CHAPITRE 1
CâĂ©tait il y a longtemps.
Un autre siĂšcle, un autre temps. CâĂ©tait au temps des colonies belges.
Depuis 1908, la Belgique avait annexĂ© lâĂtat indĂ©pendant du Congo aprĂšs lâavoir reçu par testament de son roi dĂ©funt, LĂ©opold II. Immense territoire riche de tous les minerais, de toutes les matiĂšres premiĂšres, ce Congo belge Ă©tait, au lendemain de la DeuxiĂšme Guerre mondiale, une terre dâaccueil bien attirante pour les jeunes Belges en quĂȘte de travail, dâune nouvelle vie. Pour un jeune couple, la colonie Ă©tait une sorte dâeldorado oĂč il ferait bon fonder confortablement une famille loin des cendres dâune Belgique Ă©puisĂ©e.
Mes parents avaient choisi le Congo pour fuir un autre mariage arrangĂ© par mes grands-parents maternels â eh oui dĂ©jĂ â et pour ne rien arranger du tout, je baignais dans le ventre de ma mĂšre en attendant de dĂ©barquer Ă LĂ©opoldville1, oĂč il Ă©tait prĂ©vu que je pousse mon premier cri de futur leader.
Jâai dĂ» trouver ça trĂšs chaud de naĂźtre dans un tel climat, ou peut-ĂȘtre pas: 36 degrĂ©s Ă lâombre comme fĆtus, ça ressemblait pas mal Ă lâautomne congolais que je dĂ©couvrais en ce mois de mars 1953. Aussi humide, aussi chaud, aussi collant.
Les premiĂšres annĂ©es de cette vie de fils de colons sont dans ma mĂ©moire comme une succession de petites photos jaunies aux bordures dentelĂ©es plus ou moins naturelles, plus ou moins nettes. Et si ces images ont rĂ©ussi Ă traverser les annĂ©es avec assez dâinsistance, câest sans doute pour mâaider aujourdâhui Ă revivre ces premiers pas qui ont construit ce que je suis devenu: une grande gueule.
Ă lâĂ©poque, la vie des colons Ă©tait bien confortable. Et pourtant, mes parents nâĂ©taient ni planteurs, ni exploitants de mines, ni propriĂ©taires dâune quelconque entreprise dâimport-export. Ils Ă©taient juste de petits employĂ©s. Papa vendait des camions GMC dans une concession, il avait toujours aimĂ© les camions. Maman Ă©tait secrĂ©taire Ă lâambassade amĂ©ricaine, une annĂ©e Ă Cambridge et une bonne dose de stĂ©no lui avaient suffi pour dĂ©crocher le boulot. CâĂ©tait le temps oĂč les messieurs portaient des pantalons Ă pinces et les dames, des robes aux imprimĂ©s Ă fleurs.
Cela dit, leur statut de petits colons ne les empĂȘchait pas dâavoir Ă la maison cinq personnes Ă leur service: un cuisinier qui connaissait lâart de la moambe â dĂ©licieux plat traditionnel qui goĂ»te les Ă©pinards â ou des bananes plantain, un jardinier qui veillait Ă ce que les rats du fleuve Congo ne viennent pas tout ravager, un blanchisseur (eh oui! on lâappelait ainsi) qui sâoccupait de la lessive et du repassage Ă longueur de journĂ©e (les couches Ă lâĂ©poque Ă©taient encore en tissu), un chauffeur et⊠ma Mama.
Nourrice adorable, Mama, cette sorte dâinfirmiĂšre toute de blanc vĂȘtue, accompagnait mon quotidien, que ce soit pour mes courses en jeep Ă pĂ©dales autour de la maison, mes incessantes visites au zoo de la ville ou ma dĂ©couverte des albums de Tintin avec leur lĂ©gendaire dos de tissu rouge.
Je disais «ma» Mama parce que oui, elle mâappartenait: câest moi qui dĂ©cidais, câest moi qui voulais aller ici ou lĂ et «ma» Mama devait sâarranger pour que cela se fasse en toute sĂ©curitĂ©. Ainsi, je serais un enfant heureux et⊠mes parents auraient la paix. DrĂŽle dâapprentissage quâĂȘtre fils de colons en ces annĂ©es 50.
En fait, colon, câĂ©tait dĂ©jĂ ĂȘtre chef, peu importe lâĂąge, le sexe. Pourvu que ma peau soit blanche, jâavais le droit de commander, le pouvoir de rĂąler et presque la lĂ©gitimitĂ© de punir. Du haut de mes trois ans, jâavais dĂ©jĂ le droit de menacer, sinon de dĂ©noncer.
Quâen ai-je fait en ces temps lointains? En ai-je tant abusĂ©? Ai-je fait souffrir ma bien-aimĂ©e Mama? La mĂ©moire est traĂźtresse et, plus dâun demi-siĂšcle plus tard, je ne peux rĂ©pondre avec prĂ©cision.
Ce qui est certain, câest que ce pouvoir de graine de colon, je lâai absorbĂ© Ă mon insu, comme une perverse infusion, un doux poison que jâappellerais aujourdâhui, avec le recul, lâarrogance des nantis.
On sous-estime souvent lâinfluence de nos premiers pas dans le monde des adultes: il est Ă©vident que les boss ne sont pas tous nĂ©s au temps de Tintin au Congo. Vivre au milieu de ce rapport de force permanent a instillĂ© un sentiment de domination dans ma petite tĂȘte de gamin rouquin en culotte courte Ă bretelles.
Avoir en permanence autour de moi des adultes Ă mon service alors que je savais Ă peine marcher et encore moins parler avait quelque chose de totalement malsain. Le monde de lâĂ©poque ne mettait aucunement en doute cette situation, et moi je grandissais dans cette piĂšce de thĂ©Ăątre oĂč les rĂŽles Ă©taient clairement distribuĂ©s sans aucun mĂ©rite: le Blanc commande, le Noir obĂ©it. Quel que soit son Ăąge.
Ătais-je un sale gamin? Peut-ĂȘtre, sans doute mĂȘme. CâĂ©tait clair que jâapprenais Ă commander sans avoir aucune compĂ©tence.
La petite graine de «chef» avait trouvé son terreau, sa lumiÚre.
La vie ne tarderait pas à me donner un bel exemple de légitimité pour justifier sa croissance.
En 1956, les «petits» colons que nous Ă©tions ne manquaient de rien, dâautant plus que ces cinq personnes Ă notre service Ă©taient lĂ pour nous, pour lâĂ©ternitĂ©, et que, grĂące Ă nous â croyions-nous â, elles vivaient une vie plutĂŽt privilĂ©giĂ©e. Elles avaient un travail, un lit, un accĂšs Ă des mĂ©dicaments⊠tout, quoi.
Aveugles nous Ă©tions. LâannĂ©e 1960 et ses indĂ©pendances arrivaient Ă grands pas et nous, les petits chefs blancs, nous ne voyions rien⊠ou pas grand-chose, aveuglĂ©s que nous Ă©tions par notre soi-disant supĂ©rioritĂ©.
AveuglĂ©s aussi au point de ne pas Ă©couter certains personnages politiques congolais, comme Patrice Lumumba, Joseph Kasavubu ou MoĂŻse Tshombe qui avaient pourtant commencĂ© Ă manifester clairement leur volontĂ© de mettre fin Ă cette colonisation â proche de lâapartheid Ă pas mal dâĂ©gards â pour bĂątir un pays indĂ©pendant.
Mais câest lĂ une autre histoireâŠ
Les colons vivaient donc dans la soie, les blanches cotonnades toujours bien repassĂ©es, les chemises aux plis parfaits, les chambres sans moustiques, sourds que nous Ă©tions aux tremblements de lâHistoire en marche, nourris par la conviction que cette vie Ă©tait lĂ pour rester et quâavoir du personnel taillable et corvĂ©able faisait partie de lâordre Ă©ternel des choses.
Ă cette Ă©poque, lâordre des choses câĂ©tait entre autres avoir tout ce personnel 24 heures sur 24. Ces boys â comme on les appelait naturellement â logeaient tous Ă la maison, ou plus exactement dans une annexe de la maison.
Pour certains dâentre eux â pas pour ma Mama qui vivait Ă demeure et qui ne rentrait que trĂšs rarement chez elle â, cela voulait dire quâils quittaient le temps dâun week-end pour rentrer dans leur famille, dĂ©poser leur salaire de la semaine dans la petite boĂźte du mĂ©nage, voir leurs enfants grandir quelques heures, redĂ©couvrir leur femme le temps dâune nuit, se poser une petite journĂ©e dans leur quartier avant de revenir chez nous le dimanche aprĂšs-midi pour redĂ©marrer une autre semaine au service de la famille Beauduin.
Ainsi, chaque samedi midi, mon pĂšre attendait nos boys sur le pas de la terrasse pour leur donner leur semaine et leur rappeler de bien revenir le lendemain.
Ce petit manĂšge, que ne lâai-je vu, revu: papa, en chemise Ă manches courtes, distribuant les enveloppes et donnant une paternaliste tape dans le dos de ces hommes qui sâen allaient qui Ă pied, qui Ă vĂ©lo pour une pause de quelques heures loin des ordres, loin de la peur de mal faire, loin des menaces, loin du pouvoir blanc.
Parfois, mon pĂšre ne pouvait sâempĂȘcher de revenir sur un manquement dans la semaine Ă©coulĂ©e pour justifier une correction de salaire.
Ătait-il si dur? Pas plus que le monde qui lâentourait, hĂ©las.
Il Ă©tait Blanc, plus riche. Donc chef.
Il avait le pouvoir naturellement. Il commandait. Il jugeait. Il décidait.
Ăcouter? Vouloir comprendre? Pourquoi? La compassion? Pour quoi faire?
Papa avait juste raison: son monde de 1956 ressemblait encore tellement Ă celui du XIXe siĂšcle oĂč le patron de lâusine traitait ses ouvriers avec hauteur, sinon mĂ©pris. Loin de toute Ă©coute, de toute considĂ©ration, parce quâil Ă©tait le patron, point!
Les Blancs des colonies nâavaient rien Ă prouver pour commander: mon pĂšre nâĂ©tait pas diffĂ©rent des autres, il Ă©tait plutĂŽt enjouĂ© sinon comique avec nous, ses enfants, et moi je baignais dans cette confortable idĂ©e que cette posture de «chef» avec les boys, ma foi, Ă©tait naturelle.
Et puisque jâĂ©tais son fils, jâĂ©tais sans doute un chef en devenir.
Ă lâinstar de ces monarques de droit divin, nous, les enfants de colons, grandissions avec le pouvoir comme cadeau du sang, cadeau de la peau.
Et puis il y eut ce samedi, je devais avoir quatre ou cinq ans et je ne sais pourquoi, jâĂ©tais seul ce jour-lĂ sur la terrasse avec mon pĂšre au moment des traditionnelles remises dâenveloppes salariales. Ma mĂšre devait courir la ville avec mes jumeaux de frĂšre et sĆur.
Ă quelques occasions prĂ©cĂ©demment, mon pĂšre avait demandĂ© aux boys â qui Ă©taient sur leur dĂ©part â de vider de maniĂšre impromptue leurs poches ou leur sac sur la table. Je nâavais jamais vraiment compris lâidĂ©e que mon pĂšre avait alors en tĂȘte et je regardais souvent ce manĂšge avec le sourire: de fait, souvent, les quelques objets dĂ©couverts Ă ces occasions Ă©taient pour moi plutĂŽt incongrus, et je nây voyais lĂ que curiositĂ© capricieuse et abusive de la part du paternel.
Ce midi-lĂ , le dĂ©ballage surprise exigĂ© tourna au drame: dâune main tremblante, le jardinier sortit de sa poche de pantalon quelques mouchoirs en tissu de mon pĂšre brodĂ©s des initiales L. B.
Froidement, mon pĂšre prit notre jardinier par le bras et, en le secouant, lui intima lâordre de le suivre au commissariat de police. Les mots valsaient, tous plus durs et avilissants les uns que les autres, jâĂ©tais effrayĂ© devant autant de violence, de colĂšre. En mĂȘme temps, que faisaient ces foutus mouchoirs marquĂ©s de la sacrĂ©e broderie L. B. dans la poche du boy?
Ă mes yeux, papa devait avoir raison: il y avait vol. Mais il ne sâarrĂȘtait pas lĂ , il sâemportait en insinuant dâautres hypothĂ©tiques larcins, dâautres traĂźtrises.
Et jâassistais lĂ Ă la destruction en rĂšgle dâun homme pour une bĂȘtise sans doute.
Une faute fatale pour mon pĂšre certainement.
Ne pouvant rester seul pendant que mon pĂšre conduisait «son coupable» au poste de police, je montai dans lâauto, Ă©crasĂ© sur la banquette arriĂšre par les vocifĂ©rations dâun pĂšre bien rĂ©solu Ă faire payer chĂšrement ces quelques mouchoirs dĂ©robĂ©s Ă un patron blanc. Au commissariat, nous avons attendu un bon petit moment lâarrivĂ©e dâun policier qui viendrait prendre la dĂ©position.
Je voyais notre «voleur» pleurer, assis misĂ©rablement sur ce banc dans ce corridor miteux, je le fixais, occupĂ© quâil Ă©tait Ă se tordre nerveusement les mains, implorer mon pĂšre de le pardonner, promettre des semaines de travail gratuit.
Et mon pÚre, debout devant lui, sûr de son bon droit, reprenait tout doucement son calme. Ce calme des hommes qui ont le pouvoir de juger, condamner.
JâĂ©tais lĂ devant ces deux hommes, spectateur innocent, bien peu troublĂ©, presque dĂ©tachĂ© devant cette confrontation de douleur extrĂȘme dâun cĂŽtĂ©, de cette assurance posĂ©e de lâautre.
Deux hommes: lâun qui sâeffondrait, anticipait sans doute une peine de prison, sinon pire: la honte devant les siens; lâautre qui voulait en finir, qui avait assez perdu de son prĂ©cieux temps, qui avait rĂ©cupĂ©rĂ© ses mouchoirs.
Je vivais lĂ une premiĂšre histoire dĂ©terminante: Ă travers la saga des mouchoirs, je dĂ©couvrais que le pouvoir est glacial, il ne sâencombre pas dâĂ©motions, il se construit sur le droit dâavoir la force de son cĂŽtĂ©.
Cet homme, notre jardinier qui avait travaillĂ© tant dâannĂ©es pour nous, Ă©tait lĂ , abattu sur ce banc. Lui qui avait arrosĂ© nos fleurs, chassĂ© quelques dangereux serpents, il nâĂ©tait soudain plus quâun coupable, un homme rejetĂ© sans appel. Lui qui avait toujours tout fait pour que nous, les petits enfants de chefs blancs, puissions jouer en toute quiĂ©tude dans le jardin, cet homme voyait sa vie sâĂ©crouler pour quelques mouchoirs dĂ©robĂ©s.
En ces temps...