Naissance du moi sexué
Lâinstance psychique appelĂ©e « moi » nous donne la conscience dâĂȘtre nous-mĂȘmes avec des caractĂšres personnels et une identitĂ© qui perdure dans le temps. Pour la psychanalyse, ce moi est sexuĂ© ou il nâest pas. Il ne se rĂ©alise pas dâemblĂ©e. Il advient progressivement, suscitĂ© par lâĂ©nergie sexuelle au sens large du mot, lâĂ©nergie vitale ou libido quand elle entre en relation avec le monde. Il naĂźt de lâinstance premiĂšre que Freud appelle le ça, lâinconscient mĂ» par lâĂ©nergie libidinale, dĂšs quâil entre en contact avec la rĂ©alitĂ© extĂ©rieure. Il se constitue au fur et Ă mesure du dĂ©veloppement de lâenfant de plus en plus marquĂ© par le sentiment dâune identitĂ© de fille ou de garçon, identitĂ© qui peut sâavĂ©rer plus ou moins problĂ©matique mais qui est.
Le moi reprĂ©sente une unitĂ© face au fonctionnent morcelĂ© et anarchique de la pĂ©riode auto-Ă©rotique et narcissique qui prĂ©cĂ©dait son avĂšnement, avant la conscience dâune identitĂ© sexuĂ©e. Il se construit comme un rĂ©servoir de libido dâoĂč celle-ci est envoyĂ©e vers les objets extĂ©rieurs, mais il peut aussi absorber la libido qui reflue Ă partir de ces objets. Il peut encore devenir lui-mĂȘme objet dâamour qui sâoffre Ă la sexualitĂ©, dans le narcissisme et lâauto-Ă©rotisme1. Dans tous les cas, la conscience dâidentitĂ© que donne le moi reste toujours fortement marquĂ©e par le sentiment dâappartenance harmonieux ou conflictuel Ă un genre sexuel.
Cette expĂ©rience subjective dâĂȘtre moi dans une identitĂ© sexuĂ©e sâimpose Ă la psychĂ©. Elle apparaĂźt dâabord comme une sorte de matiĂšre premiĂšre complexe quâil va falloir travailler, transformer, transposer pour produire du sens et pour dĂ©velopper la conscience dâĂȘtre un sujet autonome capable de se rĂ©aliser dans sa propre forme dâĂȘtre. En attendant, ce moi acquiert progressivement la capacitĂ© de gĂ©rer les multiples contradictions entre les pulsions internes et les rĂ©alitĂ©s externes ainsi que les relations Ă autrui dans un contexte social. Il permet de se reconnaĂźtre une identitĂ© stable dans le temps et maintenir la cohĂ©rence de la personnalitĂ©. Il devient la partie de la psychĂ© la plus consciente. Il a un rĂŽle de mĂ©diateur et de rĂ©gulateur, mais ses opĂ©rations dĂ©fensives restent inconscientes lorsque le dĂ©sir et les pulsions ne peuvent ĂȘtre acceptĂ©s et doivent ĂȘtre dĂ©tournĂ©s de leur objet ou refoulĂ©s dans lâinconscient.
De ce point de vue psychanalytique, le moi se construit peu Ă peu durant la petite enfance. Il continue de sâĂ©laborer dâune maniĂšre plus affinĂ©e tout au long de lâexistence. Tout part des pulsions issues de la part inconsciente de la psychĂ©, dans un climat de fusion-confusion entre le bĂ©bĂ© et sa mĂšre qui marque les dĂ©buts de la vie. La confrontation au rĂ©el et Ă lâimaginaire dâabord mĂ©langĂ©s, au moyen de la symbolique qui est le langage mĂȘme de lâinconscient, oblige lâenfant Ă Ă©laborer progressivement la conscience dâĂȘtre un moi-sujet distinct dâautrui et capable de gĂ©rer les pulsions dans leur rapport Ă la rĂ©alitĂ© et Ă lâaltĂ©ritĂ©. Sâil nây parvient pas, le rĂ©el et lâimaginaire se confondent. La symbolique qui permet de les mettre en relation et de les exprimer en est exclue. Cela donne les Ă©tats psychotiques dans lesquels les pulsions inconscientes envahissent et aliĂšnent le moi conscient trop fragile, suscitant des convictions dĂ©lirantes. Sâil y parvient mais insuffisamment, il se trouvera confrontĂ© Ă des angoisses contre lesquelles il Ă©laborera des mĂ©canismes de dĂ©fense nĂ©vrotiques, plus ou moins handicapants selon le stade et lâintensitĂ© auxquels la problĂ©matique sâest Ă©laborĂ©e.
La trouvaille de Freud est dâabord dâavoir compris non seulement le fonctionnement de lâinconscient qui nous meut Ă notre insu, mais aussi la nature sexuĂ©e du moi. Celui-ci se construit en effet en regard des pulsions libidinales, la libido reprĂ©sentant lâĂ©nergie psychique de base, dâessence sexuelle. Il se dĂ©veloppe en relation avec le genre sexuel des parents, en particulier dans la pĂ©riode Ćdipienne oĂč sâinstaure la relation triangulaire pĂšre-mĂšre-enfant. Remarquons toutefois que le psychanalyste Jung, dâabord Ă©lĂšve de Freud pressenti pour lui succĂ©der Ă la direction de lâAssociation internationale de psychanalyse, sâest sĂ©parĂ© de lui quand il a expĂ©rimentĂ© sur lui-mĂȘme que la nature de la libido, lâĂ©nergie vitale de base telle que lâĂ©prouve la psychĂ©, nâĂ©tait pas seulement sexuelle mais aussi spirituelle2.
Lâesprit ainsi rĂ©introduit au cĆur de la psychĂ© comme Ă©nergie fondatrice ouvre alors un espace oĂč lâaspect sexuĂ© du moi ne fait plus le tout de la vie psychique. Il y a une rĂ©alitĂ© spirituelle au-delĂ des diffĂ©rences physiques et psychologiques entre les hommes et les femmes et au-delĂ de leur moi sexuĂ©, et plus encore au-delĂ des rĂŽles sociaux attribuĂ©s par la culture. Ce sont les abus dans ces rĂŽles culturels qui justifient pleinement la quĂȘte contemporaine dâĂ©galitĂ© entre tous indĂ©pendamment du sexe. Remarquons par ailleurs, dans un tout autre domaine, quâune juste thĂ©ologie justifie aussi cette Ă©galitĂ© de valeur3 ; nous y reviendrons dans la seconde partie de cet ouvrage.
Mais si lâesprit nâest pas sexuĂ©, le sentiment dâĂȘtre moi-sujet lâest pleinement, sinon ce moi nâest pas. En effet, non seulement le moi naĂźt de la libido et la gĂšre, mais il se dĂ©veloppe et se spĂ©cifie Ă mesure des Ă©tapes liĂ©es au processus dâinvestissement de cette libido sur des parties diffĂ©rentes du corps. Plus encore, la construction du moi est profondĂ©ment marquĂ©e par la confrontation au sexe symbolique inscrit dans lâinconscient, toujours puissamment mais inconsciemment Ă lâĆuvre dans nos vies. Ce seul sexe symbolique qui marque lâinconscient menace en effet tout un chacun de son manque, et participe de façon essentielle Ă la construction du moi comme nous le verrons ci-aprĂšs. Il est appelĂ© « phallus4 » par les psychanalystes, Ă ne pas confondre avec lâorgane anatomique pĂ©nien masculin ou clitoridien fĂ©minin.
DĂ©nier ce point de vue, comme font certains discours contemporains qui refusent les limites imposĂ©es par la diffĂ©renciation sexuelle et nient que le moi se soit construit dans lâidentification Ă un sexe, affaiblit lâautonomie de ce moi et ouvre la voie Ă une rĂ©gression aux stades prĂ©cĂ©dant la diffĂ©renciation sexuĂ©e, notamment lâoralitĂ© avide du nourrisson et le narcissisme qui exclut lâaltĂ©ritĂ©. En effet, la juste Ă©galitĂ© de valeur dans la reconnaissance des diffĂ©rences qui permettent la relation nâest pas de mĂȘme nature que la confusion des identitĂ©s qui affaiblit au contraire les capacitĂ©s relationnelles.
Narcissisme primaire et toute-puissance
Au dĂ©but, avant que ne se construise un moi sexuĂ©, tout se passe comme si le bĂ©bĂ© se ressentait de la mĂȘme essence que sa mĂšre, il est elle. Il deviendra ensuite une partie dâelle, puis une image en miroir dâelle. Il sâen distinguera peu Ă peu mais il lui restera la mĂ©moire de lâĂ©tat fĆtal euphorique fusionnel dans lequel il nây avait pas dâautre. Il Ă©tait tout et rien en mĂȘme temps, sans frontiĂšre entre le moi et le non-moi, sans identitĂ© sexuĂ©e, tous ses besoins immĂ©diatement satisfaits en mĂȘme temps quâĂ©prouvĂ©s, dans une sorte de sentiment de toute-puissance que les psychanalystes appellent lâĂ©lation5 narcissique et que lâon suppose vĂ©cue comme jouissance paradisiaque. Remarquons que le mot biblique Ăden, le paradis perdu, nâest autre que le mot hĂ©breu qui signifie jouissance. De ce jardin de la jouissance, le traumatisme de la naissance6 opĂšre une sĂ©paration brutale, de laquelle naĂźtra le germe du moi. Celui-ci ne peut se distinguer dâautrui et sortir de lâĂ©tat de fusion-confusion que par coupure du lien charnel et fusionnel Ă la mĂšre. Ce lien, dont la nostalgie peut perdurer inconsciemment toute la vie, comporte une excitation fascinante, lâĂ©lation grisante ; mais elle est tout autant angoissante parce que lâexistence du moi, nĂ© grĂące Ă la coupure de ce lien, se trouve menacĂ©e dĂšs que cette attirance est Ă©prouvĂ©e, fĂ»t-ce inconsciemment. Les psychanalystes parlent de cette fascination Ă la fois excitante et angoissante sous le terme de « jouissance », Ă distinguer du plaisir. Le plaisir rĂ©pond au dĂ©sir et apaise une tension tandis que cette forme de jouissance excite et Ă©loigne du rĂ©el tout en menaçant lâintĂ©gritĂ© du moi. On la retrouve dans lâamour fusionnel et passionnel, dans les Ă©tats de conscience produits par les drogues et dans toutes sortes de fantasmes et dâidĂ©ologies coupĂ©es de la rĂ©alitĂ©, notamment celles qui se donnent pour objet de semer le trouble dans le genre et qui peuvent procurer chez certains de leurs adeptes une sensation de toute-puissance narcissique. Mais dans cette involution vers le narcissisme, le rĂ©el et lâautre diffĂ©rent deviennent une menace7.
Le nourrisson ressent fortement toutes choses, nouvelles pour lui, dans une intensitĂ© des Ă©motions et des sensations primaires8. Nâayant pas de moi sĂ©parĂ© de lâenvironnement, il tend Ă interprĂ©ter subjectivement tout ce qui se passe comme provenant de lui, sans la notion dâaltĂ©ritĂ©. Il se vit tout-puissant en mĂȘme temps quâil est objectivement entiĂšrement dĂ©pendant et totalement impuissant. Ă cette Ă©poque, la libido sâinvestit de façon partielle et morcelĂ©e sur nâimporte quelle sensation ressentie corporellement, sur le regard, sur le sein de sa mĂšre auquel lâenfant sâidentifie et qui devient symbole de plaisir ou de dĂ©plaisir provenant Ă la fois de lâextĂ©rieur et de lui-mĂȘme9. LâĂ©rotisme sâexpĂ©rimente alors Ă tout propos envers soi-mĂȘme, sans objet autre, sans altĂ©ritĂ©. Le narcissisme primaire ne tend quâau retour de lâĂ©tat indiffĂ©renciĂ© dâavant la naissance, câest-Ă -dire finalement Ă la mort. Câest pour continuer de vivre quâun moi relationnel doit se construire. Sa premiĂšre action est dâinventer lâautre, au moyen de lâattachement10 Ă la mĂšre vers qui se tourne le dĂ©sir de lâenfant. Lâenfant crĂ©e ce premier lien Ă lâautre pour survivre et la libido investit ce lien. Ainsi commence la subjectivation, la naissance dâun moi-sujet par la crĂ©ation dâun lien dâattachement Ă©rotisĂ© Ă un objet dâabord miroir de lui puis peu Ă peu autre que lui. Le dĂ©fi est de crĂ©er ce lien qui lâattache Ă sa mĂšre sans cĂ©der Ă la tentation de se confondre avec elle. Le moi de lâenfant commence alors Ă se diffĂ©rencier en faisant dâelle un objet extĂ©rieur avec qui entrer en relation et qui deviendra peu Ă peu un sujet autre que lui. Il commence Ă devenir sujet lui-mĂȘme parce quâil fait de lâautre un sujet dâattachement. Câest le premier travail du moi, sexuĂ© parce quâinscrit dans une relation sensuelle, affective et charnelle mais toujours tentĂ© par le retour au narcissisme primaire dâavant la diffĂ©renciation sexuelle. Ă cette Ă©poque, il jouissait de sa toute-puissance sans altĂ©ritĂ©, se croyant le crĂ©ateur de tout ce qui se passe plutĂŽt quâĂ©prouver lâimpuissance et la dĂ©tresse devant le rĂ©el de sa totale dĂ©pendance.
Le rĂŽle des parents va favoriser ou freiner la sortie du narcissisme primaire et la construction du moi sexuĂ© quâimplique cette sortie. Ils ne sont toutefois pas du tout Ă lâorigine du surgissement de ce moi issu des profondeurs de la psychĂ©. Ils peuvent cependant y aider par leur capacitĂ© Ă contenir les angoisses, protĂ©ger des excĂšs dâexcitation et favoriser la symbolisation11. Sâils se prĂȘtent au jeu de pouvoir ĂȘtre attaquĂ©s, dĂ©truits fantasmatiquement et en mĂȘme temps de ne pas se laisser dĂ©truire ni ĂȘtre atteints rĂ©ellement ni mĂȘme affectivement, lâobjet vers lequel se tournent les pulsions de lâenfant se distinguera en tant quâobjet rĂ©el diffĂ©rent de lâobjet fantasmĂ©. Il permettra Ă un moi cohĂ©rent de se diffĂ©rencier de lâinconscient. Winnicott a parlĂ© de la « mĂšre suffisamment bonne12 » qui sait frustrer trĂšs progressivement son enfant pour quâil apprenne lâautonomie Ă son rythme. Câest aussi cette mĂšre suffisamment bonne qui sait retourner lâenfant vers le pĂšre, objet familier mais autre que la mĂšre du ventre de laquelle le bĂ©bĂ© est issu, pĂšre symbolisant alors le phallus qui fait barriĂšre Ă la toute-puissance infantile en instaurant lâinterdit dâĂȘtre lâautre comme il sera prĂ©cisĂ© ci-aprĂšs.
La traversée du noyau psychotique
Dans le contexte narcissique, si le moi commence Ă naĂźtre de la rencontre entre la pulsion libidinale et la rĂ©alitĂ© de lâenvironnement, il nâest pas encore inscrit dans un genre masculin ou fĂ©minin. Ă ce stade, le bĂ©bĂ© nâarrive pas Ă se donner une identitĂ© Ă partir de laquelle il pourrait penser, symboliser. Il ne parvient pas encore Ă se vivre comme un moi capable dâĂ©tablir des relations avec le rĂ©el et avec les autres, ce qui suppose de nâĂȘtre plus confondu dans sa mĂšre, dans le cosmos, dans la vie. Il le pourra quand le moi commencera Ă se structurer, au prix de renoncer aux jouissances narcissiques, intĂ©grer les limites distinguant le moi du non-moi et se confronter aux phases successives de son dĂ©veloppement psychique, lesquelles sâavĂšrent de plus en plus liĂ©es au sexe. En attendant, les fantasmes surgis de lâinconscient lâemportent sur la rĂ©alitĂ©. Cela concerne non seulement le fantasme de toute-puissance mais aussi le clivage entre bon sein et mauvais sein si bien dĂ©crit par la psychanalyste MĂ©lanie Klein13.
Le fantasme inconscient est une pulsion Ă lâĂ©tat brut reprĂ©sentĂ©e de façon imaginaire. Ainsi, qu...