CHAPITRE 1
Jazz libre et free jazz
Eric Fillion
Du 21 au 27 avril 1975, Montréal est le site d’importants débats publics sur les cultures marginales. Cette semaine de la contre-culture rassemble des intervenants venus de partout dans le monde pour participer à des ateliers et assister à des performances de poésie et de musique. Le Jazz libre, un groupe de free jazz qui connaît ses heures de gloire aux côtés de Robert Charlebois, prend part au concert de clôture qui a lieu au Palais du commerce. La revue Mainmise, organe principal des tenants de la contre-culture au Québec, n’a jusqu’à ce moment accordé qu’une attention négligeable à ce collectif de musiciens. Yves Robillard et ses collègues de Québec underground avaient pourtant déjà insisté sur la portée des contributions du Jazz libre. De l’Association espagnole à L’Amorce en passant par la Colonie artistique de Val-David et la commune Petit Québec libre, ce groupe manifeste depuis 1967 son opposition à l’establishment. À l’instar du rock américain, le free jazz d’Yves Charbonneau et de ses acolytes sert de moteur à la contre-culture d’ici. La présence du Jazz libre sur la scène du Palais du commerce permet en quelque sorte d’éliminer tout soupçon en ce qui a trait à la pertinence de ce collectif sans égal au Québec à cette époque.
Plutôt que de clore les débats, la rencontre en sol québécois du free jazz et de la contre-culture soulève de nombreuses questions concernant la place qu’occupe cette musique dans les élans d’opposition politico-culturelle qui traversent les décennies 1960 et 1970 aux États-Unis, au Québec et ailleurs dans le monde. Quel est l’apport du free jazz à ces mouvements de résistance au pouvoir? De quelle manière s’inscrit-il dans la contre-culture? Comment mesurer l’importance de ces sites où se côtoient musiciens de jazz, gauchistes et hippies?
Apparu à la fin des années 1950, le free jazz ne laisse personne indifférent. New thing, experimental jazz et anti-jazz sont quelques-uns des termes employés pour décrire cette musique qui émane en grande partie des quartiers afro-américains du nord-est des États-Unis. Ses ambassadeurs – Ornette Coleman, Albert Ayler et Archie Shepp, pour ne nommer que ceux-là – rejettent toute convention stylistique afin d’expérimenter librement avec la forme, l’instrumentation et les sons. Ils déploient un langage musical novateur fondé sur des improvisations collectives à l’intérieur desquelles tous, incluant les membres de la section rythmique, parviennent à s’affranchir. Ayant éliminé la dictature du tempo et celle de la progression harmonique, ces musiciens établissent de nouveaux rapports avec leur public, faisant fi des attentes des critiques et de celles de l’industrie du divertissement.
Née au tournant des années 1960, cette nouvelle forme de jazz apparaît de prime abord comme le symbole sonore du Mouvement des droits civiques aux États-Unis. L’écrivain LeRoi Jones contribue à cette lecture du free jazz en soulignant qu’il est représentatif d’une radicalisation de la diaspora africaine au États-Unis. Frank Kofsky, Jean-Louis Comolli et Philippe Carles poursuivent cette analyse et soutiennent que la posture combative de ces musiciens de jazz ne peut être dissociée du nationalisme noir ou du contexte global des luttes de décolonisation. Leurs écrits suscitent de vives réactions chez les critiques et les théoriciens qui souhaitent analyser cette «pratique de l’art militant» en termes strictement musicaux. Cette polarisation des débats rend difficile toute tentative pour situer le free jazz vis-à-vis de la contre-culture.
Theodore Roszak, auteur du livre phare The Making of a Counter Culture, ne fait guère mieux en ce qui concerne la possibilité de rattacher cette musique aux cultures marginales qui transforment l’Amérique à partir des années 1960. Partant d’un intérêt marqué pour la révolte hippie et celle de la Nouvelle gauche, il s’empresse de délimiter ces foyers de résistance et d’utopie qui donnent forme à la contre-culture. Il néglige cependant d’inclure la jeunesse militante afro-américaine dans son schéma, et ce, même si elle partage les préoccupations des groupes ci-dessus: rejet des normes sociales aliénantes de l’après-guerre, opposition à la société capitaliste, dénonciation du technocratisme et refus d’être complice des violences perpétrées en sol américain et ailleurs. De nombreux ouvrages publiés depuis nuancent ce portrait, mais ils ne nous éclairent pas davantage sur la place occupée par le free jazz dans la production culturelle de cette période. Le rock – Big Brother and the Holding Company, Jefferson Airplane et The Doors, entre autres – occupe toujours à lui seul tout l’espace sonore de la contre-culture.
Il existe pourtant de nombreux points de rencontre entre ces deux pratiques musicales, comme l’illustre le cas de la France. Durant les années 1960, Sunny Murray, Alan Silva, Noah Howard, le Art Ensemble of Chicago et plusieurs autres musiciens de jazz afro-américains s’exilent à Paris. Certains d’entre eux se trouvent mêlés aux événements de Mai 68. D’autres fréquentent des piliers du jazz expérimental français et des représentants de l’avant-garde culturelle parisienne. Ils montent aussi sur la scène du Festival d’Amougies auquel participent Pink Floyd, Frank Zappa et Captain Beefheart. Ces musiciens en exil occupent des lieux rattachés à la contre-culture – le Lucernaire et l’American Center – et ils bénéficient d’une visibilité considérable dans des revues souterraines telles qu’Actuel. «Le free jazz a donc aussi fricoté avec la contre-culture underground américaine», note pertinemment Jedediah Sklower. Il ajoute: «Une étude plus approfondie de ces liens serait nécessaire pour voir comment toute une contre-culture naît en ces années, et comment le free jazz s’y rattache et s’en nourrit.»
Les pages qui suivent établissent cette filiation entre free jazz et contre-culture au Québec, et ce, à partir d’une analyse des discours et des pratiques du Jazz libre entre 1967 et 1975. Le présent travail s’inspire donc de l’aventure contre-culturelle de ce collectif afin de démontrer que le free jazz participe, au même titre que le rock, à l’articulation et au déploiement de «l’Alternative», ce mode d’existence qui s’érige contre les dogmes – économiques, religieux, politiques et scientifiques – des sociétés modernes occidentales. Il est vrai que le free jazz au Q...