes scientifiques, ce qui désoriente les parents. Ces derniers, au lieu de guider au mieux leurs enfants en leur apprenant à surmonter les difficultés qu’ils rencontrent dans leur vie, les mettent au contraire sous cloche. Ce faisant, ils cherchent à les protéger de la réalité, considérée comme incontrôlable et pleine de dangers.
Selon l’une de ces théories désastreuses, il faut préserver les talents innés de l’enfant et cultiver en premier lieu sa créativité, puis celle de l’adolescent, tant à la maison qu’à l’école. Pour ce faire, il est indispensable d’utiliser une méthode permissive ne comportant ni règles ni mesures incitatives, ni récompenses ni punitions, car cela pourrait générer du stress ou des frustrations et donc, porter préjudice à l’enfant et le traumatiser. Sa vitalité serait bridée ou, pire encore, des problèmes psychologiques se feraient jour. Cette philosophie ne tient aucun compte des affirmations de Piaget. Ce dernier estimait en effet que tant l’enfant que l’adolescent apprennent à percevoir le monde et à prendre conscience de leurs propres capacités au travers de leurs actes et de leurs conséquences. En d’autres termes, c’est en surmontant les obstacles rencontrés en chemin que les jeunes prennent confiance en eux et trouvent leur équilibre psychologique.
Une autre hypothèse théorique tout aussi désastreuse stipule que pour résoudre les problèmes des jeunes, il suffit simplement de renforcer leur confiance en eux. Nous devons leur assurer chaque jour qu’ils sont « géniaux » dans tous les domaines. Nous devons les convaincre, par des discours, de croire en eux. Or, si leur foi n’est pas solidement étayée par des réalisations concrètes et des réussites, ce n’est que du vent. Et donc, les adolescents n’arrivent pas à avoir confiance en leurs capacités. Ils peuvent ainsi en venir à douter des affirmations des adultes et de leur sincérité. La confiance en soi s’acquiert par l’expérience personnelle vécue et ne peut être en aucun cas transmise par autrui.
Une autre idée délétère profondément enracinée dans la culture contemporaine est celle qui prétend que la mère est la cheville ouvrière dans la vie de ses enfants. Celle-ci serait donc responsable de tous leurs maux. S’ils ont manqué d’affection, c’est que leur mère n’était pas « assez bien ». S’ils n’ont pas eu de « base solide » ou s’il n’y a pas eu d’infant bonding (contact physique avec la mère biologique dans les instants suivant la naissance de l’enfant), le développement normal de l’enfant ne peut être garanti. Le risque étant de voir apparaître toutes sortes de troubles de la personnalité et du comportement pouvant provoquer une instabilité mentale réelle et profonde chez l’adulte. Il est clair que ces théories incitent les parents à adopter des comportements éducatifs anxiogènes consistant essentiellement à entourer l’enfant de marques d’affection. Ainsi, pour éviter un risque, on bascule à l’autre extrême. Par peur de priver, on surprotège.
Dans la même veine, les disciplines traitant de la santé mentale accordent une importance excessive au phénomène de maltraitance ou de manque affectif dans les familles. Il se dit que derrière tout adolescent à problèmes se cache de la maltraitance familiale. Il nous semble, à nous, que cette croyance n’est que la conséquence de théories désormais obsolètes, des idées qui étaient en vigueur dans les années d’avant et d’après-guerre. À cette époque, la structure familiale était basée sur une hiérarchie rigide et une éducation répressive. Aujourd’hui, ces pratiques sont en nette régression, mais les théories n’ont pas été réactualisées. Elles ne tiennent aucun compte de l’évolution du monde, ni de celle de la famille.
En fait, de nos jours, la situation semble s’être totalement inversée. Le vrai problème ne vient pas du manque affectif, mais de la surprotection.
Dans l’une de ses recherches longitudinales, menée pendant plus de dix ans7,Jerome Kagan, célèbre spécialiste du développement psychologique de l’enfant, a étudié les différences entre les familles surprotectrices et les autres types d’organisations familiales. Par « surprotectrice », j’entends une famille au sein de laquelle règne un climat social basé sur le fait que les adultes se substituent sans cesse aux enfants. Ils font tout à leur place, cherchant à les aider, à aplanir leurs difficultés par crainte de les voir devenir névrosés ou malades. Jerome Kagan s’était focalisé sur l’évolution de la stabilité émotive des jeunes. Il a démontré que c’est dans les familles surprotectrices que l’on rencontre le plus de troubles psychologiques chez les adolescents, tels qu’anxiété, troubles obsessionnels, phobies, dépression et troubles alimentaires.
Michael Yapko, l’un des plus grands experts mondiaux du traitement de la dépression, estime que la famille « déresponsabilisante » est le terrain le plus favorable à l’apparition des troubles de l’adolescence.
Il n’est pas dans notre intention de faire un nouveau procès à la famille, il y en a déjà eu tellement ! Nous sommes au contraire absolument persuadés que les parents, quel que soit leur comportement envers leurs enfants, sont motivés par les meilleures intentions du monde, par le désir de bien faire. À notre avis, les problèmes familiaux sont dus, d’une part, à l’évolution de la société italienne (et plus largement, latine) dans un monde toujours plus prospère. Pour une autre part, selon une pléiade de théories et de modèles extrêmement répandus, les difficultés proviennent de la culpabilisation excessive des parents. Par exemple, si un parent donne une gifle à son enfant, ce dernier peut appeler le « téléphone bleu8 » et lui intenter un procès pour maltraitance sur mineur. Si le parent se met en colère et s’il lui arrive de sortir de ses gonds, l’enfant peut appeler une assistante sociale. Si le parent ne soutient pas constamment son enfant dans ses études, c’est un irresponsable, il est donc coupable de l’échec scolaire de ce dernier. On peut trouver des exemples à l’infini. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une situation souvent aberrante de gestion des relations entre les adultes et les jeunes.
Une recherche longitudinale menée sur ce thème par une université américaine et des spécialistes d’une université suédoise9 a présenté des données extrêmement intéressantes. Les chercheurs ont étudié les effets d’une certaine forme d’éducation. Ils ont en effet examiné ce qui se passait dans les familles où aucune sanction n’était appliquée, sélectionnant celles où, par exemple, les parents ne s’étaient jamais permis de lever la main sur leurs enfants, et les ont comparées à c...