Dans chacun de ces exemples, nous focalisons de maniĂšre non consciente notre attention sur la diffĂ©rence dâune personne (couleur de peau, accent, handicapâŠ), et cette focalisation sur un dĂ©tail pourtant secondaire perturbe notre communication en gĂ©nĂ©rant parfois un sentiment de malaise. Lorsque cela se produit, inconscients que nous sommes de nos propres prĂ©jugĂ©s, nous attribuons ce malaise Ă la personne diffĂ©rente de nous, et non au fait que nos schĂ©mas relationnels et communicationnels habituels sont perturbĂ©s par la focalisation de notre attention sur une particularitĂ© peu pertinente dans la situation qui nous occupe. Ainsi, il est tout Ă fait possible que votre interlocuteur vous discrimine ou stigmatise sans mĂȘme en ĂȘtre conscient !
Le recruteur discriminant,
ou lâart de confirmer un prĂ©jugĂ©
On le sait, il est plus difficile dâobtenir un emploi quand on est porteur dâun handicap visible, que lâon a un accent trĂšs marquĂ© ou la peau foncĂ©e. Si vous avez dĂ©jĂ vous-mĂȘme organisĂ© des entretiens dâembauche, vous avez peut-ĂȘtre remarquĂ© que les personnes issues de minoritĂ©s visibles peuvent ĂȘtre, sous certaines conditions, moins Ă lâaise dans ce genre dâexercice, alors que vous avez le sentiment dâavoir tout fait pour les mettre Ă lâaise et leur donner leur chance. En fait, dans ce type de situation, vous nâĂȘtes peut-ĂȘtre pas aussi impartial(e) que vous le pensez, et la diffĂ©rence de rĂ©sultat vient peut-ĂȘtre en partie de vousâŠ
Afin de mener une expĂ©rience visant Ă mesurer lâimpact de la couleur de peau sur lâattitude des recruteurs lors dâun entretien dâembauche1, des chercheurs amĂ©ricains ont choisi des participants de type caucasien (câest-Ă -dire Ă la peau blanche) pour jouer le rĂŽle des chargĂ©s de recrutement, sans les prĂ©venir ni de lâobjet de lâĂ©tude, ni du fait que les candidats Ă©taient en fait des complices. Le constat fut sans appel : lorsque le postulant Ă©tait noir, les sujets recruteurs faisaient plus dâerreurs de langage et adoptaient un comportement non verbal indiquant une plus grande distance avec le postulant ; en outre, ils accordaient Ă ce dernier un laps de temps moins long pour lâentretien. Avec de telles dispositions (mĂȘme inconscientes) de la part des recruteurs, on comprend mieux pourquoi il est plus difficile dâobtenir un emploi lorsquâon fait partie dâune minoritĂ© visible.
Les chercheurs ont poussĂ© leurs investigations un peu plus loin, en inversant les rĂŽles lors dâune seconde expĂ©rience. Cette fois-ci, les complices de lâĂ©tude ont jouĂ© le rĂŽle de chargĂ© de recrutement. Il leur Ă©tait demandĂ© de reproduire les comportements observĂ©s chez les sujets recruteurs de la premiĂšre expĂ©rience (comportement non verbal plus ou moins distant, erreurs de langage, impatience, etc.). Ces comportements devaient ĂȘtre jouĂ©s alĂ©atoirement, sans tenir compte de la couleur de peau des candidats. Autrement dit, les erreurs de langage, lâempressement et les comportements distants ont Ă©tĂ© produits aussi bien face Ă des postulants blancs que noirs. En toute logique, les comportements des participants ont Ă©tĂ© affectĂ©s par celui du recruteur : les postulants qui se trouvaient face Ă un chargĂ© de recrutement distant et pressĂ© ont Ă©tĂ© moins performants dans leurs attitudes et leurs rĂ©ponses, et ce, quelle que soit leur couleur de peau. Ainsi, le comportement non verbal des recruteurs a largement modifiĂ© le dĂ©roulement de lâentretien, au dĂ©triment des personnes stigmatisĂ©es⊠ce qui a permis de confirmer le prĂ©jugĂ© selon lequel ces derniĂšres Ă©taient moins performantes, alors quâelles nây Ă©taient malheureusement pas pour grand-chose !
Comment peut-on discriminer quelquâun sans sâen rendre compte ?
Nous aimons croire que nos actions et nos jugements sont les consĂ©quences de nos intentions conscientes et contrĂŽlables ; lâidĂ©e que nous contrĂŽlons nos pensĂ©es et nos actes est confortable, rassurante. Pourtant, force est de constater que nos comportements et nos jugements ne dĂ©coulent pas toujours dâune intention : ce que nous percevons dans notre environnement peut activer un ensemble de stĂ©rĂ©otypes et avoir une influence sur la façon dont nous pensons ou nous comportons, sans que nous en ayons conscience.
Ainsi, de nombreuses expĂ©riences montrent que la perception (mĂȘme inconsciente) dâune catĂ©gorie Ă©veille non seulement les stĂ©rĂ©otypes associĂ©s Ă ce groupe, mais que ces stĂ©rĂ©otypes sont tellement puissants quâils guident nos actions â y compris des actions aussi automatiques que le fait de marcher !
Dans une expĂ©rience menĂ©e par John Bargh Ă lâuniversitĂ© de New York, les participants ont Ă©tĂ© divisĂ©s en deux groupes, avec la mission de complĂ©ter un test de langage, Ă savoir reformer des phrases Ă partir de sĂ©ries de mots donnĂ©s dans le dĂ©sordre2. Les tests des deux groupes nâĂ©taient pas tout Ă fait les mĂȘmes :
Pour le premier groupe, les sĂ©ries de mots contenaient systĂ©matiquement des termes associĂ©s au stĂ©rĂ©otype de la personne ĂągĂ©e (vieux, gris, ancienâŠ).
Pour le deuxiĂšme groupe, les termes utilisĂ©s Ă©taient alĂ©atoires et nâavaient aucun rapport avec le stĂ©rĂ©otype de la personne ĂągĂ©e.
Ă lâissue de cette tĂąche, les scientifiques ont remerciĂ© les participants, leur laissant croire que lâĂ©tude Ă©tait terminĂ©e. Sans que les participants en soient informĂ©s, un autre chercheur a chronomĂ©trĂ© le temps quâils mettaient pour parcourir la distance sĂ©parant le laboratoire de lâascenseur. Le rĂ©sultat est presque absurde : les participants qui ont Ă©tĂ© exposĂ©s au stĂ©rĂ©otype de la personne ĂągĂ©e ont marchĂ© beaucoup plus lentement en sortant du laboratoire que les participants du groupe tĂ©moin ! Ainsi, leur comportement correspondait aux reprĂ©sentations les plus accessibles Ă leur mĂ©moire, Ă savoir la reprĂ©sentation stĂ©rĂ©otypĂ©e de la catĂ©gorie des personnes ĂągĂ©es.
Et cela fonctionne aussi pour les tĂąches intellectuelles ! En 1998, les psychologues Ap Dijksterhuis et Ad Van Knippenberg3 ont rĂ©alisĂ© une Ă©tude qui confirme lâeffet de lâactivation dâun stĂ©rĂ©otype sur les performances intellectuelles. Pour mener leur expĂ©rience, ils ont divisĂ© les participants en deux groupes :
âą Le premier groupe devait imaginer et dĂ©crire la journĂ©e typique (activitĂ©s, caractĂ©ristiquesâŠ) dâun professeur (catĂ©gorie sociale associĂ©e Ă lâintelligence).
âą Le second groupe devait imaginer et dĂ©crire la journĂ©e typique dâun hooligan (catĂ©gorie sociale associĂ©e Ă la bĂȘtise).
Les chercheurs ont ensuite demandĂ© aux sujets de lâĂ©tude de rĂ©pondre Ă 60 questions piochĂ©es dans le Trivial Pursuit (ce qui reprĂ©sente un bon test de culture gĂ©nĂ©rale). RĂ©sultat : les performances des participants du premier groupe Ă©taient nettement meilleures que celles du second groupe. Lâactivation dâun stĂ©rĂ©otype est donc particuliĂšrement efficace pour stimuler ou rĂ©duire les performances intellectuelles.
MĂȘme motivĂ©(e), vous serez influencĂ©(e) !
Maintenant que vous ĂȘtes au courant de lâeffet de lâactivation des stĂ©rĂ©otypes sur votre comportement, vous pensez ĂȘtre immunisĂ©(e) ? Pas si vite ! Il semblerait que mĂȘme lors dâune tĂąche associĂ©e Ă la recherche de performance, on peut ĂȘtre sujet Ă lâactivation dâun stĂ©rĂ©otype, et aux consĂ©quences qui vont avec. Une expĂ©rience menĂ©e sur des Ă©tudiants en STAPS (la « fac de sport ») le confirme4.
Les sujets de lâexpĂ©rience devaient effectuer deux lancers de poids, Ă une semaine dâintervalle, et ils Ă©taient informĂ©s que leur meilleure performance (câest-Ă -dire le lancer le plus long) serait retenue pour leur Ă©valuation pĂ©dagogique finale, ce qui implĂ©mentait la poursuite dâun but conscient de performance. Le premier lancer sâest dĂ©roulĂ© sans conditionnement particulier, afin de servir de rĂ©fĂ©rence par rapport au second lancer. Puis, une semaine plus tard, des expĂ©rimentateurs se sont prĂ©sentĂ©s pour faire participer les sujets Ă une Ă©tude sous un prĂ©texte quelconque, mais avec le but rĂ©el dâactiver un stĂ©rĂ©otype : celui de la personne ĂągĂ©e pour les uns, celui du basketteur pour les autres. Le second lancer sâest dĂ©roulĂ© aprĂšs cette fausse Ă©tude, dans les mĂȘmes conditions apparentes que le premier.
RĂ©sultat : lâactivation du stĂ©rĂ©otype de la personne ĂągĂ©e a conduit Ă une dĂ©tĂ©rioration de la performance, alors que lâactivation du stĂ©rĂ©otype du basketteur lâa amĂ©liorĂ©e. Ainsi, malgrĂ© la motivation liĂ©e Ă lâĂ©valuation pĂ©dagogique, la simple activation dâun stĂ©rĂ©otype en mĂ©moire a permis de moduler les performances des participants, alors mĂȘme quâils nâappartenaient pas aux catĂ©gories activĂ©es (basketteur ou personne ĂągĂ©e).
Il est assez perturbant de penser que nous ne sommes pas toujours maĂźtres de nous-mĂȘmes. Câest pourtant ce qui se cache derriĂšre le principe de lâaction idĂ©omotrice : penser Ă un comportement spĂ©cifique nous amĂšne Ă adopter un comportement qui y ressemble. MĂȘme une simple idĂ©e relative Ă un comportement augmente la probabilitĂ© de ce comportement : sentir une odeur de cigarette, passer devant des gens qui boivent un verre en terrasse, entendre une publicitĂ© pour un fast-food⊠Nâavez-vous jamais eu envie de vous (re)mettre au sport aprĂšs avoir regardĂ© lâun des Rocky ?
Dans le cadre de notre ouvrage, il est intĂ©ressant de noter que ce principe idĂ©omoteur sâapplique Ă©galement Ă la perception : la perception dâun individu appartenant ...