Douche froide, thé noir et bouillie babelâte, nous voilà repartis.
Serguei me montre la photo du lever de soleil que j’ai manqué.
Il a réussi son coup, je me désole. Il me sent aussi sensible que lui à la beauté de ces montagnes. Il ne manque aucune occasion de m’en faire voir davantage, c’est sa fierté et son plaisir.
J’apprends beaucoup de Serguei, et pas seulement sur son pays. Il émane de lui une force tranquille, discrète. Chaque fois que nous sommes seuls, il me raconte avec passion une randonnée en montagne, une descente en rafting, une partie de pêche, un concert, un arc-en-ciel. Il me montre ses photos, le film réalisé avec ses amis… Il n’est jamais familier, mais je le sens très proche.
Natalia s’installe dans le coffre et nous faisons place dans la voiture à deux travailleuses sociales du département de la protection sociale, Cholpon et Indira. Elles nous conduisent vers les villages et les familles que nous allons voir.
Ces femmes, pompeusement nommées « senior spécialistes », sont pauvres, vulnérables. Cela se voit sur leurs corps et dans leurs vêtements, mais elles sont dignes. Elles n’ont de déférence ni à l’égard de l’argent, ni à l’égard du pouvoir.
Dès le premier virage franchi, elles s’adressent à Saguine :
« Vous nous demandez d’aller voir les familles pour remplir le passeport social. Regardez l’état de la route et il y a plus de dix kilomètres entre chaque village, parfois vingt ou trente. Il fait froid ici, nous sommes sous la neige la moitié de l’année. Nous n’avons pas de moyens de transport et pas de frais de déplacement, vous le savez, ça quand même ! Les gens, on va les voir quand quelqu’un veut bien nous emmener et c’est pas souvent. Il faut qu’on s’occupe des personnes âgées et des handicapés, c’est impossible, tout ce que vous nous demandez et en plus, pour un salaire de misère !
— Oui, je sais… » dit Saguine, qui a définitivement ôté son costume d’apparatchik du pouvoir central.
Nous arrivons dans le premier village, quelques maisons au bord de la route et au bout d’une impasse dans un fond de cour, une masure où vit une famille qui ne touche pas de prestations. Il fait froid et sombre. Une femme âgée, décharnée, essaie, sans y parvenir, de se lever à notre arrivée. La pièce est vide. Des voisines entrent pour nous dire que les enfants sont partis pour essayer de trouver à manger. Cela fait trois jours qu’il n’y a plus rien dans la maison.
L’une des femmes retourne chez elle pour rapporter un peu de pain et de sel et nous l’offrir. C’est un rite d’accueil des hôtes de passage que l’on ne peut transgresser. Elle veut sauver l’honneur de la vieille femme qui gît là. Au moins ça !
Cholpon nous explique que la mère des enfants est morte. Le père boit et ne rentre pas souvent à la maison. Elle soupçonne la grand-mère de boire aussi. Ils ne touchent rien parce que personne n’a fait de demande, les papiers sont perdus. Elle ne peut rien faire pour eux. Il faudrait peut-être envoyer les enfants à l’orphelinat.
Les trois enfants reviennent bredouilles. Je n’arrive pas à soutenir leurs regards.
Je sors avec Cholpon et Saguine et leur demande si parmi les femmes qui sont là, il y en a une à qui je peux donner un peu d’argent pour acheter de quoi manger pour la grand-mère et les enfants.
C’est absurde et pas du tout professionnel, mais à cet instant-là, je suis incapable de faire autrement.
Cholpon appelle la voisine la plus proche, celle qui aide la vieille dame autant qu’elle peut. Le plus discrètement possible, je lui donne l’équivalent de vingt euros, en lui demandant, par Saguine interposée, d’acheter de la nourriture pour cette famille. Elle accepte.
Je n’ai pas vu qu’une femme observe la scène derrière sa fenêtre. Deux minutes après, c’est l’émeute dans la cour. Saguine réendosse son costume de commissaire politique et hurle pour remettre de l’ordre. J’ai vraiment honte de ce que j’ai fait. Je ne suis pas là pour jouer les dames patronnesses et me donner bonne conscience.
Nous repartons. Saguine s’adresse à Cholpon pour lui expliquer comment elle doit faire pour que la grand-mère touche des prestations pour les enfants.
Cholpon découvre. Elle n’a reçu aucune formation ni sociale ni administrative, elle est totalement démunie devant ce genre de situation.
Je leur demande à toutes les deux de m’excuser, je n’aurai jamais dû faire ce que j’ai fait et nous mettre toutes dans l’embarras. Saguine me répond doucement :
« Il ne faudra pas que nous refassions ça, vous avez raison. »
Je ne suis pas vraiment sûre que je ne le referai pas, mais je me garde bien de le dire.
Nous arrivons dans un autre village plus vallonné, situé au pied de sommets hauts de plus de 6 000 mètres. Les maisons sont dispersées, entourées de champs où paissent des vaches, des moutons et des chèvres.
Le chef du village, prévenu de notre arrivée, nous attend, entouré d’une dizaine d’hommes jeunes. Natalia et Saguine expliquent le but de notre visite. Il me souhaite la bienvenue et me demande ma business card. Je ne m’attendais pas à distribuer des cartes de visite ici ! Encore des préjugés sur les habitants du bout du monde…
Il me suggère d’aller voir une famille pour laquelle il est très inquiet, puis de venir prendre le thé chez lui. Ils ont des choses à me dire. Il charge un jeune garçon de nous conduire.
Cholpon et Indira ne connaissent pas ces gens.
Devant la maison, un vieillard vient à notre rencontre, monté sur son cheval. Il se tient comme un seigneur. Le haut chapeau babelâte, en feutre blanc, lui donne encore plus de majesté. Avec ses pommettes hautes, ses yeux bridés et sa barbiche, il ressemble étrangement à Hô Chi Minh.
Il nous souhaite la bienvenue et nous invite à entrer chez lui.
Descendu de sa monture, nous découvrons un vieil homme très frêle, courbé en deux, perclus de rhumatismes et qui marche péniblement, appuyé d’une main sur sa canne et de l’autre sur un jeune enfant de 6 ou 7 ans.
Comme nous, il se déchausse avant de franchir le seuil. Il se dirige vers un matelas posé à même le sol et secoue la femme qui y dort :
« Réveille-toi, mais réveille-toi donc ! La Commission européenne est venue chez nous. Elle est là ! »
La femme, très âgée elle aussi, grogne qu’elle veut dormir, qu’elle est fatiguée. L’homme insiste :
« Allez, réveille-toi, mais réveille-toi, donc ! » dit-il en la secouant avec douceur.
Gênée, je lui demande de ne pas la déranger.
Une fois encore, je n’ai rien compris, ce n’est pas pour nous qu’il veut qu’elle se lève, mais pour elle, afin de ne pas manquer cet événement exceptionnel et l’honneur qui leur est fait.
Avec l’aide de Cholpon, elle se met finalement debout, rajuste le fichu de laine qu’elle porte sur la tête et les nombreuses couches de vêtements qui la couvrent, puis elle cherche ses pantoufles du bout des pieds.
Elle ne peut pas nous voir car elle est aveugle, une cataracte qui n’a pas été opérée.
Notre visite l’angoisse. Elle ne sait pas qui nous sommes et ce que nous faisons chez elle.
Saguine la guide par la main en lui parlant à voix basse. Elle se calme, elle a compris.
Elle trottine chercher du pain et du sel pour nous accueillir comme il se doit.
Puis elle insiste pour nous faire visiter sa maison qu’elle entretient avec soin, malgré son handicap. Elle nous invite à nous installer sur les tapis qui recouvrent la pièce. Trois enfants, des garçons, nous ont rejoints.
Le petit dernier a 3 ans, une tête toute ronde avec des joues roses et lustrées et un sourire jusqu’aux oreilles. Une petite pomme-smiley. Il est blotti sur les genoux de son grand-père. Ils sont heureux autant qu’on peut l’être, juste l’un par l’autre.
Le deuxième est assis tout près d’eux, immobile, le regard inquiet et grave. L’aîné, un adolescent de 13 ans, ricane dans un coin, mal à l’aise.
La femme prend la parole. Elle est virulente et amère :
« À mon âge et dans mon état, il faut que je fasse tout, dans cette maison, pour cinq personnes : le ménage, la lessive, la cuisine… Je suis trop vieille maintenant. Nous n’avons pas d’argent pour tout ça ! Je n’ai eu qu’un fils. Mon fils, trois fois, il a amené une femme différente, ici, chez nous. Je ne sais même pas s’il les a épousées et qu’est-ce qu’il leur a fait. Chacune a eu un fils et quelques mois après avoir accouché, elles se sont enfuies toutes les trois en laissant leur enfant, sans même un certificat de naissance. Quel genre de mères ce sont, ces femmes-là ? »
Elle se retient de cracher par terre et poursuit :
« Nous n’avons plus jamais entendu parler d’elles, nous ne savons pas où elles se trouvent. Maintenant, mon fils est mort. Il n’y a plus que nous pour s’occuper de ces enfants. Nous sommes pauvres, nous n’avons aucune aide, nous ne pouvons pas les élever convenablement. Nous allons mourir nous aussi, le grand-père et moi et alors, qu’est-ce qu’ils vont devenir ? »
L’homme ne veut pas qu’elle parle comme cela devant les enfants. Il intervient fermement.
« Ma femme est en colère, depuis qu’elle est devenue aveugle. Quand mon fils est parti, c’est devenu pire, bien sûr. Sa vie n’est pas facile. C’est une brave femme, elle fait tout ce qu’elle peut. J’essaie de l’aider. Nous sommes vieux mais, grâce à Dieu, nous avons la santé. Les enfants sont heureux avec nous. Les voisins sont gentils, ils viennent planter des pommes de terre et des carottes dans notre jardin, ils nous donnent du lait. Le chef du village nous a mis sur la liste pour la distribution de charbon. Si vous pouvez nous aider, vous aussi, de votre côté, on va y arriver. »
Les larmes aux yeux, il serre les deux petits contre lui pour les rassurer et se réconforter lui-même. Il a peur qu’on leur retire les enfants pour les placer à l’orphelinat.
Saguine a senti, comme moi, son inquiétude. Elle confirm...