L’automobile n’est pas, au même titre que le cinéma, une création française. Pourtant, un grand nombre d’inventeurs et d’entrepreneurs tricolores ont façonné la naissance de l’automobile, même si aucun d’eux ne peut se targuer d’une primauté comme celle des frères Lumière dans le septième art.
L’automobile, telle que nous l’entendons aujourd’hui, est née dans la seconde moitié du XIXe siècle, pendant la Révolution industrielle. Il s’agit plus précisément de la seconde Révolution industrielle, centrée sur l’électricité et, justement, l’automobile. La première Révolution industrielle, basée sur la machine à vapeur, avait éclos dès la fin du XVIIIe siècle en Angleterre.
D’ailleurs, les premières voitures (comme on les nommera plus tard) fonctionnaient à la vapeur. Par exemple, en 1873 Amédée Bollée avait fabriqué au Mans un véhicule à douze places nommé L’Obéissante. La technologie à vapeur a ensuite été améliorée par Léon Serpollet en 1881avec la chaudière à vaporisation instantanée.
Pourtant, l’avenir de l’automobile ne se conjuguera pas avec la vapeur. En 1860, le Luxembourgeois Jean-Joseph Étienne Lenoir invente le moteur à explosion. Deux ans plus tard, le Français Alphonse Eugène Beau de Rochas dépose le brevet du moteur à quatre temps. Après ces débuts très francocentrés, les Allemands prennent les commandes de cette technologie naissante. Nikolaus August Otto, Gottlieb Daimler et Carl Benz améliorent les technologies existantes et posent les bases de l’industrie automobile moderne. Les noms de Gottlieb Daimler et Carl Benz sont encore connus aujourd’hui puisqu’ils ont fondé des entreprises qui sont devenues, après fusions et rachats successifs, le groupe Daimler, maison mère de Mercedes-Benz. Quant à Nikolaus August Otto, bien que son nom soit aujourd’hui inconnu du grand public, il est le père de Gustav Otto, cofondateur de BMW.
En France, l’effervescence autour de l’automobile ne retombe pas, malgré l’avance prise par les Allemands, elle rebondit même sur des partenariats franco-allemands. À partir de 1890, les précurseurs René Panhard et Émile Levassor équipent leurs véhicules avec les moteurs de Gottlieb Daimler et fondent l’une des premières usines automobiles au monde dans le 13e arrondissement de Paris. Gottlieb Daimler dira même d’Émile Levassor qu’il est le père de l’automobile moderne1. Le groupe fondé par les deux Français, baptisé Panhard & Levassor, a cessé son activité civile en 1967 et ne fabrique plus que du matériel militaire. Il reste cependant de cette entreprise pionnière quelques références dans la culture populaire, par exemple dans son roman largement autobiographique Les Combattants du petit bonheur, Alphonse Boudard y fait régulièrement référence.
À cette même époque, un nom toujours bien connu du public fait son apparition : Peugeot. Armand Peugeot, dont nous parlerons plus en détail dans un instant, achète des moteurs à Panhard & Levassor pour se lancer dans l’aventure automobile.
En cette fin de XIXe siècle, les moteurs à pétrole et à vapeur sont toujours en concurrence, chaque technologie ayant ses soutiens et ses détracteurs. Des véhicules électriques font également leur apparition. Par exemple, le grand inventeur et industriel Thomas Edison pronostique que l’avenir de l’automobile sera électrique.
Mais les courses automobiles naissantes vont progressivement consacrer la supériorité du moteur à pétrole. La première grande course en 1895, Paris-Bordeaux-Paris, consacre le triomphe d’Émile Levassor au volant de sa Panhard-Levassor à pétrole. La deuxième place est prise par un véhicule Peugeot, fonctionnant lui aussi au pétrole. Cette technologie prend désormais le pas sur la vapeur. À noter que cette course voit aussi la première voiture équipée de pneus fabriqués par les frères Michelin…
Alors que se propage l’engouement pour l’automobile, les constructeurs poussent comme des champignons. On compte 59 marques françaises en 1898, plus de 600 un an plus tard2 ! La grande majorité de ces constructeurs disparaîtront rapidement. Mais certains connaîtront une renommée durable ; attardons-nous sur trois d’entre eux : Armand Peugeot, Louis Renault et André Citroën.
Armand Peugeot,
le patriarche de l’automobile française
Peugeot est une des plus anciennes dynasties industrielles françaises et la plus vieille famille dans l’industrie automobile mondiale3. Depuis 1889, Peugeot s’est lancé dans l’aventure automobile, c’est-à-dire avant les Agnelli qui ont créé Fiat en 1899, Henry Ford dont l’entreprise date de 1903 ou Toyota, 1935. Si Peugeot est aujourd’hui connu pour ses voitures, l’entreprise fut fondée bien avant l’invention de l’automobile.
Historiquement, les Peugeot étaient meuniers à Hérimoncourt, dans le Doubs. Une première diversification a lieu en 1810 quand les frères Jean-Pierre et Jean-Frédéric, les deux fils aînés de Jean-Pierre Ier Peugeot, diversifient l’activité du moulin familial dans la métallurgie4 (rubans d’acier, lames de scie, ressorts pour l’horlogerie…). Cette diversification ne doit rien au hasard et tout aux conditions politiques de l’époque. En effet, en pleine guerre, Napoléon impose un blocus sur les produits anglais pour tenter d’asphyxier le pays. Comme l’Angleterre était à l’époque spécialisée dans la métallurgie, la demande ne peut plus être satisfaite par les importations5. Les Peugeot sautent sur l’occasion.
L’entreprise familiale se développe et devient ce que l’on appellerait aujourd’hui une grosse PME. La direction revient aux frères Jules et Émile, les fils de Jean-Pierre II Peugeot. Ce sont eux qui, en 1858, associent le symbole du lion à leur entreprise. À cette époque, les produits phares des Peugeot sont les lames de scie, prisées pour leur qualité par les bûcherons de cette région forestière. Le logo représentant un lion, inventé par l’orfèvre Justin Blazer, symbolise la souplesse de la lame, la résistance des dents et la rapidité de la coupe6. Ce n’est qu’en 1905, alors que l’entreprise s’est lancée dans l’automobile depuis une quinzaine d’années, que le lion sera associé aux voitures.
Le tournant vers l’automobile est dû à Armand, fils d’Émile Peugeot. Esprit curieux et inventif, il détonne dans cette famille très traditionaliste. Il fait de brillantes études à l’École centrale des arts et manufactures à Paris puis voyage en Angleterre, berceau de la Révolution industrielle. À son retour, son esprit bouillonne d’idées neuves. À ses yeux, l’entreprise familiale s’endort sur ses lauriers et prend le risque de passer à côté des évolutions en cours. Il ne perçoit pas d’avenir porteur dans les produits de l’entreprise qui, en plus des scies et des pièces d’horlogerie, s’était diversifiée dans les baleines de corset, les cages de crinoline, les ressorts de pince-nez, les montures de parapluie, les moulins à café ou les tondeuses de coiffeur. C’est lui qui oriente la production vers les bicyclettes, contre l’avis familial7. C’est le premier d’une longue liste de conflits qui déchireront les Peugeot dans les années suivantes…
Après les bicyclettes, Armand rêve de se lancer dans une invention bourgeonnante : les véhicules à moteur. Une nouvelle fois, la famille s’y oppose, voyant dans cette diversification une lubie d’aventurier bien trop risquée. L’activité de Peugeot manque peut-être de prestige, mais les revenus qu’elle procure restent une belle façon de s’ennuyer… Le conflit éclate entre Armand l’audacieux et Eugène, le fils de Jules Peugeot, moins téméraire. Tant pis, Armand passe outre les réserves de son cousin, et fabrique en 1889 un tricycle à vapeur avec une chaudière conçue par Léon Serpollet. Le véhicule est présenté à l’Exposition universelle de Paris cette année-là mais, pas très au point, passe inaperçu.
L’année suivante, Armand comprend que l’avenir de l’automobile n’est pas la vapeur, mais le pétrole. Il s’associe avec René Panhard et Émile Levassor qui utilisent les technologies de Gottlieb Daimler. Panhard-Levassor fabrique les moteurs dont ont besoin les voitures d’Armand Peugeot. La production est encore balbutiante : quand René Panhard propose une trentaine de moteurs par an à Peugeot, celui-ci le trouve trop audacieux et n’en demande qu’une petite dizaine8.
Mais les progrès sont rapides. En 1891, les voitures Peugeot atteignent les 20 kilomètres à l’heure. Cette année-là, Armand lance la Peugeot type 3, la première voiture du monde à être fabriquée en série, à 64 exemplaires9. En septembre, une Peugeot type 3 accompagne les cyclistes sur la course Paris-Brest-Paris. Malgré des pauses obligatoires tous les 40 kilomètres pour faire le plein d’essence et d’eau, la Peugeot parvient à terminer la course. Avec une moyenne de 14,7 kilomètres à l’heure, elle est certes moins rapide que le vainqueur à vélo (16,8 kilomètres à l’heure), mais la « type 3 » a montré sa fiabilité sur plusieurs centaines de kilomètres. Cette course présente une autre particularité entrepreneuriale : André Michelin équipe le vélo du champion cycliste Charles Terront avec son nouveau pneumatique démontable.
Les aventures d’Armand dans l’automobile provoquent de vives tensions avec son cousin Eugène. Celui-ci fustige ces excentricités qui risquent de ternir l’image de respectabilité que Peugeot s’était constituée au fil des décennies. En 1896, c’est la rupture entre les deux cousins. Deux sociétés évoluent désormais chacune de leur côté : Eugène conserve les activités traditionnelles dans les cycles, la métallurgie et l’outillage avec la société « Les Fils de Peugeot Frères », tandis qu’Armand se lance seul dans l’automobile à la tête de la « Société Anonyme des automobiles Peugeot10 ».
Ayant désormais les coudées franches, Armand poursuit son avancée dans l’automobile. En 1897, il construit sa première usine entièrement dédiée à l’automobile à Audincourt, dans le Doubs. L’année suivante, une nouvelle usine est construite à Lille. Une cinquantaine de voitures sont fabriquées en 1897, dix fois plus trois ans plus tard. Le succès est au rendez-vous, à tel point que la société du cousin Eugène « Les Fils de Peugeot Frères » se lance à son tour sur ce créneau. En effet, malgré l’hostilité d’Eugène, ses fils Pierre, Robert et Jules ont compris que l’avenir appartient à l’automobile. Ils sortent en 1905 une première voiture sous la marque Lion Peugeot.
Il y a désormais, et pour les cinq ans à venir, deux entreprises Peugeot fabriquant des voitures. En effet, Eugène, toujours aussi vindicatif envers cette technologie, refuse tout rapprochement. Son décès en 1907 permet d’arriver à une fusion, en 1910, entre « Les Fils de Peugeot Frères » et Armand Peugeot pour créer la « Société Anonyme des Automobiles et Cycles Peugeot » qui réunit toutes les fabrications dans la même entité11.
Avant la Premi...